Beyrouth, le 22 août 2013, 0 h 45.
Toute mon attention et toute ma préoccupation, depuis ma dernière
chronique, allaient à notre situation à nous, Chrétiens d’Orient
en Syrie et en Egypte. Il ne faut jamais l’oublier : en temps de
crise, notre sort est lié. D’abord parce que nos derniers jeunes –
et des moins jeunes – n’hésitent plus à partir. Non pas vers une
migration économique (pays du Golfe, Koweit, Arabie Saoudite…)
mais vers quelque chose de plus radical, en partant pour
l’Australie, les Etats-Unis ou le Canada… Ensuite parce que nous
ne savons pas vers où nous mène l’engagement du Hezbollah auprès
du régime syrien et sa guerre ouvertement déclarée aux Sunnites.
Je tiens pour néant ses derniers propos affirmant n’avoir rien
contre les Sunnites.
En Egypte, les Coptes et les autres Eglises
d’Egypte payent, jour après jour, le prix de cette guerre civile
qui s’installe en Egypte. N’ayons pas peur des mots. L’Egypte est
au bord du précipice et la guerre civile est là. En Syrie, les
massacres de villages chrétiens sont chaque jour plus fréquents, y
compris dans les zones réputées « calmes ». Les « Chrétiens des
Alaouites », comme les « Chrétiens de Sunnites », payent
aujourd’hui le prix d’une position intenable et celui de l’inertie
de l’Occident au sein d’une communauté internationale de plus en
plus bi-polarisée, comme au temps de la guerre froide.
C’est dans ce contexte que tombe la nouvelle
d’un massacre sans précédent commis par les forces du régime, dans
la Ghouta de Damas. Dès les premières dépêches, on évoque l’usage
d’armes chimiques. L’Observatoire syrien des droits de l’homme
annonce 100 morts pour un bilan à revoir à la hausse. Depuis ce
matin, ce chiffre n’a pas bougé. Par contre, les télévisions
libanaises annoncent 1 300 morts (1 600) quand Al-Manar, la chaîne
du Hezbollah, avance le chiffre de 650 morts.
Inutile de me demander où se situe la réalité.
Je vous répondrais que je ne sais pas, alors même qu’un
correspondant sur place doit savoir. Ainsi va la guerre en Syrie.
Nous mettons des jours – voire des semaines – à vérifier une
information.
Qu’est ce que la Ghouta de Damas ? C’est l’oasis
au cœur de laquelle a été construite Damas. Regorgeant d’eau et de
petits villages fortifiés – pour se défendre contre les Bédouins –
la Ghouta a été le « maquis » des Damascènes. Les opposants de
tous les régimes, comme ceux qui s’opposaient au mandat français,
y ont trouvé le gîte et le couvert.
Depuis plusieurs jours, le régime bombarde la
Ghouta et certains quartiers de Damas.
Ce matin, il y a eu entre 100, 650 ou 1 600
morts, selon les sources. Notre unique certitude est qu’il y a eu
massacre des populations civiles par des bombardements aveugles.
Les morts et les agonisants, que l’on peut voir
dans les vidéos amateur qui ont très vite circulé sur internet,
présentent tous les signes extérieurs d’atteinte au gaz. On peut
voir de très jeunes enfants et des adultes rendus aveugles, en
train d’étouffer alors que leur entourage tente de leur porter
secours avec des masques à oxygène ou en leur lavant le visage
avec un liquide pris dans une bouteille de limonade…
De quoi souffrent-ils ? Par quoi ont-ils été
tués ? Par du gaz sarin, comme l’affirme plus d’un ce soir ?
Plusieurs experts, dont on peut lire les
déclarations dans les différentes dépêches d’agence, se posent des
questions. Exemple :
Paula Vanninen, directrice de Verifin,
l’institut finnois pour la vérification de la convention des armes
chimiques, a déclaré « n’être pas totalement convaincue » qu’il
s’agisse d’une attaque au gaz innervant. « Les personnes qui
aident les victimes ne portent pas de vêtements de protection ni
de masques, et si c’était le cas elles auraient été contaminées et
victimes des mêmes symptômes. »
Pour Gwyn Winfield, directeur du magazine CBRNe
World, spécialisé dans les armes chimiques, « il n’existe aucune
information indiquant que des médecins ou des infirmières ont
succombé, ce qui laisse à penser que ce n’est pas ce que nous
considérons comme du gaz sarin militaire, mais pourrait être un
gaz sarin dilué ».
Gaz sarin dilué, nous retenons.
Le régime syrien a immédiatement démenti être
responsable de cette attaque et a, bien évidemment, retourné
l’accusation contre les « terroristes » qu’il combat. De cette
déclaration, je retiendrai une certitude : il y a bel et bien eu
beaucoup de morts, ce matin, dans la Ghouta de Damas.
Comme l’ont fait de nombreux médias proches du
régime des Assad et de l’axe syro-iranien, nous pouvons aussi nous
poser la question de savoir pourquoi Bachar el-Assad aurait fait
cette « bêtise » d’employer des armes chimiques contre une
population civile, à un jet de pierre de Damas où vient tout juste
d’arriver une commission des Nations Unies, chargées justement
d’enquêter sur leur usage éventuel. Oui, pourquoi ?
Souvenons-nous de la dernière mission des
observateurs de l’ONU qui n’avaient pu
observer que ce que le régime les autorisait à observer. Aucune
sortie sans les « guides » et « traducteurs » imposés par Damas.
Aujourd’hui, les membres de la mission de l’ONU
ont besoin d’une autorisation et d’un sauf-conduit des autorités
pour pouvoir sortir de leur hôtel. Il ne semble pas que la Ghouta
soit dans leur programme.
A l’heure où je vous écris, le Conseil de
sécurité des Nations Unies vient de terminer sa réunion d’urgence
consacrée au dossier syrien. Trois heures de huis clos pour ne
rien dire d’autre que « toute la lumière doit être faite sur ce
qui s’est passé ». Aucune résolution ni aucun autre texte formel.
Personne ne voulait prendre le risque de subir encore une fois le
veto de la Russie et de la Chine.
Nous revenons alors à notre première question :
Bachar el Assad aurait-il été assez « idiot » pour perpétrer une
telle attaque ? Ou, encore une fois, comme son père avant lui,
a-t-il été servi par l’intime certitude de l’impunité ?
Une réunion du Conseil de sécurité pour ne rien
dire comme pour ne rien faire est un blanc-seing, un nouveau
permis pour tuer, donné à Assad.
Pouvons-nous ignorer les prouesses de la
désinformation en temps de guerre ? Evidemment non ! Souvenez-vous
de Katyn, sans oublier les guerres de Yougoslavie et des Balkans
au moment de la chute du mur de Berlin.
Restent deux questions : le régime des Assad
est-il capable de commettre un tel massacre ? Oui, et cent fois
oui, il l’a prouvé sous le régime du père comme il le prouve
aujourd’hui. Et il en a les moyens. Les stocks d’armes chimiques
et les compétences en la matière de la Syrie sont choses connues
depuis les années 70.
Est-ce que l’opposition, les oppositions
syriennes seraient capables d’un tel geste ? Elles n’en ont pas
les moyens. Nul n’a fait état de la prise de stock d’armes
chimiques et je ne pense pas qu’elles le feraient sur leur propre
population.
Nous retiendrons, pour les prochains jours, la
position des Etats-Unis.
Il y a un an, en août dernier, Barack Obama
affirmait que l’usage d’armes chimiques par le régime syrien
serait « une ligne rouge à ne pas franchir ». Aujourd’hui, lors de
son point de presse quotidien, le porte-parole du Département
d’Etat, Jennifer Psaki, a déclaré : « Je ne parle pas de lignes
rouges. Je n’ai pas de débat ou de conversation sur des lignes
rouges, je n’établis pas de lignes rouges. Ne parlons pas de rouge
aujourd’hui. »
Par ailleurs, le général Dempsey, chef
d’état-major interarmées, a exprimé son scepticisme quant à une
intervention des Etats-Unis en Syrie : « Je considère que le camp
que nous choisissons de soutenir doit être prêt à promouvoir ses
intérêts et les nôtres quand l’équilibre penchera en sa faveur.
Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. »
« Nous pouvons détruire l’aviation syrienne,
responsable de nombreux bombardements de civils, ce ne serait pas
décisif sur un plan militaire mais cela nous engagerait résolument
dans le conflit. (…) Si la puissance américaine peut changer
l’équilibre militaire, elle ne peut résoudre les problèmes
historiques ethniques, religieux et tribaux sous-jacents qui
alimentent le conflit. (…) Les troubles en Syrie ont des racines
profondes. C’est un conflit de long terme entre des factions
multiples et la lutte violente pour le pouvoir continuera après la
fin du règne d’Assad. »
Cela se passe de commentaires.
MAROUN
CHARBEL