En France, entre 40 et 100 enfants de moins de 12 ans se suicident
chaque année. Pourquoi un enfant veut-il mourir ? Une question à laquelle
Boris Cyrulnik, à la demande de Jeannette Bougrab, secrétaire d'État à la
Jeunesse, répond en explorant le monde, méconnu, dans lequel grandissent
nos enfants. Le neuropsychiatre appelle à des changements radicaux.
Le Point : Pourquoi un rapport sur les très rares suicides des
enfants ?
Boris Cyrulnik : On meurt plus fréquemment par suicide que par
accident de la route. Or, si de nombreux chercheurs ont travaillé à
comprendre le suicide des adultes et des adolescents, jamais celui des
enfants prépubères, dont le monde mental différe totalement de celui de
leurs aînés, n'a été étudié. Je prends volontiers la parabole du canari
dans la mine de charbon. Les mineurs avaient pour coutume de descendre
avec un canari. Lorsque celui-ci suffoquait, ils savaient qu'un coup de
grisou arrivait. Le suicide d'enfant, comme le canari dans la mine, est
une alerte, l'indicateur de dysfonctions sociales.
Est-on prédiposé au suicide ?
Il y a un facteur génétique, mais il existe mille autres facteurs. Le
suicide obéit à une convergence de causes, dont l'isolement sensoriel est
le carrefour.
Les gènes ne déterminent-ils rien ?
Le gène existe, toutefois il n'est pas une fatalité. Les gènes
impliquent la couleur de nos yeux, notre taille ou certaines maladies,
mais il faut tout autant tenir compte du climat de l'école, de l'ambiance
en famille. Distinguer l'inné et l'acquis est une absurdité. C'est une
erreur qui a longtemps interdit à la science de penser.
Rien n'est jamais joué, donc tout se construit ?
À peine le gène s'exprime-t-il que cette expression est pétrie,
sculptée par les pressions du milieu. C'est ce qu'on nomme l'épigenèse, et
celle-ci commence dès avant la naissance. Freud l'avait compris. Il
parlait d'une forêt dans laquelle on marche la première fois. Nos pas s'y
fraient un chemin. Désormais, l'information dans notre cerveau empruntera
plus volontiers ce chemin qu'un autre. Prenons l'exemple d'un enfant
génétiquement sain, porté par une mère stressée par la guerre. Cet enfant
sain sera in utero façonné par le malheur de la mère. À la
naissance, il sera 50 % plus petit, plus léger qu'un enfant moyen et il
souffrira d'une atrophie fronto-limbique. Il a donc été altéré par
l'épigenèse. Attention, le façonnage peut être inverse. Un enfant, faible
transporteur de sérotonine, donc hypervulnérable, porté par une mère
heureuse, dans un milieu stable, deviendra un adulte équilibré, tout juste
plus enclin à l'émotion. Le gène est déterminant de pas grand-chose,
tandis que l'épigenèse, elle, est très déterminante, elle sculpte
l'expression des gènes et du cerveau.
Si tout va mal autour d'un enfant, peinera-t-il forcément à se
construire ?
Non, pas du tout. Un confrère a travaillé sur les enfants d'un village
de Belgique durement ébranlé par la fermeture de la mine de charbon.
Chômage, pauvreté, choc culturel. Pourtant, les enfants s'y développent
harmonieusement. Pourquoi ? Parce que, alors que leurs parents travaillent
au loin, ils sont entourés de substituts efficaces. Des enseignants, des
moniteurs de foot, des voisines. Il faut tout un village pour élever un
enfant. Nos sociétés ont oublié cette sagesse, d'ailleurs faites-en
l'expérience, allez gronder le fils de votre voisine ! L'accent est trop
porté sur la mère, certes importante, mais qui éduque, entourée d'un père,
d'une famille, d'un quartier. On sous-estime grandement l'importance pour
l'enfant de ses pairs. S'il vit harmonieusement dans sa classe, s'il y a
des camarades, il s'attache et se développe. J'aimerais qu'on vivifie la
culture du quartier, la pratique sportive en club, le scoutisme, tout ce
qui favorise de multiples attachements.
À quel âge l'épigenèse s'arrête-t-elle ?
Jusqu'à 120 ans, l'épigenèse fonctionne. Même dans les maladies
d'Alzheimer, on observe encore quelques bourgeonnements synaptiques, même
raréfiés. Chez les enfants, l'épigenèse est puissante. À cet âge, cela
synaptise à toute allure dans les lobes préfrontaux.
Alors pourquoi un enfant se suicide-t-il ?
Se suicide-t-il vraiment ? Veut-il vraiment se donner la mort ? Le
suicide d'un enfant n'est pas un désir de mort, mais le désir de tuer
cette manière de vivre qui le fait souffrir, tuer le conflit de ses
parents, son isolement. Le suicide adolescent diffère, car
intellectuellement il sait ce qu'est la mort. Ce n'est qu'entre 7 et 9 ans
que l'enfant intériorise la conception de l'irrémédiabilité de la mort.
Aujourd'hui, d'ailleurs, j'observe que les enfants ont accès de plus en
plus tôt à cette notion. Une maturité intellectuelle précoce qui pose
problème, car elle s'acquiert au prix de l'angoisse. Cessons de les
forcer, de les surstimuler, surtout les filles.
Pourtant, les garçons se suicident plus ?
Les filles font dix fois plus de tentatives, mais les garçons
aboutissent plus.
Garçon ou fille, observez-vous des différences ?
L'ontogenèse sexuelle commence au stade embryonnaire. La testostérone
des embryons est un puissant déterminant biologique qui crée les organes
des filles ou ceux des garçons. Puis la culture, qui commence dès la
naissance, entoure différemment un bébé fille et un bébé garçon.
Les partisans de la théorie du genre considèrent qu'on éduque
distinctement les filles des garçons pour perpétuer la domination
masculine. Les croyez-vous ?
Je ne crois pas du tout à la suprématie des garçons, bien au contraire.
Vers 17 mois, les filles disposent de cinquante mots, de règles de
grammaire et d'un début de double réarticulation, par exemple être capable
de dire "réembarquons", au lieu de "on va encore une fois dans cette
barque". Avec quatre phonèmes, les filles expriment un discours. Les
garçons obtiennent cette performance six mois plus tard ! 75 % des garçons
commettent de petites transgressions (chiper un biscuit, pincer un bras,
etc.), contre 25 % des filles. Alors ces filles, plus dociles, parlant
aisément, sont bien mieux entourées. Il est plus aisé d'élever une fille
qu'un garçon. D'ailleurs, en consultation de pédopsychiatrie, il n'y a que
des petits garçons, dont le développement est bien plus difficile.
Certains scientifiques expliquent ce décalage par la biologie. La
combinaison de chromosomes XX serait plus stable, parce qu'une altération
sur un X pourra être compensée par l'autre X. La combinaison XY serait,
elle, en difficulté évolutive. Ajoutons à cela le rôle majeur de la
testostérone, l'hormone de la hardiesse et du mouvement, et non de
l'agressivité, comme on le croit souvent. À l'école, les garçons ont envie
de grimper aux murs, ils bougent, ils souffrent d'être immobilisés. Or
notre société ne valorise plus la force et le courage physique, mais
l'excellence des résultats scolaires. Elle valorise la docilité des
filles.
Pourquoi n'avoir rien dit dans cette querelle autour de la théorie
du genre ?
Je pense que le "genre" est une idéologie. Cette haine de la différence
est celle des pervers, qui ne la supportent pas. Freud disait que le
pervers est celui qu'indisposait l'absence de pénis chez sa mère. On y
est.
Pourtant, ces théories font observer que les filles, meilleures à
l'école, sont beaucoup moins nombreuses dans les études prestigieuses ?
C'est vrai, mais il n'est pas dit que cela dure. Aux États-Unis et au
Canada, les filles ont envahi les grandes écoles. Et on est obligé d'aider
les garçons à y parvenir. Notre système scolaire gagnerait à arrêter la
culture du sprint. Prenons modèle sur l'Europe du Nord, qui a supprimé les
notations jusqu'à l'âge de 12 ans, réduit drastiquement le nombre d'heures
de cours, qui caracole en tête des classements, et dont le taux de suicide
chez les enfants et les adolescents a diminué de 40 %.
Supprimer les notes ?
Un enfant qui grandit avec papa et maman qui s'aiment, sa petite
chambre à lui, des devoirs surveillés, aura forcément de bonnes notes.
Les
notes ne sont pas un reflet de l'intelligence, mais le miroir de la
stabilité affective.