Bernard STIEGLER .... ARS INDUSTRIALIS ...

Dossiers : de la RATionnalité

Date:   19.04.2012

 

avec comme

4ième page de couverture

BERNARD STIEGLER ARS INDUSTRIALIS

Réenchanter le monde

Paul Valéry, pressentant la catastrophe où menait le nazisme, constatait dès 1939 une « baisse de la valeur esprit ». Aurait-il pu imaginer dans quel état de déchéance généralisée tomberait l'humanité quelques décennies plus tard - là où nous en sommes ? En 1939, seulement 45 % des Français écoutent la radio, et la télévision n'existe pas encore. En ce début de xxie siècle, les objets communicants poursuivent les temps de cerveaux disponibles où `qu'ils aillent, du lever au coucher. Un capitalisme s'est imposé, que l'on dit tantôt « culturel », tantôt « cognitif», mais qui est avant tout jusqu'à présent l'organisation ravageuse d'un populisme industriel tirant parti de toutes les évolutions technologiques pour faire du siège de l'esprit un simple organe réflexe : un cerveau rabattu au rang d'ensemble de neurones, un cerveau sans conscience. En 2005, le Medef réunissait son université d'été sous la bannière du «réenchantement du monde». Ce livre propose de le prendre au mot : réenchanter le monde, c'est nécessairement revisiter et réévaluer le rôle de l'esprit dans l'organisation de l'économie. Bernard Stiegler est philosophe. Avec Georges Collins, Marc Crépon, Catherine Perret et Caroline Stiegler, il a co-fondé l'association Ars Industrialis.

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Dédicace

A la mémoire de Simon Nora.

A Laurence Parisot

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EXTRAIT p42 à p47    (souligné en gras par hcq)  

3. Les sociétés hyperindustrielles de services comme destruction des processus d'individuation par le contrôle des processus d'adoption

On ne décide jamais de la façon dont on vit : on reproduit des modes de vie - dont on a hérité à travers ses proches, que l'on a adoptés à travers l'éducation, ou que l'on adopte sous l'influence de cultures venues d'ailleurs, parfois de très loin, et par toutes sortes de vecteurs : circulation de marchandises ou de personnes, évangélisation, adoption de techniques nouvelles ou d'idéologies, industries culturelles (cinéma, radio, télévision), etc. Le processus d'individuation est essentiellement un processus d'adoption 1 .

Les grandes civilisations se sont toutes constituées à la fois en inventant des modes de vie nouveaux, qu'elles firent adopter à d'autres sociétés, et en adoptant les modes de vie de sociétés étrangères : le processus d'adoption est la base du dynamisme des sociétés humaines en tant que processus de transformation des modes de vie.

L'Empire de Chine, où se développe désormais une nouvelle forme de capitalisme, et dont on se demande à partir de quand il commencera à exporter son mode de vie à travers ses industries de services, fut lui-même et dès son origine le fruit d'un tel processus d'adoption : il s'y élabora un nouveau mode de vie, qui se forma il y a environ trois mille ans entre les innombrables ethnies qui le précéderont sur le territoire qui est toujours celui de la Chine contemporaine, en passant par les principautés puis par le bouddhisme : il constitua en cela un nouveau processus d'individuation, original et typique de l'Asie - où l'écriture par caractères, forme asiatique de I'hypomnématon , joua un rôle unificateur prépondérant : je vais revenir sur ce point. Alexandre, héritier de l'écriture idéogrammatique des Empires dits hydrauliques (Égypte et Mésopotamie), trans-formée en écriture alphabétique via les Phéniciens, Alexandre, lorsqu'il fut devenu conquérant de ceux dont il était héritier, adopta la religion égyptienne et fit adopter aux Égyptiens la sienne. C'est ainsi que l'on peut voir, dans la nécropole d'Alexandrie, un tombeau orné de bas-reliefs représentant Perséphone et Hadès dont il était héritier, adopta la religion égyptienne dès sur sa partie supérieure, et sur sa partie inférieure Isis et Osiris.

L'avenir d'une société humaine réside dans sa capacité à adopter de nouveaux modes de vie - c'est-à-dire, aussi et surtout, de nouvelles techniques ou technologies, et en particulier, des hypomnémata. Pour autant, un processus d'adoption n'est porteur d'avenir que dans la mesure où il contribue soit à renforcer un processus d'individuation existant, soit à constituer un nouveau processus d'individuation psychique et collective que dans la mesure où ceux qui adoptent le nouveau mode de vie y trouvent la possibilité de s'y individuer autrement, et par eux-mêmes : de s'y trans-former en intensifiant leur singularité, -c'est-à-dire leur potentiel néguentropique 2.

 Or, le capitalisme hyperindustriel, en l'état actuel de son organisation, est au contraire ce qui, en prenant le contrôle des processus d'adoption à tous les niveaux, et en premier lieu au niveau des processus d'identification primaire et secondaire qui constituent les individus psychiques 2.1, induit la destruction des processus d'individuation, aussi bien au niveau psychique qu'au niveau collectif. Car ce capitalisme de services, par une mise en oeuvre des formes contemporaines d'hypomnémata que sont les technologies d'information et de communication comme technologies de contrôle, et non pas d'individuation, généralise un processus de prolétarisation où les producteurs ont perdu leurs savoir-faire, tandis que les consommateurs ont perdu leurs savoir-vivre - et où la vie a du même coup perdu toute saveur, s il est vrai que les savoirs sont ce qui, -en tant que sapere, rend le monde sapide, et que l'inverse est vrai un monde, pour autant qu'un monde ne fait monde qu'à la condition d'être sapide, est ce qui suppose des savoir-être-au-monde, que l'on appelle précisément des savoir-vivre, voire un art de vivre, et qui constituent, par l'ensemble qu'ils forment, une civilité, unes' société policée, une politesse aussi bien : un bien-être`~ et un bonheur de vivre, et parfois même un joie de vivre.

Est prolétarisé celui qui perd son savoir : le producteur prolétaire perd son savoir-faire, passé dans la machine,et il devient pure force de travail  (hcq: réification aliénation ); le consommateur prolétaire perd son savoir-vivre, devenu mode d'emploi, et-il n'est plus qu'un pouvoir d'achat. Alors même que l'on annonce la venue d'un capitalisme cognitif (de Toni Negri à Ernest-Antoine Seillière), d'une industrie de la connaissance formant une société de savoir (de Tony Blair à l'Unesco, en passant par Michel Serres), le capitalisme apparaît ici comme ce qui tend à liquider toutes les formes de savoirs, à produire de l'entropie et du dégoût, et à rendre le monde insipide. Et l'on voit ainsi comment les industries cognitives mettent le savoir au service exclusif de l'économie comme les industries, culturelles ont transformé les arts et les lettres en divertissement, sinon, comme l'écrit Marc Jimenez, en mystification de masse :

Un nouveau mot d'ordre tend à s'imposer, celui d'« économie de la connaissance » qui trouve son équivalent dans « l'économie des loisirs et du divertissement » pour la sphère culturelle. Dans une société de plus en plus contrôlée, [...] cet art [...] deviendrait, à l'instar du football [...] l'un des instruments privilégiés de la manipulation et de la mystification de masse 3.

Il manque peut-être à cette analyse sa projection dans la dynamique du processus de grammatisation dont les technologies culturelles et cognitives sont le stade le plus récent - il y manque une approche organologique 4  qui permettrait de rendre compte de la nécessité de ce stade de la grammatisation et en cela des possibilités alternatives qui s'y ouvrent aussi. Reste qu'en l'état actuel des choses se produit en effet un asservissement de l'esprit, ce dont parle ici Marc Jimenez. Et il résulte de cet esprit asservi, c'est-à-dire de cet esprit servile, qui sert les sociétés de service, un mal être généralisé et un dégoût de soi et des autres, qui se manifeste par des symptômes très variés, dont l'hyperconsommmation n'est qu'un cas, et qui n'est qu'en apparence paradoxale 5  : le malaise dans la civilisation est devenu celui de la consommationan i( ainsi que dans "l'esthétique » 6) ce qui ne peut que conduire, à terme, à un ,refus généralisé de la trans-formation en cours, ce dont les symptômes pullulent désormais - tout particulièrement en France.

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1. Pour un exposé détaillé de ce concept, cf. La Technique et le Temps 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être, Galilée, 2001, chapitre 3, p. 127 et sq. 2. Cf. supra, p. 31.

2 La néguentropie est ce qui lutte contre l'entropie, c est-a-dire contre l'égalisation et l'indifférenciation de toutes choses (hcq : l'anomie ), et l'individuation ( hcq : le développement humain individuel ou collectif) est essentiellement un processus néguentropique.   ( où l'hcq découvre Ludwig Boltzmann  et retrouve Wittgenstein  .... « Quand [Wittgenstein] oppose bonne et mauvaise philosophies, et qu'il fait de la première un outil pour démasquer le philosophe qui est en chacun de nous, [il] vise le fait que toute philosophie se réalise moins comme un système plus ou moins logique de propositions – c'est précisément l'illusion du Tractatus – qu'elle ne s'incarne, en fait, dans un langage qui est d'abord le langage commun. ») ... me ramène à Simone Weil ...vraie grandeur - fausse Grandeur ....

 

2.1. J'ai analysé ce que j'ai appelé la désidentification dans Mécréante et discrédit 2. Les sociétés incontrôlables d'individus désaffectés, Galilée, 2006. Je montre dans La Télecratie contre la démocratie, Flammarion, 2006, que la désidentification collective est ce qui résulte de la destruction des institutions de programmes, et en premier lieu de l'école, par les industries de programmes, et en premier lieu par la télévision. ( hcq : iconocratie... dont la télécratie.)

3. Note photocopiée de présentation d'une communication de Marc Jimenez dans un séminaire organisé à Romé par l'université La Sapienza en mai 2006.

4. L'organologie générale est la méthode que je propose pour décrire la façon dont évoluent conjointement, au cours de l'histoire de l'humanité, les organes physiologiques, les organes artificiels et les organisations sociales: Un organe physiologique (y compris le cerveau, siège de l'appareil psychique - mais l'appareil psychique n'est pas réductible au cerveau, et suppose des organes techniques, des artefacts, supports de symbolisation, et dont la ,langue est un cas) n'évolue pas indépendamment des organes techniques et sociaux : leurs évolutions sont inscrites dans ce que Simondon appelle des relations transductives, c'est-à-dire des relations dont les termes sont constitués par la relation même, ce qui signifie aussi que l'évolution de l'un des termes de la relation implique une évolution corrélative de l'autre terme. L'organologie générale décrit une relation transductive à trois classes de termes (physiologiques, techniques et sociaux). Pour un exposé détaillé des concepts de l'organologie générale, cf. De la misère symbolique 2. La catastrophe du sensible, Galilée, 2004, p. 29, 99.  ( hcq : vient de l'acheter)

5. Le' caractère apparent de ce paradoxe a été démonté dans une séance d'Ars Industrialis, « Souffrance et consommation », qui s'est tenue le 25 février 2006 au théâtre de la Colline. On en trouvera un enregistrement audio sur le site Ars Industrialis.org, téléchargeable en podcasting. J'ai par ailleurs examiné la situation addictive de l'hyperconsommation dans Mécréante et discrédit 2, op. cit., p. 117 sq., et en analysant la tragédie de la famille Cartier. On y verra pourquoi l'ouvrage de Gilles Lipovetski paru depuis, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation, Gallimard, 2006, est un tissu de sophismes intéressants et pathétiquement contradictoires - le paradoxe étant ici tout à fait de l'ordre de la mystification de masse dont parle Marc Jimenez.

6. Malaise dans l'esthétique est le titre d'un ouvrage de Jacques Rancière qui ne traite certes pas des sujets ici abordés, mais dont ceux-ci constituent sans nul doute le contexte.

 7..les hypomnemata ...by Christian on 28 mai, 2005

Le terme grec d’hypomnemata peut se traduire tout simplement par supports de mémoire. Michel Foucault, dans un article de 1983 intitulé L’écriture de soi, écrit : « Les hypomnemata, au sens technique, pouvait être des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant d’aire-mémoire » (Foucault, Dits et écrits, t2, p. 1237). Ce texte de Foucault a été remis au goût du jour par Bernard Stiegler.

Les hypomnemata sont, en tant qu’actes d’écriture de soi, une modalité de constitution de soi. Sans ces hypomnemata, le risque est grand de sombrer dans l’agitation de l’esprit (stultitia), c’est à dire dans une instabilité de l’attention, le changement des opinions et des volontés. Cette attitude se caractérise par le fait que l’esprit est tourné vers l’avenir, le rend curieux de nouveautés mais l’empêche de se constituer en propre. C’est ce que nous retrouvons dans le zapping d’aujourd’hui. « L’écriture des hypomnemata, écrit Foucault, s’oppose à cet éparpillement en fixant des éléments acquis et en constituant en quelque sorte « du passé », vers lequel il est toujours possible de faire retour et retraite. » (Ibid. p.1239).
De cette lecture, je retiens quelques grandes idées :
- Se constituer, c’est s’extérioriser, et non pas rechercher une intériorité quelconque.
- On se constitue dans la pratique
- Se constituer c’est rassembler, organiser et utiliser des supports de mémoire
- se constituer c’est organiser sa mémoire.  
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