Les éditions de l’Homme Nouveau publient un livre
inédit en France de celui qui est devenu Benoît XVI : L’Unité des
nations, la vision des Pères de l’Eglise. Dans cet essai paru en
Allemagne en 1971, Joseph Ratzinger se sert en réalité de la
comparaison d’Origène et de saint Augustin pour induire une
théologie politique qui n’est pas sans rappeler à certains égards
celle de William Cavanaugh défendue par Denis Sureau. La quatrième
de couverture, inspirée de la présentation du livre par l’abbé
Iborra, résume ainsi cette thèse originale :
« Pour Origène, le Christ a libéré les hommes de
la prison du fait national. L’éclatement des peuples issus de Babel
est surmonté. Quittant leur état de division, les hommes sont
appelés à retrouver l’unité dans le Christ et son Corps qu’est l’Eglise,
véritable patrie du chrétien. Pour saint Augustin, également, depuis
la Pentecôte, l’Eglise réunit à travers tous les siècles et tous les
peuples la communauté chrétienne en pèlerinage. Mais les Etats
terrestres sont nécessaires – même si, relatifs et imparfaits, ils
ne méritent pas qu’on leur sacrifie tout. »
Peut-être L’Homme nouveau a-t-il titré un
peu vite « L’autre livre du Pape » ! Car, comme l’explique
Joël Prieur dans Minute, dans chacun de ses voyages en
Europe, « le Benoît XVI d’aujourd’hui
est beaucoup plus proche de ce qu’on pourrait appeler la ligne
Jean-Paul II [notamment dans Mémoire et identité :
« Les nations sont les grandes institutrices des peuples. »]
que des ébauches du docteur en théologie qu’il a été lui-même. »
En témoigne, par exemple, ce que le Saint-Père
disait aux évêques français à Lourdes en septembre 2008 :
« Je suis
convaincu que les nations ne doivent jamais accepter de voir
disparaître ce qui fait leur identité propre. Dans une famille, les
différents membres ont beau avoir le même père et la même mère, ils
ne sont pas des individus indifférenciés, mais bien des personnes
avec leur propre singularité. Il en va de même pour les pays qui
doivent veiller à préserver et développer leur culture propre, sans
jamais se laisser absorber par d’autres ou se noyer dans une terne
uniformité. La nation est en effet, pour reprendre les termes
du Pape Jean-Paul II, la grande communauté des hommes qui sont
unis par des liens divers, mais surtout, précisément par la culture.
(…) Dans cette perspective, la mise en évidence des racines
chrétiennes de la France permettra à chacun des habitants de ce pays
de mieux comprendre d’où il vient et où il va. »
On saisit mieux alors (à l’encontre de ce que
laisse entendre l’abbé Iborra) à la fois la distinction et la
rencontre qu’il peut y avoir entre les deux sociétés
« parfaites » que sont la Cité et l’Eglise dans une symphonie
possible et cependant différente du « jeu risqué » de la théocratie.
Il existe en effet deux sociétés dites « parfaites » en
philosophie thomiste (aristotélicienne), non pas par la perfection
de leurs membres toujours pécheurs, mais au sens où elles permettent
à l’homme et aux familles de s’accomplir dans deux ordres (temporel
et spirituel) distincts mais unis : la société politique et l’Eglise
catholique instituée par notre Seigneur Jésus Christ. Les autres
sociétés, comme les familles ou les corps intermédiaires, sont dites
« imparfaites » car elles ne possèdent pas en elles tous les
moyens pour atteindre leur fin : c’est pourquoi précisément elles
s’unissent pour former la société politique architectonique, dont la
finalité est le bien commun temporel.
Après la fameuse Cité des Grecs, l’Etat-nation
était présenté jusqu’alors comme le lieu le plus achevé de cette
société politique avec sa souveraineté propre, jouissant de la
plénitude de son autorité dans une véritable autonomie. La nouveauté
chrétienne n’a donc pas été révolutionnaire à cet égard :
elle n’a pas été de « renverser la puissance obscure du
politique », d’affranchir l’homme des nations, mais de leur
proposer une unité supérieure, eschatologique, surnaturelle, dont le
corps charnel ici-bas s’appelle la Chrétienté. Le Corps mystique de
l’Eglise (société surnaturelle de personnes), présent dans les
nations (sociétés naturelles de familles) doit forcément agir sur
elles comme une âme dans un corps qui, lui, n’est pas mystique ni
glorieux mais bien divisé ! La culture, comme le répètent Jean-Paul II
et Benoît XVI, tient précisément un rôle
crucial de médiation entre le spirituel et le temporel, la religion
et le politique, à travers la fin naturelle et intermédiaire du bien
commun national. L’unité des nations devient évidemment dangereuse
lorsqu’elle ne réfère plus cette finalité (temporelle et
intermédiaire) à Dieu (Bien commun spirituel), se sacralisant en
absolu, selon le syndrome de Babel précisément, celui des
nationalismes exacerbés comme des empires idolâtres et totalitaires.
Sans quoi les concepts de nation et du catholicisme sont faits pour
s’entendre et coopérer ensemble, réciproquement, à des niveaux
différents, comme le naturel (même blessé) avec le surnaturel, ou le
politique avec le moral et le religieux…
Loin de s’opposer à la réalité actuelle des
Etats-nations – comme peut le faire aujourd’hui un Cavanaugh à cause
de leur dérive idéaliste –, Benoît XVI
indique même, dans sa dernière encyclique Caritas in veritate,
qu’ils sont de plus en plus nécessaires à mesure que croît la
mondialisation et qu’ils perdent ainsi en « perfection »
par leur interdépendance qui appelle une autorité politique
supérieure eu égard au bien commun mondial. Mais, de même qu’il
existe « une compétence primordiale des familles par rapport à l’Etat »,
on doit analogiquement inférer une compétence primordiale des Etats
par rapport à cette autorité subsidiaire à construire : familles et
nations d’abord ! Aux côtés de la primauté du spirituel.
Il s’ensuit cependant qu’il n’y aurait plus
« une seule internationale qui vaille » (l’Eglise) selon les
mots de Maurras, mais deux : la spirituelle (monarchique) orientant
la temporelle (polyarchique). Dans le contexte actuel (monocratique)
du mondialisme, de l’économisme et de la culture de mort, cela peut
paraître bien théorique sinon abstrait, voire utopique. Cela se
tient en tout cas au plan des principes de la doctrine sociale de l’Eglise
(totalité, solidarité et destination universelle des biens par la
subsidiarité et la leçon des talents). Cela permet aussi
d’apercevoir ce que pourrait être idéalement une nouvelle
chrétienté, « la civilisation de l’amour », si les deux
internationales savaient précisément se donner la main et se réunir
sous la double et unique loi divine : la loi naturelle et la Loi
d’Amour.
On reste donc d’accord, pour finir, avec la
citation de l’abbé Ratzinger (1977) que fait l’abbé Iborra :
« Le royaume de Dieu n’est pas une norme politique
de l’action politique, mais une règle morale de cette action ; le
politique est soumis à des règles morales, même si la morale comme
telle n’est pas le politique, ni inversement si le politique comme
tel n’est pas la morale. Autrement dit : le message du royaume de
Dieu a une signification pour le politique, non sur le plan de
l’eschatologie, mais sur le plan de l’éthique politique. »
REMI FONTAINE