Initialement paru en 2007 dans Les Frontières en 
                  question, actes du colloque pluridisciplinaire « les 
                  frontières en question » de juin 2006, P.U.G, pp. 179-188.
 
                
                
Avant 
                d’entrer de plain pied dans le recueil, la Nuit remue, 
                arrêtons-nous un instant au seuil de l’oeuvre entière d’Henri 
                Michaux. Un rapide survol de ses titres nous en apprend déjà 
                long sur son imaginaire : Ecuador, Un barbare en 
                Asie, Ailleurs, Lointain intérieur, 
                Passages, Mouvements, Chemins cherchés chemins 
                perdus transgressions, Déplacements dégagements, 
                L’infini turbulent… Un puissant tropisme vers 
                l’ailleurs émane de ces titres qui permettent de tracer à grands 
                traits le parcours du poète du voyage hors des frontières 
                géographiques de la vieille Europe (Ecuador, Un barbare en 
                Asie) au voyage immobile, imaginaire où l’ailleurs est 
                rencontré au cœur même du sujet (Lointain intérieur). 
                De fait, l’imaginaire spatial est très souvent métaphore de 
                l’intériorité comme nous l’enseigne le titre choisi par Michaux 
                pour l’anthologie de ses poèmes : L’espace du dedans. 
                Les titres, enfin, nous disent autre chose du rapport à l’espace 
                du moi : Passages ; Mouvements ; Face à ce qui se dérobe ; 
                Chemins cherchés, Chemins perdus, transgressions ; Déplacements, 
                dégagements. Rien de statique ou d’apaisé dans cet « espace 
                du dedans », rien d’habitable ni de douillet dans ces 
                « propriétés ». Au contraire, le sujet est animé par une pulsion 
                constante de traversée des frontières, que ce soient celles du 
                corps, de l’esprit, des formes sociales ou langagières. Henri 
                Michaux semble bien être le poète du dégagement rêvé, 
                voire de l’expulsion de la forme.
                Cette dynamique de sortie/brouillage des frontières affecte 
                particulièrement l’espace du moi, soumis à toutes sortes 
                d’épreuve dans le premier grand recueil publié de Michaux : 
                La nuit remue. La nuit, ce moment d’entre-deux de la 
                conscience où les frontières s’effrangent, où l’insomniaque 
                inquiet ne sait plus où s’arrête le réel et où commence le 
                cauchemar (ce qui rend cette nuit si remuante). Nous 
                verrons comment sont tour à tour mises à mal les frontières qui 
                définissent le sujet de l’extérieur en l’opposant au monde, puis 
                les frontières internes du sujet qui semblent parfois se 
                dissoudre jusqu’à l’abolition de toute forme, avant de nous 
                interroger sur ce qui demeure malgré tout de ces frontières qui 
                délimitent ce que Michaux appelle ses « propriétés », rendues 
                habitables par la pratique de la poésie.
                Brouillage des frontières externes du sujet
                Le sujet michaldien est soumis à rude épreuve : décentré, 
                dispersé, mêlé inextricablement au reste de l’univers, vidé de 
                sa substance, il subit les pires outrages. Un par un, tous ses 
                traits distinctifs, définitoires, sont invalidés et ce phénomène 
                est souvent amplifié dans les états seconds qu’engendrent la 
                maladie et les drogues dont le poète fit un usage méthodique, 
                escomptant de ces expériences une forme de « connaissance par 
                les gouffres » pour reprendre un de ses titres.
                Abolition des frontières entre les règnes/genres
                Les grandes distinctions génériques, qui définissent l’Homme 
                de l’extérieur, tendent à s’estomper dans l’expérience 
                michaldienne de l’être-au-monde, ce monde à l’égard duquel le 
                sujet n’est pas en position d’extériorité mais dans un rapport 
                d’inclusion, lui qui sent « le monde se souleve[r] avec [s]a 
                poitrine »[2]. 
                Les frontières séparant les règnes animal et humain sont tout 
                particulièrement poreuses  et l’on rencontre dans le recueil de 
                nombreux êtres pris dans un « devenir-animal »[3] 
                comme cet homme-serpent dont les frontières corporelles sont 
                elle-même très floues :
                
                  Le matin […], je trouve juché et misérablement aplati au 
                  haut de l’armoire à glace un homme serpent. L’ amas de membres 
                  contorsionnés, à la façon décourageante des replis de 
                  l’intestin, appartient-il tout entier à cette petite tête 
                  épuisée, accablée ? Il faut le croire. Une jambe démesurée 
                  pend, traînant contre la glace une misère sans nom. […] C’est 
                  lui qui passe ma nuit [4]
                
                Notons que cette dernière expression, dé-figée pour 
                l’occasion, suggère, en outre, une identité diffuse de 
                l’homme-serpent, apparenté au sujet puisqu’il peut passer sa 
                nuit, action qu’il est généralement difficile d’accomplir pour 
                autrui.
                Dans l’expérience des drogues, le sujet, explorant des terres 
                inconnues, se sent démuni « comme un ver, comme un 
                bernard-l’hermite hors de sa carapace »[5] 
                mais l’animal est ici tenu à distance par la préposition 
                « comme » qui signale la comparaison. Plus singulier, plus 
                inquiétant, est ce récit mythique des origines, où le poète 
                raconte sans sembler s’en étonner outre mesure:
                
                  Autrefois je pondis un oeuf d’où sortit la Chine (et le 
                  Tibet aussi, mais plus tard). C’est assez dire que je pondais 
                  gros. Mais maintenant, quand une fourmi rencontre un oeuf à 
                  moi, elle le range aussitôt parmi les siens. De bonne foi, 
                  elle les confond ensemble. Et moi j’assiste à ce spectacle la 
                  rage au coeur. Car comment lui expliquer le cas, sans étaler 
                  toute ma honte, et même ainsi ?…« Au lieu de chicaner une 
                  pauvre fourmi », dirait-elle, mortifiée… Naturellement ! Et 
                  j’avale l’affront en silence. [6]
                
                Cet extrait offre un bon exemple de ce qu’on pourrait appeler 
                le fantastique du réel, veine qui irrigue nombre de poèmes de 
                Michaux et en rend la lecture si déroutante. Le narrateur 
                présente sur un ton très neutre des faits échappant au sens 
                commun, défiant les lois de la nature et s’autorise même 
                quelques précisions temporelles – sorte d’effets de réel – 
                tendant à accréditer la banalité du fait, à savoir le 
                devenir-fourmi du sujet et le devenir humain de la fourmi 
                (puisque, dotée du langage, elle peut répondre au poète).
                Ce vertige identitaire prend des formes paroxystiques dans 
                l’expérience de la douleur que rapporte le poème « Encore des 
                changements » :
                
                  À force de souffrir, je perdis les limites de mon corps 
                  […]. Je fus toutes choses : des fourmis surtout, […] Je 
                  m’aperçus bientôt que non seulement j’étais les fourmis, mais 
                  aussi j’étais leur chemin. […] Je me reposais comme je pouvais 
                  sur une autre partie de moi, plus douce. C’était une forêt et 
                  le vent l’agitait doucement. […]  Une chute subite de terrain 
                  fit qu’une plage entra en moi, […]  Souvent je devenais boa 
                  […] ou bien j’étais bison et je me préparais à brouter.
                
                Nouvelle transgression : si la barrière entre les espèces 
                était déjà abolie, du moins celle entre l’animé et l’inanimé 
                demeurait-elle ; or ici le sujet polymorphe, après s’être 
                métamorphosé en fourmis, devient, comme par contiguïté, le 
                chemin sur lequel elles marchent puis divers autres lieux. 
                Toujours flegmatique, le poète cherche en vain la loi de ses 
                métamorphoses :
                
                  Si on me changeait toujours en animal, à la rigueur on 
                  finirait par s’en accommoder [...] mais je suis encore des 
                  choses (et des choses encore ça irait), mais je suis encore 
                  des ensembles tellement factices, et de l’impalpable. [...] Il 
                  y a tant d’animaux, tant de plantes, tant de minéraux. Et j’ai 
                  été déjà de tout et tant de fois. [...] Rarement, je vois 
                  quelque chose, sans éprouver ce sentiment si spécial… Ah oui, 
                  j’ai été ça…
                
                Le vertige ontologique a finalement raison de sa froide 
                lucidité, comme en témoignent les rectifications en cascade 
                (« mais… », « et encore », « mais »…), les intensifs (« tant 
                de… ») et le pronom de la totalité (« tout »). Tout aussi 
                inquiétant : devenu baleine, le sujet se transforme subitement 
                en harponneur puis, à peine le harpon enfoncé, redevient la 
                baleine, « nouvelle occasion de souffrir » [7] 
                pour le bourreau-victime, nouvel heautontimorouménos.
                De ce brouillage des frontières entre l’homme et l’animal, le 
                propre et l’étranger, le parasite qui a sa place dans le 
                bestiaire michaldien[8], 
                pourrait bien être l’emblème, lui qui mord sa victime pour 
                s’insinuer à l’intérieur de son corps et y vivre.
                Enfin, confondu avec toutes choses, le sujet masculin se fait 
                aussi femme à l’occasion, notamment grâce à l’ éther qui lui 
                fait vivre une expérience de  gémellité parfaite : « on est 
                strictement jumeaux ! se distinguer, on n’y songe plus. 
                Identité ! identité ! »[9]. 
                Tout aussi indistinctes sont les frontières internes du sujet, 
                celles de son corps et celles de son esprit.
                Abolition des frontières internes et tentation de 
                l’informe
                Effrangement des frontières internes du sujet
                Le corps est affecté non seulement dans son intégrité, comme 
                nous l’avons vu, mais aussi dans ses rapports à l’esprit. Ainsi, 
                dans le poème intitulé « la paresse »[10], 
                les divagations de l’âme qui « adore nager » provoquent-elle 
                presque une dissociation des deux instances, que seul un fil 
                « très ténu » relie encore. Mais le sujet n’est ici scindé qu’en 
                deux unités (l’âme et le corps) ; souvent il devient le lieu où 
                coexistent une pluralité de moi possibles : personnalités 
                souvent antagonistes. La postface de Plume est très 
                éclairante à cet égard. Michaux y affirme : « Il n’est pas un 
                moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. Moi n’est 
                qu’une position d’équilibre. (Une entre mille autres 
                continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de
                moi, un mouvement de foule »[11]
                Dans cette foule que l’on appelle illusoirement le moi 
                (occultant ainsi cette inquiétante pluralité), on peut 
                distinguer différentes personnes et notamment celui que Michaux 
                appelle « mon roi » dans le poème du même nom[12]. 
                En effet, même si ce n’est pas dit explicitement, on peut 
                facilement imaginer que ce roi, que le sujet s’acharne à 
                humilier et à anéantir,  soit une figure interne à l’esprit. Le 
                simple fait que cette scène se déroule dans l’espace clos de la 
                chambre nous paraît déjà significatif, surtout chez un poète 
                comme Michaux qui spatialise constamment le moi jusqu’à faire de
                L’espace du dedans le titre de son anthologie 
                personnelle. Cette chambre, métaphore de l’intériorité, est le 
                théâtre d’un antagonisme violent entre le sujet et son roi au 
                terme duquel le souverain fait toujours retour : «  il est 
                revenu ; il est là. Il est toujours là. Il ne peut pas déguerpir 
                pour de bon. Il doit absolument m’imposer sa maudite présence 
                royale dans ma chambre déjà si petite ». L’usage insistant qui 
                est fait des possessifs, comme dans cette phrase : « dans ma 
                nuit, j’assiège mon roi », tend à confirmer cette 
                hypothèse d’un combat métaphorique entre des figures de 
                l’esprit.
                Poussé à ses extrêmes conséquences, le rejet des frontières 
                du sujet peut aboutir à l’abolition de toute forme, à la 
                tentation de l’informe.
                « Expulser la forme »[13]
                Le sujet michaldien éprouve de grandes difficultés à 
                maintenir en lui la forme qui le rendrait reconnaissable et 
                acceptable à ses semblables, forme humaine, stable. Cette 
                incapacité le rend vulnérable en société comme le raconte 
                l’étrange poème « Un chiffon »[14], 
                à l’humour nerveux, à l’écriture sèche, qui raconte une soirée 
                pas comme les autres, où le héros et narrateur s’affaisse, se 
                chiffonne, se dégonfle et devient la proie des autres invités 
                qui le battent comme plâtre, comme cette «personne charmante 
                [qui lui] donne de vifs coups de ses hauts talons ».
                L’absence de forme stable vécue, dans le champ social, comme 
                un handicap humiliant est cependant le plus souvent perçue comme 
                une libération, un dégagement rêvé sur le plan de l’être pur. 
                Ainsi, le poème intitulé « l’éther »[15] 
                fait état d’un besoin méconnu en l’homme, le « besoin de 
                faiblesse » :
                « Il ne rêve que de dégringoler dans la faiblesse la plus 
                entière et de s’y exonérer de ses dernières forces et en quelque 
                sorte de lui-même […] Ici, aucune possession, tous les nœuds se 
                défont, tous les poings se desserrent » ; [il veut] « perdre 
                davantage son Je , aspir[e] à se dépouiller, à 
                grelotter dans le vide (ou le tout) ».
                L’éther : « symbole et raccourci du départ et de 
                l’annihilation souhaités », va l’aider à atteindre cette 
                sensation. Ce désir de déprise donne lieu à des formules 
                paradoxales comme celle-ci : « enfin délivré d’être le maître, 
                le centre de commandement, l’état-major ou le subalterne, il 
                n’est plus que la victime bruissante et répercutante ». Dans ces 
                métaphores politiques et militaires, le rapport de force est 
                inversé, la maîtrise devenant une faiblesse à éradiquer pour 
                devenir une chambre d’échos. Comme dans « Mon roi », il s’agit 
                d’annihiler la puissance organisatrice, sociale, celle qui 
                possède les fonctions régaliennes et régulatrices du sujet. Tuer 
                le roi, le centre de commandement, c’est aspirer à la faiblesse, 
                à l’informe. « En lambeaux, dispersé, je me défendais et 
                toujours il n’y avait pas de chef de tendance ou je le 
                destituais aussitôt », dit aussi Michaux dans la postface 
                de Plume[16].
                Ce refus de la forme implique l’invention de nouvelles formes 
                transgressant les frontières génériques : à l’image de ce sujet 
                chaotique et flottant, traversé par des identités multiples.
                Créer des formes nouvelles pour 
                apprendre à habiter ses propriétés 
                Abolition des formes anciennes et 
                invention de formes non conformes
                
                  Ce livre n’a pas d’unité extérieure. Il ne répond pas à 
                  un genre connu. Il contient récits, poèmes, poèmes en prose, 
                  confessions, mots inventés, descriptions d’animaux 
                  imaginaires, notes, etc. dont l’ensemble ne constitue pas un 
                  recueil, mais plutôt un journal.
                
                C’est en ces termes (hétéroclites) que Michaux présente son 
                recueil dans le « Prière d’insérer » de La Nuit remue[17].
                Cette transgression des frontières génériques est 
                essentielle chez quelqu’un qui considère que « les genres sont 
                des ennemis qui ne vous ratent pas si vous les avez ratés la 
                première fois »[18]. 
                Le refus des formes établies découle en effet de « l’impuissance 
                à se conformer »[19] 
                qui caractérise le sujet michaldien, perpétuellement étranger 
                aux formes sociales, littéraires ou lexicales.
                Le seul terme qui semble à peu près stable pour désigner la
                Nuit remue est celui de « journal » mais ce serait 
                alors un journal sans auteur comme en témoigne la curieuse 
                formule : « tel jour s’est exprimé impétueusement, en 
                imaginations extravagantes, tel autre ou tel mois, sèchement en 
                un court poème en prose, d’analyse de soi. » qui érige en sujet 
                de l’action (et en sujet grammatical) le jour et fait de l’Homme 
                un réceptacle, une caisse de résonance (comme l’homme sous 
                éther), qui doit laisser le poème le traverser puis advenir en 
                lui. La poésie michaldienne se place volontiers sous le signe du 
                « passage » ; ainsi, à René Bertelé qui lui demandait pourquoi 
                il écrivait, Michaux répondit : « J’écris […] pour une sorte 
                d’alter ego que je voudrais honnêtement tenir au courant d’un 
                extraordinaire passage en moi, ou du monde, 
                qu’ordinairement oublieux, soudain je crois redécouvrir comme en 
                sa virginité. »[20]
                Si le sujet se présente volontiers comme un lieu de passage, 
                informe et instable dont les rares frontières qui subsistent 
                sont poreuses puisqu’il est « né troué »[21], 
                il nous semble cependant qu’une des fonctions assignées à la 
                poésie est de rendre malgré tout ce lieu habitable, de 
                reconstituer quelque chose comme un « moi-peau »[22], 
                frontière entre le moi et le monde garantissant la stabilité du 
                sujet. Tout en rendant compte des passages, des 
                « déplacements-dégagements » en lui, la poésie de Michaux essaie 
                aussi d’aménager ses « propriétés » ; en cela elle est bien 
                une poésie « pour guérir ».
                Construction d’un espace à soi
                En proie à une véritable « hémorragie d’être »[23], 
                Michaux cherche, par l’écriture, à reconstituer quelque chose 
                comme un « moi-peau », tout en exprimant sa préférence pour une 
                poésie de l’incomplétude. Il est donc voué à un dire paradoxal 
                devant à la fois conjurer l’émiettement du sujet et le donner 
                pour ce qu’il est, c’est-à-dire hanté de vide.
                Dans la vaste isotopie michaldienne de « l’espace du dedans » 
                comme lieu de l’intériorité, ces entités indéterminées qu’il 
                appelle « mes propriétés » nous intéressent ici tout 
                particulièrement. En effet, La Nuit remue 
                englobe en fait deux recueils dont l’un porte justement ce 
                titre. Les « propriétés » en question sont décrites dans le 
                texte liminaire comme des terres maigres où aucune plante ne 
                tient, où les espèces qu’il a essayé d’implanter périclitent. En 
                cela, ce terrain est à l’image de son esprit dont il déplore 
                l’incapacité à absorber la substance des livres des autres : « 
                et le livre lu en entier, je me lamente, car je n’ai rien 
                compris… Naturellement. N’ai pu me grossir de rien. Je reste 
                maigre et sec »[24]. 
                Dénuées de tout, subissant un dépeuplement progressif, les 
                propriétés finissent par se réduire à des marais. Cependant, 
                Michaux témoigne d’un attachement obstiné à ces terres 
                médiocres :
                
                  Promptement harassé de tant de voyages, […] je pleure 
                  après mes propriétés qui ne sont rien mais qui représentent 
                  quand même du terrain familier et ne me donnent pas cette 
                  impression d’absurde que je trouve partout. 
                  […] Quel bonheur de se retrouver sur son terrain ! […] Je ne 
                  peux pas expliquer ça, mais le confondre avec un autre, ce 
                  serait comme si je me confondais avec un autre, ce n’est pas 
                  possible. Il y a mon terrain et moi ; et puis il y a 
                  l’étranger. [25]
                
                Habiter ses propriétés et les reconnaître comme siennes, 
                permet au sujet de se différencier du monde, d’opérer un partage 
                entre le propre et l’étranger, ce qui est un premier pas vers la 
                constitution d’une identité. De façon significative, 
                l’expression utilisée dans le titre du recueil : « mes 
                propriétés » insiste plus sur le lien d’appartenance que sur 
                l’objet lui-même, ce qui confirme le caractère essentiellement 
                métaphorique de ce « terrain ».
                Certes, Michaux, qui craint toujours « le figé et l’assis »[26], 
                présente ses propriétés dans ce qu’elles ont de plus précaire, 
                de plus fragile, de plus « tourbillonnaire » mais il place en 
                elles de grands espoirs dans un élan d’optimisme volontariste, 
                peut-être pas totalement dénué d’ironie:
                
                  Sur un terrain on peut bâtir et je bâtirai. Maintenant 
                  j’en suis sûr. Je suis sauvé. J’ai une base. Auparavant, tout 
                  étant dans l’espace, sans plafond, ni sol, naturellement, si 
                  j’y mettais un être, je ne le revoyais plus jamais. Il 
                  disparaissait par chute. […] Maintenant ça ne 
                  m’arrivera plus […] et puis je vais être heureux. Il y aura 
                  toujours nombreuse compagnie. Vous savez, j’étais bien seul, 
                  parfois. 
                
                De fait, on comprend que le refus (ou l’incapacité) de se 
                conformer aux usages sociaux et la constante pulsion 
                michaldienne de « déterritorialisation » aient pu compromettre 
                le rapport à autrui et vouer le sujet à rester « bien seul ». 
                Rejeter les forme communes pour en élaborer de nouvelles, 
                entièrement siennes, risquerait même de rendre cette poésie 
                intransitive, presque autistique. Pourtant Michaux insiste sur 
                la dimension sociale de son geste antisocial :
                
                  Ce livre, cette expérience donc qui semble toute venue 
                  de l’égoïsme, j’irais bien jusqu’à dire qu’elle est sociale, 
                  tant voilà une opération à la portée de tout le monde et qui 
                  semble devoir être si profitable aux faibles, aux malades et 
                  maladifs, aux enfants […]. Ces imaginatifs souffrants, 
                  involontaires, perpétuels, je voudrais de cette façon au moins 
                  leur avoir été utile. N’importe qui peut écrire Mes 
                  propriétés
                  
                  [27]
                
                En faisant de la poésie « une opération à la portée de tout 
                le monde », Michaux esquisse les modalités d’un nouveau type de 
                rapport à autrui, qui ne reposerait pas sur la conformité à des 
                normes préétablies. Sans façon, il invite plutôt ses lecteurs à 
                prolonger son geste créateur, lançant un « tu pourrais essayer, 
                peut-être, toi aussi ? », dans la postface à Plume[28], 
                signe que l’abolition des frontières ne génère pas seulement la 
                confusion mentale ni le solipsisme (douloureux ou  extatique 
                selon les cas) mais permet aussi de rejoindre l’autre, ce que 
                fait exemplairement le critique que le poète appelle de ses 
                vœux :
                
                  La critique ? drôle d’histoire. Il faudrait qu’elle soit 
                  une exploration physique du type, qu’elle se mette dans sa 
                  peau. Je pense par exemple au bouquin passionnant de je ne 
                  sais plus quel médecin sur l’asthme de Proust. L’univers senti 
                  à travers l’étouffement, voilà ce qui fait que Proust est 
                  Proust ; pour en parler il faudrait recréer en soi un état 
                  préasthmatique.[29]
                
                
                  
                  
                    
                    [1] Arthur Rimbaud, « Génie », 
Illuminations, 
                    Gallimard, « Poésie », 1999, p.195.
 
                  
                    
                    [2] « Parfois je respire plus fort et tout à coup, ma 
                    distraction continuelle aidant, le monde se soulève avec ma 
                    poitrine. Peut-être pas l’Afrique, mais de grandes choses », 
                    Henri Michaux, « En respirant », 
La nuit remue, 
                    Gallimard, « Poésie », 2004, p.31. Sauf mention contraire, 
                    tous les poèmes cités seront extraits de ce recueil (et de
                    
Mes propriétés) dans cette édition.
 
                  
                    
                    [3] Selon l’expression de Gilles Deleuze et Félix 
                    Guattari dans 
Mille plateaux, Minuit, 1980.
 
                  
                    
                    [4] « Le sportif au lit », p. 25.
 
                  
                  
                    
                    [6] « Déchéance », p 52-53.
 
                  
                    
                    [7] « Encore des changements», p 123
 
                  
                    
                    [8] « Emme et son parasite », p.59.
 
                  
                  
                    
                    [10] « La paresse », p.110.
 
                  
                    
                    [11] Postface à 
Plume, in Henri Michaux, 
                    Œuvres Complètes I, édition établie par Raymond Bellour 
                    avec Ysé Tran, Gallimard, (Pléiade), 1998, p. 663.
 
                  
                    
                    [12] « Mon roi », p. 14-19.
 
                  
                    
                    [13] « Clown », 
Peintures, in Henri Michaux,
                    
Œuvres Complètes I, op.cit., p 709.
 
                  
                    
                    [14] « Un chiffon », p. 104.
 
                  
                    
                    [15] « L’éther », p. 64-78.
 
                  
                    
                    [16] Henri Michaux, 
Œuvres Complètes I,  
                    op.cit., p. 662.
 
                  
                    
                    [17] Henri Michaux , 
Œuvres Complètes I, 
                    op.cit., p. 1183.
 
                  
                    
                    [18] Qui je fus, in Henri Michaux , 
Œuvres 
                    Complètes I, op.cit., p., 106.
 
                  
                    
                    [19] Postface à 
Mes propriétés, in 
La nuit 
                    remue, op.cit., p.194.
 
                  
                    
                    [20] Cité dans Henri Michaux , 
Œuvres Complètes I, 
                    op.cit., p. XXIII
 
                  
                    
                    [21] « Je suis né troué », confie-t-il dans 
Ecuador, 
                    in Henri Michaux , 
Œuvres Complètes I, op.cit., 
                    p.189.
 
                  
                    
                    [22] Selon l’expression de Didier Anzieu, 
Le 
                    Moi-peau, Dunod, 1985.
 
                  
                    
                    [23] Selon l’expression de Serge Meitinger, 
Passages 
                    et langages d’Henri Michaux, textes réunis et présentés 
                    par Jean-Claude Mathieu et Michel Collot, José Corti,1987, 
                    p. 107.
 
                  
                    
                    [24] « Une vie de chien », p. 103
 
                  
                    
                    [25] « Mes propriétés », p. 98-99.
 
                  
                    
                    [26] « J’écris avec transport et pour moi, […] 
                    délibérément pour secouer le figé et l’assis, pour 
                    inventer», répond le poète à René Bertelé, cité dans Henri 
                    Michaux , 
Œuvres Complètes I, op.cit., p. XXIII.
 
                  
                    
                    [27] Postface à 
Mes propriétés, in 
La nuit 
                    remue, op.cit. p.194-195.
 
                  
                    
                    [28] Henri Michaux , 
Œuvres Complètes I, 
                    op.cit., p.665.
 
                  
                    
                    [29] Conversation avec Claudine Chinez, rapportée dans 
                    Henri Michaux, 
Oeuvres complètes I, op.cit., p. 
                    XXI.