Plus d’humain et de culture dès le plus jeune
âge
Michel Desmurget, directeur de recherche en neurosciences
(Inserm-CNRS). Joël Jouanneau, auteur et metteur en scène de théâtre.
Anne-Laure Rouxel, chorégraphe.
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http://www.lemonde.fr/sciences/article/2016/01/05/plus-d-humain-et-de-culture-des-le-plus-jeune-age_4841929_1650684.html#ox6AK3HsSYFWwfsV.99
Cela fait cent cinquante ans que les sciences du vivant
s’intéressent à la question du développement. Des milliers d’études
réalisées, une seule certitude a pu être conquise : pour bien grandir,
l’enfant a besoin d’humain et de culture. Comme l’ont montré les
premiers travaux des psychanalystes René Spitz ou John Bowlby, nourrir
le corps ne suffit pas. Pour se développer, petit homme a besoin qu’on
stimule sa psyché. Dès la naissance, il a besoin qu’on l’aime, qu’on
lui parle, qu’on le regarde, qu’on le rassure, qu’on joue avec lui. Il
a besoin de parents, d’enseignants, de présences tutélaires. Il a
besoin d’autres enfants.
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A l’aune de ce consensus, deux désastres s’annoncent. Le
premier concerne la substitution progressive à la présence humaine
( ...des parents ..)d’un incroyable
fatras de prothèses numériques. Une tablette pour anesthésier les
explorations d’un bébé trop vivant, une télé pour abolir les
sollicitations envahissantes d’un enfant chronophage, un smartphone
pour asservir l’agitation créative d’un galopin fertilisé d’ennui, un
ordinateur pour ébaudir l’écolier réfractaire, etc. ; et, bien sûr,
pour justifier le tout, une armée d’experts complaisants, aussi agiles
à protéger leur progéniture de cette folie qu’à s’assurer une
confortable notoriété en vantant partout le génie de ces formidables
outils.
Comment peut-on sans honte proférer de telles impostures ? Comment
peut-on laisser croire qu’un écran pourra jamais approcher la
puissance ontogénétique d’un parent attentif, d’un enseignant
compétent ou d’un copain de jeu ? Comment peut-on imaginer que
l’impact profondément négatif de tous ces gadgets sur le volume et
la qualité des relations interpersonnelles précoces n’affectera pas le
développement émotionnel, social et cognitif de l’enfant ? Comment
peut-on suggérer qu’une promenade virtuelle sur tableau blanc
interactif pourra un jour se substituer, même de loin, à la visite
charnelle d’une œuvre d’art ou d’un site historique ?
Substituts humains
Etude après étude, les preuves s’amoncellent pour montrer la
toxicité de tous ces substituts humains. Dernier élément publié, une
étude PISA indiquant que les élèves qui utilisent le plus les
technologies numériques dans le cadre scolaire obtiennent les
résultats les plus déplorables (à l’opposé des enfants qui ont les
enseignants les plus qualifiés). Une observation qui fait suite à une
incroyable litanie de recherches académiques montrant l’effet
fortement délétère des écrans récréatifs (smartphones, télé, jeux
vidéo, etc.) sur la réussite scolaire, le langage, la créativité, la
tolérance à l’effort et l’attention endogène (radicalement
différente de l’attention réactive sollicitée par les jeux vidéo ou la
télé).
Pour enfoncer encore le clou du désastre, cette fureur numérique a
trouvé un allié : la baisse globale des budgets culturels alloués au
jeune public, via notamment le levier territorial. A terme, pour ce
dernier, cela signifie moins d’humain, moins de temps partagé et moins
de transmission. Or, à l’opposé des péroraisons utilitaristes sur le
primat des « savoirs fondamentaux », on sait depuis longtemps
l’importance capitale des stimulations culturelles précoces pour le
devenir existentiel de l’enfant. On ne le répétera jamais
assez : cette culture humaniste, souvent taxée d’élitiste par ceux-là
mêmes qui en maîtrisent le mieux les codes, n’est pas un luxe de
classe ou un simple facteur de croissance économique. Elle est une
nécessité développementale primaire.
Parce que la culture ( ...de son pays .. langue maternelle
...) donne forme à l’esprit, écrivait le psychologue américain
Jerome Bruner il y a trente ans ; parce que le cerveau ne se câble pas
de la même façon lorsqu’il est nourri ou privé de cette manne,
confirment aujourd’hui les neurosciences.
L’impact sur l’architecture cérébrale
Les vrais mutants dont on nous parle à longueur de médias, ce ne
sont pas ces pauvres digital addicts ; ce sont tous ces enfants
privilégiés, nourris d’art et de lettres, promenés de galeries en
musées, initiés dès le plus jeune âge aux richesses de la musique, du
théâtre, du chant, des contes et de la danse. Ces activités ont sur
l’architecture cérébrale un impact autrement plus positif que la
télévision (fût-elle Arte), une tablette ou Super Mario. Elles
soutiennent directement le développement du langage, de
l’intelligence, de la créativité et de nombreuses compétences
transférables dont plusieurs études récentes ont montré le rôle
fondamental pour la réussite scolaire à long terme. Citons, en
particulier (non, ce ne sont pas des gros mots) : l’autodiscipline
(dont le pouvoir prédictif est deux fois supérieur à celui du QI), le
goût de l’effort (notamment intellectuel) et la persistance (comprise
comme capacité à travailler sans récompense immédiate, en vue d’un but
lointain).
Méthodiquement, les familles aisées offrent à leur progéniture
toute la palette des potentialités développementales ci-dessus
évoquées. Ce n’est pas le cas des foyers défavorisés. Ceux-ci n’ont
avec ces pratiques qu’une relation lointaine. Ils sont chiches de
stimulations, de mots, d’histoires, de poèmes et d’excursions
culturelles. Heureusement, dans nombre de structures (crèches, écoles,
centres de loisirs, etc.), des programmes sont mis en place pour
compenser le préjudice. Des sorties sont organisées au musée, à la
bibliothèque, au théâtre ou à l’opéra. Des intervenants compétents
orchestrent l’apprentissage fécond d’activités artistiques et
littéraires. Bien sûr, le résultat reste décevant. Mais cela n’est pas
dû à l’inanité de la démarche. Cela tient au double caractère tardif
et insuffisant de l’effort déployé.
Faire plus et plus tôt
Pour que l’approche fonctionne, il faut faire plus et plus tôt. Ce
n’est pas au collège ou au lycée qu’il faut intervenir ; c’est dans
les crèches et les maternelles. C’est là, et là seulement, que l’on
pourra se substituer réellement aux carences familiales en imprégnant
précocement l’enfant de langage, d’appétence et de curiosité. Dès le
plus jeune âge, il faut mettre petit homme en présence de poètes,
d’écrivains, de musiciens, de conteurs, de metteurs en scène, de
chorégraphes, de peintres, de danseurs, de comédiens et de
marionnettistes. Il faut l’inciter à faire, à explorer, à sonder tant
ses univers intérieurs que la richesse du monde. Il faut l’élever
(quel joli mot !) en fertilisant son cerveau balbutiant d’un terreau
culturel pléthorique.
La refondation des rythmes scolaires pourrait servir de base à
cette belle ambition. Ne pourrions-nous pas, plutôt que de dilapider
des milliards dans des technologies numériques aux rendements
incertains (et au mieux marginaux), investir dans l’humain et la
culture afin de lutter vraiment contre les inégalités sociales et
donner à tous nos enfants, d’où qu’ils viennent, la même chance de
grandir ? Il faudrait vraiment que nos fanatiques de la calculette à
courte vue comprennent que ces dépenses précoces ne sont pas
gaspillées. Elles représentent, comme l’a démontré l’étude américaine
Perry Preschool, par exemple, d’immenses économies à venir pour nos
systèmes judiciaires et de prise en charge des enfants en difficulté.
En dépensant un peu aujourd’hui, on économisera beaucoup demain.
Michel Desmurget, directeur de recherche en neurosciences
(Inserm-CNRS). Joël Jouanneau, auteur et metteur en scène de théâtre.
Anne-Laure Rouxel, chorégraphe.
