Non, nul ne
le fait volontairement. C'est l'une des thèses les plus étranges et
pourtant les plus répétées de Socrate. Qu'il ferraille avec des
sophistes comme Ménon, Protagoras ou Gorgias, Socrate répète qu'il est
impossible de faire le mal en connaissance de cause et que ceux qui
commettent l'injustice sont en réalité plus à plaindre que ceux qui la
subissent. La proposition sonne très bizarrement à nos oreilles de
Modernes, convaincus que la volonté, bonne ou mauvaise, et donc la
liberté, est au principe de toute action. Que veut donc dire Socrate? Et
qu'a-t-il à répondre à Gorgias qui lui fait cette objection de bon sens
: celui qui, à l'instar du tyran ou du criminel, fait tout ce qu'il veut
n'est-il pas plus libre et plus heureux, que celui qu'il contraint et
qui subit son injustice? « Ils ne font presque rien de ce qu'ils
veulent, quoiqu'ils fassent ce qui leur paraît le meilleur »,
réplique Socrate. Naïveté ou pensée profonde? L'homme méchant ne sait
pas ce qu'il fait. Il est nécessairement malheureux, du moins tant que
son crime est impuni. Ceux qui font le mal ignorent le malheur qu'ils
font aux autres et à eux-mêmes. De l'autre côté, ceux qui font le bien
ne le font pas sur la base d'un choix libres contingent, mais en se
conformant à la connaissance adéquate de leur propre bien. Le
comportement moral ne repose pas sur la bonne volonté, mais sur la plus
ou moins grande connaissance qu'a chacun du bien. Aux antipodes de notre
représentation de la morale associée à l'idée d'une indétermination, la
vertu est pour les Grecs liée l'existence d ordre qu'il faut connaître
pour pouvoir s'y conformer. C'est une science. On le dit encore parfois
aux enfants: « Il y a des choses à faire et des choses à ne pas faire,
et cela s'apprend. » Porté à sa limite par Socrate, cet intellectualisme
moral est à l'horizon de toute la culture grecque. Il donne à la liberté
une teinte très singulière, loin de toute idée de contingence. « Ce
sont les esclaves qui sont libres au sens moderne du terme, parce qu'ils
ne savent pas ce qu'ils font, alors que la liberté de l'homme grecque et
sa perfection se mesurent à la détermination plus ou moins grande de ses
actions», remarque Pierre Aubenque, spécialiste de la pensée
grecque. La liberté consiste à trouver sa juste place dans le cosmos et
à former l'action droite. À la clé : rien moins que le bonheur.
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Oui,
la possibilité de vouloir le mal est le fondement de notre liberté.
Cette thèse est au centre de la rupture radicale que le christianisme
introduit, avec l'idée de libre arbitre, telle que la formulera à la fin
de l'Antiquité saint Augustin. En rupture frontale avec Socrate,
celui-ci affirme dans son Traité du libre arbitre: « Dieu a conféré à
sa créature, avec le libre arbitre, la capacité de mal agir, et par-là
même, la responsabilité du péché. » Ou encore : « Ce qui ne
serait pas fait volontairement ne serait ni péché, ni bonne action; et
ainsi, le châtiment aussi bien que la récompense serait injuste, si
l'homme n'avait pas une volonté libre. » Il ne peut y avoir de
justice si l'on ne peut pas attribuer une volonté libre et donc une
responsabilité à l'agent. Ce qui est devenu une évidence pour nous a
nécessité une véritable révolution philosophique. Il aura donc fallu
introduire l'idée du péché pour ouvrir la porte à celle de
responsabilité morale. Socrate pouvait concevoir que l'agir soit
infléchi par les désirs les plus irrationnels. Il ne pouvait imaginer
une âme qui donnerait pour visée explicite le mal. Une fois l'idée de la
nature-pécheresse de l'homme établie, l'articulation du mal et de la
liberté devenait pensable. Pour l'accréditer, saint Augustin évolue
--entre deux limites. D'un côté, il s'oppose aux manichéens (disciples
du perse Mani) qui font du mal une création de Dieu lui-même, supprimant
du même coup le libre arbitre. De l'autre, il s'oppose aux pélagiens
(adeptes d'une hérésie chrétienne professée par l'ascète breton Pélage)
qui font tout reposer sur la liberté, en oubliant que la possibilité que
Dieu nous offre de nous déterminer, dans un sens ou dans un autre,
n'efface pas l'influence néfaste et continue du péché originel De sorte
que seule la grâce divine sauve l'homme. Tout en ayant le souci de ces
équilibres théologique subtils, saint Augustin consacre la volonté comme
faculté éminente. Initier du nouveau, agir par la volonté libre, voilà
le nouveau propre de l'homme. « Afin que le commencement fut, l'homme
a été créé, avant qui nul autre [commencement] n'était » (Cité de
Dieu, livre XII). Il s'avance même dans des réflexions sur ce qui peut
distinguer deux jumeaux identiques d'âme et de corps, que l'on croirait
sorties de nos modernes discussions bioéthiques: « Que deux hommes,
également disposés d'âme et de corps, aperçoivent une même beauté et que
cette vue suggère à l'un le désir d'une jouissance illégitime, tandis
que l'autre demeure constant dans la chasteté... Qu'est-ce à dire, sinon
que l'un veut et que l'autre ne veut pas renoncer à la chasteté. »
Deux mille ans plus tard, l'idée de volonté est plus que jamais au coeur
de notre rapport à la liberté. De notre système judiciaire à notre
conception du mérite, tout repose sur le crédit que nous pouvons faire à
quelqu'un de son action. Face au tragique d'une catastrophe ou d'un
accident, nous cherchons des volontés responsables et donc coupables.
Cependant, si Socrate continue de nous parler, c'est que nous savons que
la liberté ne consiste pas (seulement)l à vouloir, mais aussi à savoir
ce que nous faisons. |