Paradigme
biblique et expérience poétique
L'exemple de Patrice de la Tour du PIN
p.133
Tu tiendras ton journal de
route...
Tu n'aimeras pas la nuit
pour elle-même...
Tu n'opposeras pas le fixe
et le mouvant...
Tu maintiendras que cet
exode prépare celui où tu devras sortir de
toi-même à ta mort ...16
En ce qui concerne la
prophétie, l'un des genres littéraires essentiels de la Bible, elle ne
se rencontre évidemment pas dans la Somme de poésie au sens courant
d'annonce de l'avenir, même si le désir initial de vision,
d'initiation et de connaissance pouvait y conduire comme le reconnaît
La Tour du Pin lui-même dans la « Lettre de passe » du Troisième Jeu :
« Je vous avouerai encore qu'en ce temps de jeunesse où la jouissance
des mots l'emportait souvent sur leur contrôle, ce n'était pas
l'épithète "poétique" que j'accolais au mot "Somme" mais celle, bien
prétentieuse, de "prophétique" ! Cette outrance me parut assez vite
insupportable ; hélas ! par la suite je commis d'autres excès de ce
genre. »17
En revanche, si l'on prend
le mot prophète au sens premier d'interprète et de médiateur de la
Parole, l'on peut constater que cet aspect finit par définir
l'écriture même de La Tour du Pin, constituant donc un important point
de jonction avec le modèle biblique.
Bien sûr, dans le cas des
genres littéraires comme dans celui de l'image poétique précédemment
évoqué, la filiation entre la Bible et la Somme n'est pas simple
reproduction, la relation intertextuelle n'implique ni l'imitation
servile ni la perte d'autonomie créatrice. La parenté dont nous
parlons ici n'est pas mimétisme ni soumission à des codes archaïques
et figés mais analogie spirituelle et renouvellement de démarches
intérieures même s'il n'y a évidemment pas coïncidence formelle entre
les genres bibliques et ceux de la Somme.
Ainsi, il semble certes
difficile de retrouver dans la Somme le genre apocalyptique si
important dans l'Ancien Testament et plus encore peut-être dans le
Nouveau ; pourtant, si l'on revient à son sens originel de révélation,
on peut penser que la dimension apocalyptique n'est pas totalement
absente de l'œuvre de La Tour du Pin ; pensons, entre autres, au «
Christ de la fin du monde »
Le Seigneur est toujours
pendu à son étal,
Mais lui revient son
dernier râle à tous les temps,
Et la Messe Dorée
éclate triomphale,
Des mondes oubliés qui
surgissent du sang,
Des mondes faux qui s'en
éloignent dans les pleurs
Et dans les grincements de
dents.
Et tous ceux qui s'étaient
réfugiés dans le coeur
S'exhalent, vacillant
un peu dans la lumière,
Avant de prendre
place au Concert du Seigneur ;
Et cette fin des temps où
l'amour seul éclaire.18
ou à cette vision
eschatologique du Second Jeu :
Et maintenant le feu dans
l'eau, la terre au vent, l'eau dans la terre !
Ce n'est plus l'heure où
séparer les éléments !
Et maintenant, tout
l'avenir et le passé dans le présent,
La joie qui se fait mère !
Et maintenant, hommes en
moi et moi dans l'Homme - et maintenant arbres, bêtes en nous ! - et
maintenant
Le.ciel en nous, et nous au
ciel, dans la lumière
Du Seigneur qui monte à
l'Orient...19
On ne peut d'autre part
qu'être frappé par l'importance dans la « Bible privée » de la forme
théâtrale illustrée dans le Premier Jeu par « Andicelée », «L'Auberge
de la création », « Catherine Aulnaie », « Saint Élie de Gueuce », «
La mise à l'autre monde », ou, dans le Troisième Jeu, par le « Petit
théâtre crépusculaire ». Celle-ci semble absente de la Bible mais si
l'essence du genre théâtral est la structure dialogique et la mise en
scène des conflits, la Bible peut être vue comme un immense dialogue
de Dieu et clé l'homme et comme la mise en scène du combat spirituel,
ce qui a paraît tout particulièrement dans le Livre de Job par
exemple.
14. Ibid., p.
180 à 184.
15. Somme I,
p. 196.
16. Somme II,
p.
18. Somme I, p. 537-538.
19. Somme II p.320