3. Les sociétés hyperindustrielles de services comme
destruction des processus d'individuation par le contrôle des processus
d'adoption
On ne décide jamais de la façon dont on vit : on
reproduit des modes de vie - dont on a hérité à travers ses proches, que
l'on a adoptés à travers l'éducation, ou que l'on adopte sous
l'influence de cultures venues d'ailleurs, parfois de très loin, et par
toutes sortes de vecteurs : circulation de marchandises ou de personnes,
évangélisation, adoption de techniques nouvelles ou d'idéologies,
industries culturelles (cinéma, radio, télévision), etc. Le processus
d'individuation est essentiellement un processus d'adoption
1 .
Les grandes civilisations se sont toutes
constituées à la fois en inventant des modes de vie nouveaux,
qu'elles firent adopter à d'autres sociétés, et en adoptant les modes de
vie de sociétés étrangères : le processus d'adoption est la base
du dynamisme des sociétés humaines en tant que processus de
transformation des modes de vie.
L'Empire de Chine, où se développe désormais une
nouvelle forme de capitalisme, et dont on se demande à partir de quand
il commencera à exporter son mode de vie à travers ses industries de
services, fut lui-même et dès son origine le fruit d'un tel
processus d'adoption : il s'y élabora un nouveau mode de vie, qui se
forma il y a environ trois mille ans entre les innombrables ethnies qui
le précéderont sur le territoire qui est toujours celui de la Chine
contemporaine, en passant par les principautés puis par le bouddhisme :
il constitua en cela un nouveau processus d'individuation, original et
typique de l'Asie - où l'écriture par caractères, forme asiatique de I'hypomnématon
, joua un rôle unificateur prépondérant : je vais revenir sur ce point.
Alexandre, héritier de l'écriture idéogrammatique des Empires dits
hydrauliques (Égypte et Mésopotamie), trans-formée en écriture
alphabétique via les Phéniciens, Alexandre, lorsqu'il fut devenu
conquérant de ceux dont il était héritier, adopta la religion égyptienne
et fit adopter aux Égyptiens la sienne. C'est ainsi que l'on peut voir,
dans la nécropole d'Alexandrie, un tombeau orné de bas-reliefs
représentant Perséphone et Hadès dont il était héritier, adopta la
religion égyptienne dès sur sa partie supérieure, et sur sa partie
inférieure Isis et Osiris.
L'avenir d'une société humaine réside dans sa
capacité à adopter de nouveaux modes de vie - c'est-à-dire, aussi et
surtout, de nouvelles techniques ou technologies, et en particulier, des
hypomnémata. Pour autant, un
processus d'adoption n'est porteur d'avenir que dans la mesure où
il contribue soit à renforcer un processus d'individuation existant,
soit à constituer un nouveau processus d'individuation psychique et
collective que dans la mesure où ceux qui adoptent le nouveau mode de
vie y trouvent la possibilité de s'y individuer autrement, et
par eux-mêmes : de s'y trans-former en intensifiant leur
singularité, -c'est-à-dire leur potentiel néguentropique 2.
Or, le capitalisme hyperindustriel, en l'état
actuel de son organisation, est au contraire ce qui, en prenant le
contrôle des processus d'adoption à tous les niveaux, et en premier lieu
au niveau des processus d'identification primaire et secondaire qui
constituent les individus psychiques 2.1, induit la destruction des
processus d'individuation, aussi bien au niveau psychique qu'au niveau
collectif. Car ce capitalisme de services, par une mise en oeuvre des
formes contemporaines d'hypomnémata
que sont les technologies d'information et de communication comme
technologies de contrôle, et non pas d'individuation,
généralise un processus de prolétarisation où les producteurs ont perdu
leurs savoir-faire, tandis que les consommateurs ont perdu leurs
savoir-vivre - et où la vie a du même coup perdu toute saveur, s il est
vrai que les savoirs sont ce qui, -en tant que sapere, rend le
monde sapide, et que l'inverse est vrai un monde, pour autant qu'un
monde ne fait monde qu'à la condition d'être sapide, est ce qui
suppose des savoir-être-au-monde, que l'on appelle précisément des
savoir-vivre, voire un art de vivre, et qui constituent, par l'ensemble
qu'ils forment, une civilité, unes' société policée, une politesse aussi
bien : un bien-être`~ et un bonheur de vivre, et parfois même un joie
de vivre.
Est prolétarisé celui qui perd son savoir : le
producteur prolétaire perd son savoir-faire, passé dans la machine,et il
devient pure force de travail (hcq:
réification aliénation ); le consommateur prolétaire perd son
savoir-vivre, devenu mode d'emploi, et-il n'est plus qu'un pouvoir
d'achat. Alors même que l'on annonce la venue d'un capitalisme cognitif
(de Toni Negri à Ernest-Antoine Seillière), d'une industrie de la
connaissance formant une société de savoir (de Tony Blair à l'Unesco, en
passant par Michel Serres), le capitalisme apparaît ici comme ce qui
tend à liquider toutes les formes de savoirs, à produire de l'entropie
et du dégoût, et à rendre le monde insipide. Et l'on voit ainsi comment
les industries cognitives mettent le savoir au service exclusif de
l'économie comme les industries, culturelles ont transformé les arts et
les lettres en divertissement, sinon, comme l'écrit Marc Jimenez, en
mystification de masse :
Un nouveau mot d'ordre tend à s'imposer, celui d'«
économie de la connaissance » qui trouve son équivalent dans «
l'économie des loisirs et du divertissement » pour la sphère
culturelle. Dans une société de plus en plus contrôlée, [...] cet art
[...] deviendrait, à l'instar du football [...] l'un des instruments
privilégiés de la manipulation et de la mystification de masse 3.
Il manque peut-être à cette analyse sa projection dans
la dynamique du processus de grammatisation dont les technologies
culturelles et cognitives sont le stade le plus récent - il y manque une
approche organologique 4 qui permettrait
de rendre compte de la nécessité de ce stade de la grammatisation et en
cela des possibilités alternatives qui s'y ouvrent aussi. Reste qu'en
l'état actuel des choses se produit en effet un asservissement de
l'esprit, ce dont parle ici Marc Jimenez. Et il résulte de cet esprit
asservi, c'est-à-dire de cet esprit servile, qui sert
les sociétés de service, un mal être généralisé et un dégoût de soi et
des autres, qui se manifeste par des symptômes très variés, dont l'hyperconsommmation
n'est qu'un cas, et qui n'est qu'en apparence paradoxale 5 : le
malaise dans la civilisation est devenu celui de la consommationan i(
ainsi que dans "l'esthétique » 6) ce qui ne peut que conduire, à terme,
à un ,refus généralisé de la trans-formation en cours, ce dont les
symptômes pullulent désormais - tout particulièrement en France.
.....
1. Pour un exposé détaillé de ce concept, cf. La
Technique et le Temps 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être,
Galilée, 2001, chapitre 3, p. 127 et sq. 2. Cf. supra, p. 31.
2 La néguentropie est ce qui lutte contre
l'entropie, c est-a-dire contre l'égalisation et l'indifférenciation de
toutes choses (hcq
: l'anomie ), et l'individuation ( hcq : le
développement humain individuel ou collectif) est essentiellement un processus
néguentropique.
( où l'hcq découvre
Ludwig Boltzmann et
retrouve
Wittgenstein ....
« Quand [Wittgenstein] oppose bonne et mauvaise
philosophies, et qu'il fait de la première un outil pour démasquer le
philosophe qui est en chacun de nous, [il] vise le fait que toute
philosophie se réalise moins comme un système plus ou moins logique de
propositions – c'est précisément l'illusion du Tractatus –
qu'elle ne s'incarne, en fait, dans un langage qui est d'abord le
langage commun. ») ... me ramène à Simone Weil ...vraie
grandeur - fausse Grandeur ....
2.1. J'ai analysé ce que j'ai appelé la
désidentification dans Mécréante et discrédit 2. Les sociétés
incontrôlables d'individus désaffectés, Galilée, 2006. Je montre
dans La Télecratie contre la démocratie, Flammarion, 2006, que la
désidentification collective est ce qui résulte de la destruction des
institutions de programmes, et en premier lieu de l'école, par les
industries de programmes, et en premier lieu par la télévision. (
hcq :
iconocratie... dont la télécratie.)
3. Note photocopiée de présentation d'une
communication de Marc Jimenez dans un séminaire organisé à Romé par
l'université La Sapienza en mai 2006.
4.
L'organologie générale est la méthode que je propose pour
décrire la façon dont évoluent conjointement, au cours de l'histoire de
l'humanité, les organes physiologiques, les organes artificiels et les
organisations sociales: Un organe physiologique (y compris le cerveau,
siège de l'appareil psychique - mais l'appareil psychique n'est pas
réductible au cerveau, et suppose des organes techniques, des artefacts,
supports de symbolisation, et dont la ,langue est un cas) n'évolue pas
indépendamment des organes techniques et sociaux : leurs évolutions sont
inscrites dans ce que Simondon appelle des relations transductives,
c'est-à-dire des relations dont les termes sont constitués par la
relation même, ce qui signifie aussi que l'évolution de l'un des termes
de la relation implique une évolution corrélative de l'autre terme.
L'organologie générale décrit une relation transductive à trois classes
de termes (physiologiques, techniques et sociaux). Pour un exposé
détaillé des concepts de l'organologie générale, cf. De la misère
symbolique 2. La catastrophe du sensible, Galilée, 2004, p. 29, 99.
( hcq : vient de l'acheter)
5. Le' caractère apparent de ce paradoxe a été démonté
dans une séance d'Ars Industrialis, « Souffrance et consommation », qui
s'est tenue le 25 février 2006 au théâtre de la Colline. On en trouvera
un enregistrement audio sur le site Ars Industrialis.org, téléchargeable
en podcasting. J'ai par ailleurs examiné la situation addictive de
l'hyperconsommation dans Mécréante et discrédit 2, op. cit., p. 117 sq.,
et en analysant la tragédie de la famille Cartier. On y verra pourquoi
l'ouvrage de Gilles Lipovetski paru depuis, Le Bonheur paradoxal. Essai
sur la société d'hyperconsommation, Gallimard, 2006, est un tissu de
sophismes intéressants et pathétiquement contradictoires - le paradoxe
étant ici tout à fait de l'ordre de la mystification de masse dont parle
Marc Jimenez.
6. Malaise dans l'esthétique est le titre d'un ouvrage
de Jacques Rancière qui ne traite certes pas des sujets ici abordés,
mais dont ceux-ci constituent sans nul doute le contexte.
Le terme grec d’hypomnemata peut se traduire tout simplement par supports
de mémoire. Michel Foucault, dans un article de 1983 intitulé L’écriture
de soi, écrit : « Les hypomnemata, au sens technique, pouvait être des
livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant
d’aire-mémoire » (Foucault, Dits et écrits, t2, p. 1237). Ce texte de
Foucault a été remis au goût du jour par
Bernard Stiegler.
Les hypomnemata sont, en tant qu’actes d’écriture de soi, une modalité de
constitution de soi. Sans ces hypomnemata, le risque est grand de sombrer
dans l’agitation de l’esprit (stultitia), c’est à dire dans une
instabilité de l’attention, le changement des opinions et des volontés.
Cette attitude se caractérise par le fait que l’esprit est tourné vers
l’avenir, le rend curieux de nouveautés mais l’empêche de se constituer en
propre. C’est ce que nous retrouvons dans le zapping d’aujourd’hui.
« L’écriture des hypomnemata, écrit Foucault, s’oppose à cet éparpillement
en fixant des éléments acquis et en constituant en quelque sorte « du
passé », vers lequel il est toujours possible de faire retour et
retraite. » (Ibid. p.1239).
De cette lecture, je retiens quelques grandes idées :
- Se constituer, c’est s’extérioriser, et non pas rechercher une
intériorité quelconque.
- On se constitue dans la pratique
- Se constituer c’est rassembler, organiser et utiliser des supports de
mémoire
- se constituer c’est organiser sa mémoire.
>>>>>>