La linguistique, la sémantique et la
sémiotique sont d'utiles apports de la science récente.
Elles sont de précieux outils pour sortir des dualismes dans lesquels les
pensées philosophiques et scientifiques s'enfermaient avant elles. Elles
permettent de relativiser et de recontextualiser les dialectiques
associées à ces dualismes.

Réductions initiales

Roger Nifle: <<On verra comment différentes dialectiques participent à
la structure trialectique, sujet-objet-projet et comment, isolées, elles
sombrent dans ces dualismes mutilants.>>
Partir des dialectiques pour construire une trialectique est
certainement le meilleur moyen d'aller du plus simple (spontané) vers le
plus complexe (surprenant). Alors que poser, d'emblée,
une trinité aurait un coté transcendental, une sorte de "Deus ex machina".
Surtout que, un jour ou l'autre, sa capacité exploratoire s'épuisant, il
faudra dépasser la trialectique.
La ternarité est une méthode qui dépasse la dualité. Elle est un outil
plus puissant pour ceux qui ont épuisé la valeur exploratoire du
précèdent. Elle n'est pas une croyance, encore moins un dogme.
Roger Nifle: <<C'est le drame d'une époque qui a abusé des
réductionismes sans s'apercevoir de quelles amputations humaines ils
étaient la source.>>
La multiplication des réductionnistes correspond à un fonctionnement
moyenâgeux (corporatif) de l'Université qui, avec ses systèmes de
reconnaissance interne et de gestion de carrière, pousse chaque discipline
à se développer en champ clos, avec son objet et sa méthode. Cette
division du travail n'est pas sans intérêt (spécialisation,
approfondissement). Mais elle doit être dépassée par chaque individu, qui
doit rester capable de faire des liens, des apports et des emprunts.
Depuis Gutenberg, la linéarité et la clôture du livre
permettaient/renforçaient cette tendance. Depuis le web, l'ouverture et le
foisonnement du document hypertexte permettent de la dépasser.
Roger Nifle: <<Un parmi d'autres, l'économie réduisant l'homme à un
"agent rationnel", l'entraîne à identifier tout comportement au fruit d'un
calcul.>>
Le marché représente une ouverture par rapport aux communautés rurales
villageoises, mais il est très faible pour la transmission des
informations sur les besoins. Voir l'origine de cette
représentation classique de l'homo economicus, et sa critique, dans
MAUSS, le Don.
Roger Nifle: <<L'homme devenu calculateur est aveugle à toutes les
dimensions qui justifient son existence et la frénésie calculatrice
devenue pensée unique et seule règle de légitimité juridico-politique
produit de l'exclusion...>>
Ce n'est pas tant l'homme individuel qui est aveugle que le marché qui
est muet sur les besoins et exclusif par définition. Le modèle du
marché comme modèle d'exclusion est montré dans la
théorie classique du chômage.

Trois dimensions de la réalité

Roger Nifle: <<Trois dimensions de la réalité, de l'expérience
humaine... sont repérées par les termes sujet-objet-projet. Il y a une
articulation entre ces trois vecteurs. La trialectique n'est pas
symétrique ce qui en fait la source de l'infini diversité de notre monde
et de la possible différence entre les hommes et les peuples.>>
Alors que la dialectique est symétrique et, en partie close, quoique
sans fin, la trialectique permet des ouvertures. "Trois", ce n'est pas du
tout comme "Deux mais avec Un en plus". Quelle que soit son inspiration
(religieuse, idéaliste, matérialiste, pragmatique) la ternarité a des
grandes propriétés de richesse, d'ouverture et de diversité.
Un modèle ternaire permet de mettre en évidence des cohérences qui nous
échappaient auparavant. Mais cette cohérence est produite par le modèle
ternaire. La cohérence, si elle permet d'échapper à l'absurdité ou au
désespoir, ne doit pas être une écriture close, un dogme
ou un enfermement.
Roger Nifle: <<Le vecteur "projet" est le produit (vectoriel) des
vecteurs "sujet" et "objet". C'est donc une "résultante" et, on le verra,
c'est le vecteur qui supporte la dimension rationnelle de la réalité.>>
Que le troisième terme soit le produit des deux premier fait découler
la ternarité d'une dualité sémantique première et incontournable, les
oppositions paradigmatiques. Cela lui évite de tomber du
ciel. D'où l'immanence du sujet, de l'objet et du projet.
Roger Nifle: <<D'ores et déjà on peut en déduire que la rationalité
n'est pas une cause mais l'ordre (second) d'un déploiement et qu'elle
n'est que l'une des dimensions de la réalité celle justement qui nous la
présente ordonnée, développée, reliée, engagée dans l'espace et dans le
temps, un temps d'ailleurs irréversible.>>
Cela évite de tomber dans le rationalisme (tout ce qui
est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel). Que l'homme
s'efforce de se rendre les choses intelligibles, en retrouvant un
mouvement qu'il peut comprendre et que semblent permettre des simulations,
ne doit pas l'amener à supposer (pour imposer) un plan préétabli (Dieu,
Histoire). C'est toute la différence entre une méthode (dualité, ternarité,
structures, systèmes) et un dogmatisme (dualisme, trialisme,
structuralisme, systémisme).
La rationalité est un enchaînement que nous construisons nous-même,
pour comprendre, nous rendre familier, nous représenter, intérioriser,
nous approprier un mécanisme complexe. Il devient moins mystérieux, moins
effrayant, quand nous le comparons à quelque chose que nous sommes
capables de reproduire (en paroles, en pâte à modeler ou par des modèles
de simulation).
Construire une rationalité, pour nous, (a posteriori) ne nous oblige
nullement à la supposer (a priori) dans un plan divin (religions) ou dans
une fatalité (le fatum de la tragédie grecque, l'histoire marxiste, les
cycles hindouistes).

Sujet, Objet, Projet

Les trois composantes de la trialectique.

Le sujet

Roger Nifle: <<Le vecteur sujet
Il est déterminé par l'expérience du Sens (en l'homme) réalisé en tant
qu'intention. L'intention peut prendre mille visages: désir, motivation,
propension, volonté, aspiration, direction, orientation, disposition,
détermination, force intérieure, etc... C'est elle qui nous pose comme
sujet, c'est-à-dire à la fois: porteur d'intention, être de Sens (le coeur
du sujet), auteur de réalisations (conscience, action, etc...).>>
Le désir ou toute autre motivation donne conscience d'exister.
"Souffrir, c'est encore jouir de soi" écrivait Marx dans les Manuscrits de
1844.
Roger Nifle: <<Nous en avons l'exercice dans l'intuition qui nous fait
pénétrer comme à l'intérieur de la réalité par le biais d'une sorte
d'intériorité de nous-même.>>
Plaisir, souffrance et toutes les sensations intermédiaires sont des
outils de la connaissance individuelle (mémorisation de l'affect
et traitement de la représentation disait Freud). D'où l'intuition.
L'émotion est aussi un grand levier pédagogique pour provoquer une
réaction devant un fait (curiosité), un texte (la poétique), un tableau
(l'esthétique).
Par contre, ils ne sont pas du tout les meilleurs outils pour
transmettre objectivement ces connaissances sous la forme
d'informations.
Roger Nifle: <<Évidemment, l'assimilation subjectivité et arbitraire ne
relève que d'une position subjective qui s'ignore.>>
C'est la science qui refuse la subjectivité (des instances)
pour produire une objectivité réductrice (des classes
assimilées à leur objet générique). Or, aucune connaissance scientifique
ne serait possible sans la subjectivité et donc la motivation des
chercheurs. Pour la science, nier ce qui est son moteur a quelque chose de
suspect. La science cherche à nier sa propre subjectivité, les motivations
de son propre projet (rendre le monde intelligible, lui donner un sens)
pour mieux poser son résultat (le sens produit) comme un préexistant (un
sens déjà-là). Cela se comprend dans son conflit avec son vieil
adversaire: la religion. Mais cette dénégation commune (de leur
subjectivité) les disqualifie toutes les deux.
Roger Nifle: <<La reconnaître au contraire permet d'en discerner la
présence spécifique en toute chose, d'appréhender notre responsabilité en
la matière et d'assumer les déterminations qui conviennent dans nos
actions.>>
Dans le cas de la science, c'est se reconnaître comme un projet de
construction d'intelligibilité, au lieu de se camoufler derrière la
prétendue découverte d'une rationalité préexistante (rationalisme).
C'est alors reconnaître ses principes initiaux (conservation de l'énergie,
évolution biologique, etc) comme des axiomes et non pas
comme des vérités établies ou révélées.
Idem pour la religion.
Idem pour les droits de l'homme.

L'objet

Roger Nifle: <<Le vecteur objet
...La composante objet marque la dimension d'altérité dans toute chose
en tant qu'elle se distingue par séparation de son contexte...
L'objectivation nous fait distinguer, séparer, multiplier les composantes,
les acteurs et les facteurs, tout en nous séparant objectivement des
choses et des autres.>>
Si le sujet est le centre de son propre monde (réalité
apparente, pour lui), les objets qui lui résistent l'obligent à
les reconnaître dans leur altérité. Tant qu'une chose se comporte
exactement comme l'image mentale que nous en avons, nous
finissons par oublier son existence objective, par perdre le sentiment de
son altérité.
Exemple 1: Mes chaussures font partie de moi jusqu'à ce que leurs
lacets ne cassent. Mes jambes font partie de ma nage jusqu'à la crampe qui
me bloque. Le paysage fait partie de mon plaisir jusqu'à ce que gronde le
tonnerre.
Exemple 2: La grande surprise des relations "à distance" vient de ce
que nous nous sommes habitués à un certain type d'interactions avec nos
interlocuteurs "présents". Nous finissons par confondre nos interlocuteurs
habituels avec les modèles mentaux que nous en avons.
Cela vient de ce que nos modèles mentaux et le comportement de nos
interlocuteurs sont (les uns et les autres) très bien adaptés avec les
normes de la discussion en face-à-face. Nous prenons le virtuel (nos
modèles mentaux) pour le réel (l'interlocuteur) parce que le rituel, les
règles coutumières (politesse, conversation, mondanités, conformismes
professionnels, familiaux, urbains) nous ont amenés à agir comme les
normes classiques de comportement le prévoient. C'est certainement une
fonction intégratrice et réductrice du rituel que de d'assimiler le réel
et le virtuel.
C'est lorsque nous nous trouvons dans une autre situation de socialité
(relation à distance sur internet), qui nous parait nouvelle et pour
laquelle nous n'avons pas encore inventé ni intériorisé de règles de
comportement, que nous re-découvrons l'altérité de nos interlocuteurs.
Alors, sur la comparaison de deux types d'interactions
(présence/distance), nous projetons l'opposition paradigmatique
"réel"/"virtuel". Nous disons que les interaction "en présence" sont
"réelles" et que les interactions "à distance" sont "virtuelles". C'est
alors, maintenant, que nous avons la sensation de nous adresser à un
interlocuteur virtuel. Or, cela n'est pas nouveau. Cela a toujours été le
cas. Et cela le sera toujours.
L'intérêt de cette situation nouvelle, ce n'est pas qu'elle soit plus
"réelle" ou plus "virtuelle" que la précédente ou que les autres. Le
dialogue à distance nous
oblige à réinventer de nouvelles règles de comportement. Il nous surprend.
Mais comme le ferait un caillou sur le chemin que nous arpentons sans trop
le regarder. Comme le ferait une peau de banane sur le sol de notre
cuisine. Il actualise d'autres virtualités qui sommeillaient en chacun
d'entre nous. D'où l'intérêt de multiplier les modes d'interaction, pour
actualiser plus de virtualités et re-découvrir d'autres altérités.
Car, d'une certaine manière, tous les modèles mentaux que nous avons de
nos multiples interlocuteurs font tellement partie de nous qu'ils
constituent notre subjectivité. Comme le disait Jacques Lacan, le moi
n'est jamais qu'un "bric-à-brac d'identifications". Ce que "je" dit est
une résultante de ce que disaient tous les interlocuteurs dont l'altérité
m'a obligé à leur porter une attention particulière.
Par contre, que l'un de nos interlocuteurs change son comportement, ne
réagisse plus comme il le faisait et donc comme le fait son modèle mental
dans notre tête, et c'est l'événement:
Roger Nifle: <<La dimension projective de toute réalité en ordonne les
objets selon la logique du sujet (l'intention). Cet ordre est à proprement
parler rationnel en cela que les parties se rapportent au tout dans un
rapport, un ratio qui réalise la réalité dans son historicité et dans sa
topologie relative aux autres réalités.>>
Le projet devient un nouveau point de vue, comme un nouveau sujet, un
sujet en plus, pour lequel les sujets et objets précédents deviennent des
objets, évalués objectivement, rationnellement, en fonction du projet.
Pourtant le projet n'existe que par le(s) sujet(s) qui le projette(nt) ou
le fonde(nt).
Grave danger du holisme (partir du tout, faire du tout
une personne, un Sujet transcendant) qui ferait du projet le seul sujet.
C'est la source de tous les totalitarismes. Il n'y a pas
de société sans projet de société de la part de ses membres. La société
est leur produit, souvent routinier, pas toujours inventif, mais bien
réel. Ils ne sont pas des "membres" exécutant une pensée, un projet de la
société. Curieusement, tous les réductionismes en viennent à supposer un
holisme, une loi de reproduction automatique de la société.
<http://rad2000.free.fr/glosdl02.htm>
Or, la démarche est toujours la même: masquer son propre projet
d'intelligibilité. Faire passer un pari de "comprendre un jour" pour
quelque chose de déjà révélé (religion) ou de déjà prouvé (loi
scientifique) alors qu'il ne s'agit que d'axiomes pour un
projet et de conjectures à explorer. Axiomes qui ne
s'imposent qu'à ceux qui décident de les tester et sous réserve
d'inventaire ultérieur. Conjectures en quête de réfutation.
Roger Nifle: <<La notion de projet a plusieurs contenus qui sont ici
rassemblés dans cette dimension de toute chose: projection d'un sujet
intentionnel à propos d'objets inscrits dans un contexte qui s'en trouvent
arrangés dans un ordre de marche.>>
Seules les intentions des partenaires font du projet un sujet doté
d'une intention. Cette intention n'est pas plus imaginaire que celle des
sujets initiaux. Elle n'est pas moins fluctuante non plus. Mais elle ne
peut les remplacer. Elle n'existe souvent que par des prophéties
auto-réalisatrices, des déclarations d'intention parfois ritualisées.
Roger Nifle: <<Si le projectif se traduit selon la rationalité que la
raison appréhende par projection, le rationalisme fait indûment de cette
rationalité la cause de la réalité.>>
La raison supposée du projet imaginaire devient cause des sujets qui
l'ont élaboré. Les dieux, inventés par les hommes deviennent la cause du
monde et des hommes. La société difficilement construite par les hommes
devient le conditionnement de leurs pensées et attitudes. L'entreprise,
lieu de leur rencontre productive, devient l'agent de leur exclusion au
nom des lois du marché.
Roger Nifle: <<La trialectique, sujet, objet, projet, montre que la
raison est seconde et non première. Elle est coextensive avec la réalité
selon la dimension projective et en cela elle exprime le Sens dont elle
est alors témoin.>>
Admettre des lois rationnelles comme première cause, c'est choisir
volontairement la servitude (La Boétie: De la servitude volontaire).

La trialectique

Roger Nifle: <<L'articulation des trois dimensions est importante et
l'on doit considérer que la réalité rationnelle telle qu'une certaine
appréhension nous la montre est une dimension projective qui résulte de la
conjugaison d'une intentionalité subjective appliquée à des conditions
objectives.>>
Voila l'utilité première de la trialectique, sujet, objet, projet. En
chaque chose, chaque situation, chaque problème, chaque réalité les trois
dimensions articulées ainsi l'expliquent et la structurent.
Toute connaissance suppose intention subjective, conditions objectives
et en final réalisation projective (rationnelle).
Roger Nifle: <<C'est sur la variation du vecteur intention que se
différencient les processus épistémologiques, c'est-à-dire en fonction du
Sens: position et posture de l'Instance humaine, fondant postulats et
paradigmes.>>
Je suppose que la variation du vecteur intention est l'actualisation de
telle ou telle de ses valeurs possibles: <désir, motivation, propension,
volonté, aspiration, direction, orientation, disposition, détermination,
force intérieure, etc...>
Roger Nifle: <<Toute action suppose intention,
conditions et enfin réalisation qui en est la résultante. On appliquera
cela aux entreprises humaines pour mieux comprendre et agir. Mais c'est
bien toute réalité qui en ressortit.>>
Cette définition de l'action est aux antipodes de l'activisme
définit par Michel Crozier. Contrairement à l'activité spontanée
du niveau sensori-moteur, cette action raisonnée exige le
passage par les opérations logiques de la pensée.

Les réductions dialectiques et monistes
Toutes sont produites par l'occultation d'un ou de deux termes de la
trialectique. Elles sont donc des pensées primitives traduisant un
développement insuffisant de la pensée ou une régression imposée par le
conformisme d'institutions statiques.

Les réductions dialectiques

Roger Nifle: <<1) La dialectique sujet-objet
La pensée bouddhique nous invite à considérer les deux dimensions
sujet-objet et un troisième terme qui est leur relation. Dans des courants
qui s'y retrouvent, le thème de la relation prend une grande place avec
différents contenus, l'entre-deux, l'amour mais aussi ces thèses qui font
de ce qui circule "entre" la substance de toute réalité.>>
Dans ces réductions, il s'agit d'une vision de la fusion ou de
l'affrontement. Faute de projet, le sujet et l'objet se dissolvent dans
leur relation. Dans l'animisme et dans la pensée magique, sujet et objet
ne sont pas vraiment distincts. Le sens pourrait-il
exister sans la différence? Le sens et la différence
s'acquièrent par un processus de différenciation
progressive, du sujet et de l'objet, du processus et du résultat, du but
et des moyens, du fond et de la forme, de la scène et du paysage, du texte
et du contexte, du mot et de la chose, du signifiant et du signifié. Sur
un fond de ressemblance, des traits distinctifs
émergent, renforcés par le processus d'imitation, pour
aboutir à des différences reconnues permettant l'élaboration d'une
signification.
Roger Nifle: <<Or s'il est pertinent de reconnaître que le champ de la
relation est bien celui de la conjugaison des dimensions sujet-objet, leur
dialectique dans ce seul champ est réductrice. Elle conduit par exemple à
surinvestir cette relation sous le mode affectif, passionnel, é-motionnel
et on pourrait dire que l'état d'âme (une âme affective en l'occurrence)
est le seul régulateur.>>
Cette relation est la relation primitive, duelle, de la mère et de
l'enfant. La relation pré-oedipienne au sens de Freud. Le lieu de toutes
les passions non médiatisées, ni régulées, par un troisième terme.
Roger Nifle: <<Divers archaïsmes s'y nourrissent (intégrismes,
nationalismes mais aussi bien des approches régressives qui justement se
méfient de la raison et de l'avenir, des projets et des changements).>>
Au niveau individuel il s'agit bien d'une régression à la plus
archaïque des relations affectives et aux modes de représentations y
afférents (pensée magico-phénoméniste du niveau
sensori-moteur).
Roger Nifle: Un autre aspect de cette réduction est l'opposition qui en
résulte entre sujet et objet, face-à-face objectivé (objectivation du
sujet) ou face-à-face subjectivé (subjectivation des objets), coupure ou
confusion.>>
A la suite de l'état d'indifférenciation de l'adualisme
initial ou du narcissisme primaire, cette
opposition du sujet et de l'objet est une étape utile. Elle accompagne l'acquisition
du langage et plus généralement de la fonction sémiotique.
Mais cette entrée dans l'ordre du discours est totalement mystifiée. Les
mots ne sont pas vraiment distingués des choses qu'ils désignent. La
querelle des universaux n'étant pas intégrée ni dépassée,
les oppositions paradigmatiques des mots ("haut" s'oppose
à "bas") risquent d'être attribuées aux choses. Seule une réflexion
linguistique ou sémantique permettra de prendre une distance critique à
l'égard de la langue que nous manipulons. On peut alors utiliser les
abstractions comme des outils et non plus comme des baguettes magiques.
Les oppositions qui concernent les abstractions (nominalisme)
n'opposent pas directement les objets qui ont ces abstractions comme
attributs distinctifs. L'opposition n'est donc plus la seule relation
possible. Des modèles plus élaborés deviennent possibles: modèle
de l'artefact, modèle du marché, modèle
du réseau. Il est même possible de combiner les modèles pour
comprendre des configurations particulièrement complexes.
Comme le montre clairement Jean Piaget, les relations affectives d'un
stade du développement de l'enfant ne sont pas sans lien avec les
relations cognitives qu'il est capable d'élaborer et de comprendre. C'est
ce qu'on appelle, avec lui, l'unité du développement cognitif et du
développement affectif dans la formation de la personnalité.
On peut rapprocher les deux mouvements d'objectivation du sujet et de
subjectivation des objets, de deux formes primitives de la pensée que sont
l'animisme et la causalité magico-phénoméniste. Contrairement à l'animisme
qui projette des sujets dans chaque chose, l'enfant du stade
sensori-moteur voit la cause de chaque événement dans son action propre.
"Une telle causalité initiale peut être appelée magico-phénoméniste,
phénoméniste parce que n'importe quoi peut produire n'importe quoi selon
les liaisons antérieures observées, et "magique" parce qu'elle est centrée
sur l'action du sujet sans considération des contacts spatiaux (Piaget)".
La pensée de l'espace structuré est associée à la distinction progressive
des sujets et des objets.
Roger Nifle: <<La trialectique sujet, objet, projet, rappelle que la
conjugaison des deux dimension sujet-objet ne vaut que pour se développer
dans le troisième terme du projet. Ce n'est pas l'état relationnel qui
importe pour lui-même mais comme soubassement d'un développement ordonné.
A toute cette culture de la dialectique sujet-objet, la trialectique
apporte l'ouverture et la justification existentielle.>>
C'est le projet qui fait la séparation entre la survie statique,
conforme, routinière et l'existence créative, problématique, risquée.
Roger Nifle: <<Il en va ainsi pour toutes les relations humaines,
couples, collectivités, et aussi toutes les relations aux choses et au
monde qui ne valent que par ce qui en résulte sur le plan des fruits. En
éliminer le troisième terme c'est perdre l'intelligence de l'histoire
sinon comme éternel recommencement ou à laquelle il faut opposer le combat
de la régression, du retour au passé.>>
Les "sociétés sans histoire" ou les "sociétés froides", au sens de
Claude Levi-Strauss, sont prises dans le mythe de l'âge d'Or ou dans celui
de l'éternel retour (Mircéa Eliade).

Roger Nifle: <<La dialectique objet-projet
Elle est fortement présente dans le monde matériel de l'economie, de
l'industrie, de la technique et plus généralement des scientismes
contemporains.>>
Cette dialectique est la caractéristique de l'activisme.
Le sens est évacué par l'opérationnalité des formules. La
pertinence pourrait-elle exister sans la différence
ni la cohérence?
Roger Nifle: <<La dialectique objet-projet se réalise dans le faire
auquel est réduite l'action, l'entreprendre et la production de toute
chose.>>
C'est le modèle de l'artefact ou de l'appareil. Toute
l'instrumentalité technique est conviée à la réalisation d'un objet.
Réalisation à laquelle se réduit le projet. Sa pertinence ne lui
appartient pas. Elle réside dans la cohérence d'un autre projet en amont.
Cet autre projet est, lui aussi, de type objectal. Par exemple la
recherche du profit pour une société de capitaux. A son tour, ce projet
découle de projets d'enrichissement individuel de milliers d'apporteurs de
capitaux. L'abstraction de ses objectifs monétaires permet leur
association (société de capitaux) sans sujets véritables.
Roger Nifle: <<La réduction objet-projet ramène la réalité à une
dialectique moyens de productions/produits. La symétrie fait du produit un
moyen de production et de celui-ci un produit. On voit bien la machinerie
circulaire qui s'instaure et on devine toute la pression sinon
l'oppression qu'il faut imposer.>>
Un produit industriel est une occasion de bénéfice commercial, moyen de
produire un profit à des capitaux. D'où la circularité. C'est ainsi que,
sans sujet, l'activité économique peut se présenter comme "la production
de marchandises par des marchandises" (Sraffa). Les projets et les objets
ne font que s'enchaîner mutuellement. Un projet est l'objet d'un autre
projet. Sans sujet, la distinction entre les deux est relative. Car on
pourrait aussi bien dire qu'il n'y a pas de projet, faute de sujet qui se
réalise dans le projet. C'est ainsi que l'ensemble des individus qui
constituent une entreprise n'a pas de personnalité juridique, tandis que
les capitaux qui constituent la société (SARL, SA) en ont une. Les sujets
disparaissent.
Roger Nifle: <<Dans la trialectique sujet, objet, projet, le vecteur
sujet impose une radicale différence entre projet et objet, ce qui relève
du but et ce qui relève des conditions. Mais aussi seul le sujet peut
introduire cette différence.>>
Le sujet est bien celui qui fait la distinction, la différence,
d'où émerge le sens. Si l'opérationnalité fait disparaître les sujets,
c'est parce qu'ils n'existent que dans la particularité de leurs projets
individuels. Les seuls projets admissibles sont les projets
d'enrichissement monétaire puisqu'ils peuvent s'additionner et se
soustraire dans l'équivalence générale de la monnaie.
Tous les produits n'existent alors que par/pour leur valeur
d'échange, pure valeur monétaire. Admettre les sujets, ce serait
admettre la différence de leurs projets individuels. Les produits
deviennent alors des valeurs d'usage, des moyens concrets
dans des projets particuliers. La différence du but et des conditions est
aussi la différence entre les sujets, entre leurs intentions
particulières.
Roger Nifle: <<Alors le factuel apparaît comme la matérialisation de
l'intention, sa concrétisation diraient certains.>>
C'est bien ce que nous voyons apparaître dans les projets en
partenariat. A coté du client (service achat) et du fournisseur
(marketing ou service commercial) qui discutent sur la valeur d'échange,
le concepteur et l'utilisateur final discutent de la valeur d'usage. Ils
conçoivent simultanément le
produit, le process et l'usage.
Roger Nifle: <<Dans le monde mécaniste qui est le notre la trialectique
remet l'homme au centre de la réalité et non pas en face ou confondue avec
elle. Il n'y a pas de réalité sans Sens et donc sans intention,
fusse-t-elle inconsciente.>>
La réflexion sur cette dialectique projet-objet montre que notre monde
mécaniste n'a pas trop de mécanique mais pas assez de sujets. La société
de connaissance, toute immatérielle qu'elle soit, ne sera pas moins
mécanique ou instrumentale, mais les sujets y seront plus présents, par
leurs intentions, dans leurs services et dans leurs productions
culturelles. Comme on va le voir, l'absence de l'objet serait tout aussi
néfaste.
A choisir, il est préférable que l'intention soit consciente, délibérée
et réfléchie.

Roger Nifle: <<La dialectique sujet-projet
L'intention engagée sur l'horizon du projet se fait projection
imaginaire, mentale. Se déploie le plan des représentations qui est le
champ de cette dialectique, sujet-projet.>>
Cette réduction dialectique caractérise l'idéalisme.
Le refus de l'objet matériel, toujours différent des représentations
mentales. Seules des représentations instrumentalisées (modèles de CAO,
modèles de simulation) peuvent être pertinentes pour piloter des process
aboutissant à la production d'objets matériels. Pour abstraites que soient
ses représentations (données et procédures informatiques) elles sont plus
précises, contraintes, que les représentations purement mentales. Elles
travaillent bien sur des objets, même quand ils sont immatériels ou peu
matériels. D'ou la pertinence du terme "langage orienté objet".
Roger Nifle: <<Lorsqu'il y a réduction alors l'intention est assimilée
à la raison ou la raison à l'intention et leurs représentations en
viennent à être prises pour des causes explicatives. Ainsi les
représentations mathématiques sont elles posées comme causes de la
réalité, quelquefois réduite aux représentations que l'on en a.>>
Faute de confrontation à l'objet matériel, les représentations
abstraites, subjectives et mentales passent pour le réel.
C'est ce que nous nommons la réalité apparente.
L'intention du sujet, productrice des représentations mentales, est
confondue avec la raison de la réalité. La réalité apparente étant prise
pour la réalité (réel), son intelligibilité est prise pour l'intention
d'un créateur, intentionné, du réel. Si le sujet créateur
d'intelligibilité (réalité apparente) ne se prend pas pour un sujet
créateur du réel, il peut croire avoir prouvé l'existence et compris les
intentions de ce dernier. On ira d'autant plus dans cette direction
transcendentale que l'on négligera l'infinie diversité des objets
concrets.
Roger Nifle: <<La trialectique rappelle la dimension objective et que
celle-ci est expérience de l'altérité. Alors la représentation est
rapportée à l'objet en situation. C'est comme cela que le plan des
représentations devient pensée, imagination créative, expression d'une
volonté par rapport à un objet en vue d'un but réalisé par le projet et
non simple réflexion. Les réfléchisseurs ne sont pas des penseurs.>>
C'est l'apport de notre période technicienne, et tout particulièrement
des technologies de l'information, de pouvoir instrumentaliser les modèles
mentaux, de les transformer en modèles de simulation, en modèles de
produits, en conjectures scientifiques et de les soumettre à la réfutation
des calculs, des clients ou des expériences scientifiques.
En dehors des conditions professionnelles indiquées ci-dessus, le world
wide web donne aussi à chacun la possibilité de formaliser ses modèles
mentaux, de leur donner une forme, de transformer ses connaissances en
informations, et de les soumettre à la critique de ses congénères. Passer
d'un projet imaginaire et individuel à un projet partagé est une manière
de lui donner corps, de l'objectiver. De le soumettre à l'épreuve des
autres sujets et des objets environnants.
Roger Nifle: <<La réduction dialectique sujet-projet est notamment
celle des idéalismes soit à tendances humanistes, soit à tendance
rationalistes, faisant du mental le tout de l'expérience.>>
L'époque dans laquelle nous rentrons leur fournira une multitude
d'outils d'objectivation et de confrontation.
Roger Nifle: <<L'intégration trialectique, sujet-objet-projet, par
contre met en rapport, à la fois comme consistance de l'existence,
expérience réalisée et incarnation du Sens, les plans relationnels,
factuels et celui des représentations.>>
La cohérence pourrait-elle exister sans la
différence et la pertinence?

Les Réductions Monistes

Roger Nifle: <<Le subjectivisme méconnaît objectivité et rationalité.
Il assimile la réalité au seul effet intentionnel absolutisant le sujet.
C'est le cas de l'individualisme spéculatif qui se veut indépendant,
transcendant dans l'immanence et capable de créer le monde sans l'autre ou
malgré lui.>>
Roger Nifle: <<L'objectivisme ne connait que la multitude des objets
pris la comme donnés et dont la combinatoire seule réalise les choses.
C'est le principe des pensées matérialistes aux multiples visages mais
dont l'atomisme est malgré tout une des figures les plus prégnantes, même
quand il se fait probabiliste, ainsi que l'explication de tout par le
nombre (ou la comptabilité).>>
Roger Nifle: <<Le projectivisme est aussi rationalisme. Il fait de la
structure d'ordre la cause structurale de la réalité, repoussant sujet et
objet comme produits de la structure rationnelle. On est la dans un
renversement radical entre une raison causale et une raison seconde,
servante du Sens et non pas productrice de Sens.>>
Hubert Houdoy
Créé le 7 Janvier 1998

Définitions
Les termes en gras sont définis dans le glossaire
alphabétique du RAD.