<< Je suis très sincèrement heureux de me trouver ici parmi vous, à
l'occasion du 327e anniversaire de la fondation de cette université si
ancienne et si illustre. La devise de Harvard est VERITAS. La vérité
est rarement douce à entendre ; elle est presque toujours amère. Mon
discours d'aujourd'hui contient une part de vérité ; je vous l'apporte
en ami, non en adversaire.
Il y a trois ans, aux Etats-Unis, j'ai été amené à dire des choses
que l'on a rejeté, qui ont paru inacceptables. Aujourd'hui, nombreux
sont ceux qui acquiescent à mes propos d'alors...
La chute des "élites"
Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de
l'Ouest aujourd'hui pour un observateur extérieur. Le monde occidental
a perdu son courage civique, à la fois dans son ensemble et
singulièrement, dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans
chaque pays, et bien sûr, aux Nations Unies. Ce déclin du courage est
particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche
intellectuelle dominante, d'où l'impression que le courage a déserté
la société toute entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage
individuel mais ce ne sont pas ces gens là qui donnent sa direction à
la vie de la société. Les fonctionnaires politiques et intellectuels
manifestent ce déclin, cette faiblesse, cette irrésolution dans leurs
actes, leurs discours et plus encore, dans les considérations
théoriques qu'ils fournissent complaisamment pour prouver que cette
manière d'agir, qui fonde la politique d'un Etat sur la lâcheté et la
servilité, est pragmatique, rationnelle et justifiée, à quelque
hauteur intellectuelle et même morale qu'on se place. Ce déclin du
courage, qui semble aller ici ou là jusqu'à la perte de toute trace de
virilité, se trouve souligné avec une ironie toute particulière dans
les cas où les mêmes fonctionnaires sont pris d'un accès subit de
vaillance et d'intransigeance, à l'égard de gouvernements sans force,
de pays faibles que personne ne soutient ou de courants condamnés par
tous et manifestement incapables de rendre un seul coup. Alors que
leurs langues sèchent et que leurs mains se paralysent face aux
gouvernements puissants et aux forces menaçantes, face aux agresseurs
et à l'Internationale de la terreur. Faut-il rappeler que le déclin du
courage a toujours été considéré comme le signe avant coureur de la
fin ?
Quand les Etats occidentaux modernes se sont formés, fut posé comme
principe que les gouvernements avaient pour vocation de servir
l'homme, et que la vie de l'homme était orientée vers la liberté et la
recherche du bonheur (en témoigne la déclaration américaine
d'Indépendance). Aujourd'hui, enfin, les décennies passées de progrès
social et technique ont permis la réalisation de ces aspirations : un
Etat assurant le bien-être général. Chaque citoyen s'est vu accorder
la liberté tant désirée, et des biens matériels en quantité et en
qualité propres à lui procurer, en théorie, un bonheur complet, mais
un bonheur au sens appauvri du mot, tel qu'il a cours depuis ces mêmes
décennies.
Une société dépressive
Au cours de cette évolution, cependant, un détail psychologique a
été négligé : le désir permanent de posséder toujours plus et d'avoir
une vie meilleure, et la lutte en ce sens, ont imprimé sur de nombreux
visages à l'Ouest les marques de l'inquiétude et même de la
dépression, bien qu'il soit courant de cacher soigneusement de tels
sentiments. Cette compétition active et intense finit par dominer
toute pensée humaine et n'ouvre pas le moins du monde la voie à la
liberté du développement spirituel.
L'indépendance de l'individu à l'égard de nombreuses formes de
pression étatique a été garantie ; la majorité des gens ont bénéficié
du bien-être, à un niveau que leurs pères et leurs grands-pères
n'auraient même pas imaginé ; il est devenu possible d'élever les
jeunes gens selon ces idéaux, de les préparer et de les appeler à
l'épanouissement physique, au bonheur, au loisir, à la possession de
biens matériels, l'argent, les loisirs, vers une liberté quasi
illimitée dans le choix des plaisirs. Pourquoi devrions-nous renoncer
à tout cela ? Au nom de quoi devrait-on risquer sa précieuse existence
pour défendre le bien commun, et tout spécialement dans le cas douteux
où la sécurité de la nation aurait à être défendue dans un pays
lointain ?
Même la biologie nous enseigne qu'un haut degré de confort n'est
pas bon pour l'organisme. Aujourd'hui, le confort de la vie de la
société occidentale commence à ôter son masque pernicieux.
La société occidentale s'est choisie l'organisation la plus
appropriée à ses fins, une organisation que j'appellerais légaliste.
Les limites des droits de l'homme et de ce qui est bon sont fixées par
un système de lois ; ces limites sont très lâches. Les hommes à
l'Ouest ont acquis une habileté considérable pour utiliser,
interpréter et manipuler la loi, bien que paradoxalement les lois
tendent à devenir bien trop compliquées à comprendre pour une personne
moyenne sans l'aide d'un expert. Tout conflit est résolu par le
recours à la lettre de la loi, qui est considérée comme le fin mot de
tout. Si quelqu'un se place du point de vue légal, plus rien ne peut
lui être opposé ; nul ne lui rappellera que cela pourrait n'en être
pas moins illégitime. Impensable de parler de contrainte ou de
renonciation à ces droits, ni de demander de sacrifice ou de geste
désintéressé : cela paraîtrait absurde. On n'entend pour ainsi dire
jamais parler de retenue volontaire : chacun lutte pour étendre ses
droits jusqu'aux extrêmes limites des cadres légaux.
" Médiocrité spirituelle "
J'ai vécu toute ma vie sous un régime communiste, et je peux vous
dire qu'une société sans référent légal objectif est particulièrement
terrible. Mais une société basée sur la lettre de la loi, et n'allant
pas plus loin, échoue à déployer à son avantage le large champ des
possibilités humaines. La lettre de la loi est trop froide et formelle
pour avoir une influence bénéfique sur la société. Quand la vie est
tout entière tissée de relations légalistes, il s'en dégage une
atmosphère de médiocrité spirituelle qui paralyse les élans les plus
nobles de l'homme.
Et il sera tout simplement impossible de relever les défis de notre
siècle menaçant armés des seules armes d'une structure sociale
légaliste.
Aujourd'hui la société occidentale nous révèle qu'il règne une
inégalité entre la liberté d'accomplir de bonnes actions et la liberté
d'en accomplir de mauvaises. Un homme d'Etat qui veut accomplir
quelque chose d'éminemment constructif pour son pays doit agir avec
beaucoup de précautions, avec timidité pourrait-on dire. Des milliers
de critiques hâtives et irresponsables le heurtent de plein fouet à
chaque instant. Il se trouve constamment exposé aux traits du
Parlement, de la presse. Il doit justifier pas à pas ses décisions,
comme étant bien fondées et absolument sans défauts. Et un homme
exceptionnel, de grande valeur, qui aurait en tête des projets
inhabituels et inattendus, n'a aucune chance de s'imposer : d'emblée
on lui tendra mille pièges. De ce fait, la médiocrité triomphe sous le
masque des limitations démocratiques.
Il est aisé en tout lieu de saper le pouvoir administratif, et il a
en fait été considérablement amoindri dans tous les pays occidentaux.
La défense des droits individuels a pris de telles proportions que la
société en tant que telle est désormais sans défense contre les
initiatives de quelques-uns. Il est temps, à l'Ouest, de défendre non
pas temps les droits de l'homme que ses devoirs.
D'un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s'est
vue accorder un espace sans limite. Il s'avère que la société n'a plus
que des défenses infimes à opposer à l'abîme de la décadence humaine,
par exemple en ce qui concerne le mauvais usage de la liberté en
matière de violence morale faites aux enfants, par des films tout
pleins de pornographie, de crime, d'horreur. On considère que tout
cela fait partie de la liberté, et peut être contrebalancé, en
théorie, par le droit qu'ont ces mêmes enfants de ne pas regarder er
de refuser ces spectacles. L'organisation légaliste de la vie a prouvé
ainsi son incapacité à se défendre contre la corrosion du mal...
L'évolution s'est faite progressivement, mais il semble qu'elle ait
eu pour point de départ la bienveillante conception humaniste selon
laquelle l'homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal,
et tout ce que notre existence offre de vicié est simplement le fruit
de systèmes sociaux erronés qu'il importe d'amender. Et pourtant, il
est bien étrange de voir que le crime n'a pas disparu à l'Ouest, alors
même que les meilleurs conditions de vie sociale semblent avoir été
atteintes. Le crime est même bien plus présent que dans la société
soviétique, misérable et sans loi...
Les médias fabriquent un " esprit du temps "
La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais
pour quel usage ? (...) Quelle responsabilité s'exerce sur le
journaliste, ou sur un journal, à l'encontre de son lectorat, ou de
l'histoire ? S'ils ont trompé l'opinion publique en divulguant des
informations erronées, ou de fausses conclusions, si même ils ont
contribué à ce que des fautes soient commises au plus haut degré de
l'Etat, avons-nous le souvenir d'un seul cas, où le dit journaliste ou
le dit journal ait exprimé quelque regret ? Non, bien sûr, cela
porterait préjudice aux ventes. De telles erreurs peut bien découler
le pire pour une nation, le journaliste s'en tirera toujours. Etant
donné que l'on a besoin d'une information crédible et immédiate, il
devient obligatoire d'avoir recours aux conjectures, aux rumeurs, aux
suppositions pour remplir les trous, et rien de tout cela ne sera
jamais réfuté ; ces mensonges s'installent dans la mémoire du lecteur.
Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et trompeurs
sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le lecteur, et
le laissant ensuite à lui-même ? La presse peut jouer le rôle
d'opinion publique, ou la tromper. De la sorte, on verra des
terroristes peints sous les traits de héros, des secrets d'Etat
touchant à la sécurité du pays divulgués sur la place publique, ou
encore des intrusions sans vergogne dans l'intimité de personnes
connues, en vertu du slogan : « tout le monde a le droit de tout
savoir ». Mais c'est un slogan faux, fruit d'une époque fausse ; d'une
bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des hommes de
ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les
ragots, les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène une
vie pleine de travail et de sens n'a absolument pas besoin de ce flot
pesant et incessant d'information. (...) Autre chose ne manquera pas
de surprendre un observateur venu de l'Est totalitaire, avec sa presse
rigoureusement univoque : on découvre un courant général d'idées
privilégiées au sein de la presse occidentale dans son ensemble, une
sorte d'esprit du temps, fait de critères de jugement reconnus par
tous, d'intérêts communs, la somme de tout cela donnant le sentiment
non d'une compétition mais d'une uniformité. Il existe peut-être une
liberté sans limite pour la presse, mais certainement pas pour le
lecteur : les journaux ne font que transmettre avec énergie et emphase
toutes ces opinions qui ne vont pas trop ouvertement contredire ce
courant dominant.
Sans qu'il y ait besoin de censure, les courants de pensée, d'idées
à la mode sont séparés avec soin de ceux qui ne le sont pas, et ces
derniers, sans être à proprement parler interdits, n'ont que peu de
chances de percer au milieu des autres ouvrages et périodiques, ou
d'être relayés dans le supérieur. Vos étudiants sont libres au sens
légal du terme, mais ils sont prisonniers des idoles portées aux nues
par l'engouement à la mode. Sans qu'il y ait, comme à l'Est, de
violence ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de
tout conformer à des modèles standards, empêchent les penseurs les
plus originaux d'apporter leur contribution à la vie publique et
provoquent l'apparition d'un dangereux esprit grégaire qui fait
obstacle à un développement digne de ce nom. Aux Etats-Unis, il m'est
arrivé de recevoir des lettres de personnes éminemment intelligentes
... peut-être un professeur d'un petit collège perdu, qui aurait pu
beaucoup pour le renouveau et le salut de son pays, mais le pays ne
pouvait l'entendre, car les média n'allaient pas lui donner la parole.
Voilà qui donne naissance à de solides préjugés de masse, à un
aveuglement qui à notre époque est particulièrement dangereux. (...)
L’erreur matérialiste de la pensée moderne
Il est universellement admis que l'Ouest montre la voie au monde
entier vers le développement économique réussi, même si dans les
dernières années il a pu être sérieusement entamé par une inflation
chaotique. Et pourtant, beaucoup d'hommes à l'Ouest ne sont pas
satisfaits de la société dans laquelle ils vivent. Ils la méprisent,
ou l'accusent de plus être au niveau de maturité requis par
l'humanité. Et beaucoup sont amenés à glisser vers le socialisme, ce
qui est une tentation fausse et dangereuse. J'espère que personne ici
présent ne me suspectera de vouloir exprimer une critique du système
occidental dans l'idée de suggérer le socialisme comme alternative.
Non, pour avoir connu un pays où le socialisme a été mis en oeuvre, je
ne prononcerai pas en faveur d'une telle alternative. (...) Mais si
l'on me demandait si, en retour, je pourrais proposer l'Ouest, en son
état actuel, comme modèle pour mon pays, il me faudrait en toute
honnêteté répondre par la négative. Non, je ne prendrais pas votre
société comme modèle pour la transformation de la mienne. On ne peut
nier que les personnalités s'affaiblissent à l'Ouest, tandis qu'à
l'Est elles ne cessent de devenir plus fermes et plus fortes. Bien
sûr, une société ne peut rester dans des abîmes d'anarchie, comme
c'est le cas dans mon pays. Mais il est tout aussi avilissant pour
elle de rester dans un état affadi et sans âme de légalisme, comme
c'est le cas de la vôtre. Après avoir souffert pendant des décennies
de violence et d'oppression, l'âme humaine aspire à des choses plus
élevées, plus brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd'hui
par les habitudes d'une société massifiée, forgées par l'invasion
révoltante de publicités commerciales, par l'abrutissement télévisuel,
et par une musique intolérable.
Tout cela est sensible pour de nombreux observateurs partout sur la
planète. Le mode de vie occidental apparaît de moins en moins comme le
modèle directeur. Il est des symptômes révélateurs par lesquels
l'histoire lance des avertissements à une société menacée ou en péril.
De tels avertissements sont, en l'occurrence, le déclin des arts, ou
le manque de grands hommes d'Etat. Et il arrive parfois que les signes
soient particulièrement concrets et explicites. Le centre de votre
démocratie et de votre culture est-il privé de courant pendant
quelques heures, et voilà que soudainement des foules de citoyens
américains se livrent au pillage et au grabuge. C'est que le vernis
doit être bien fin, et le système social bien instable et mal en
point.
Mais le combat pour notre planète, physique et spirituel, un combat
aux proportions cosmiques, n'est pas pour un futur lointain ; il a
déjà commencé. Les forces du Mal ont commencé leur offensive décisive.
Vous sentez déjà la pression qu'elles exercent, et pourtant, vos
écrans et vos écrits sont pleins de sourires sur commande et de verres
levés. Pourquoi toute cette joie ?
Comment l'Ouest a-t-il pu décliner, de son pas triomphal à sa
débilité présente ? A-t-il connu dans son évolution des points de
non-retour qui lui furent fatals, a-t-il perdu son chemin ? Il ne
semble pas que cela soit le cas. L'Ouest a continué à avancer d'un pas
ferme en adéquation avec ses intentions proclamées pour la société,
main dans la main avec un progrès technologique étourdissant. Et tout
soudain il s'est trouvé dans son état présent de faiblesse. Cela
signifie que l'erreur doit être à la racine, à la fondation de la
pensée moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en
Occident à l'époque moderne. Je parle de la vision du monde qui a
prévalu en Occident, née à la Renaissance, et dont les développements
politiques se sont manifestés à partir des Lumières. Elle est devenue
la base da la doctrine sociale et politique et pourrait être appelée
l'humanisme rationaliste, ou l'autonomie humaniste : l'autonomie
proclamée et pratiquée de l'homme à l'encontre de toute force
supérieure à lui. On peut parler aussi d'anthropocentrisme : l'homme
est vu au centre de tout.
Historiquement, il est probable que l'inflexion qui s'est produite
à la Renaissance était inévitable. Le Moyen Age en était venu
naturellement à l'épuisement, en raison d'une répression intolérable
de la nature charnelle de l'homme en faveur de sa nature spirituelle.
Mais en s'écartant de l'esprit, l'homme s'empara de tout ce qui est
matériel, avec excès et sans mesure. La pensée humaniste, qui s'est
proclamée notre guide, n'admettait pas l'existence d'un mal
intrinsèque en l'homme, et ne voyait pas de tâche plus noble que
d'atteindre le bonheur sur terre. Voilà qui engagea la civilisation
occidentale moderne naissante sur la pente dangereuse de l'adoration
de l'homme et de ses besoins matériels. Tout ce qui se trouvait
au-delà du bien-être physique et de l'accumulation de biens matériels,
tous les autres besoins humains, caractéristiques d'une nature subtile
et élevée, furent rejetés hors du champ d'intérêt de l'Etat et du
système social, comme si la vie n'avait pas un sens plus élevé. De la
sorte, des failles furent laissées ouvertes pour que s'y engouffre le
mal, et son haleine putride souffle librement aujourd'hui. Plus de
liberté en soi ne résout pas le moins du monde l'intégralité des
problèmes humains, et même en ajoute un certain nombre de nouveaux.
L’Ouest, aussi matérialiste que l’Est
Et pourtant, dans les jeunes démocraties, comme la démocratie
américaine naissante, tous les droits de l'homme individuels
reposaient sur la croyance que l'homme est une créature de Dieu.
C'est-à-dire que la liberté était accordée à l'individu de manière
conditionnelle, soumise constamment à sa responsabilité religieuse.
Tel fut l'héritage du siècle passé.
Toutes les limitations de cette sorte s'émoussèrent en Occident,
une émancipation complète survint, malgré l'héritage moral de siècles
chrétiens, avec leurs prodiges de miséricorde et de sacrifice. Les
Etats devinrent sans cesses plus matérialistes. L'Occident a défendu
avec succès, et même surabondamment, les droits de l'homme, mais
l'homme a vu complètement s'étioler la conscience de sa responsabilité
devant Dieu et la société. Durant ces dernières décennies, cet égoïsme
juridique de la philosophie occidentale a été définitivement réalisé,
et le monde se retrouve dans une cruelle crise spirituelle et dans une
impasse politique. Et tous les succès techniques, y compris la
conquête de l'espace, du Progrès tant célébré n'ont pas réussi à
racheter la misère morale dans laquelle est tombé le XXe siècle, que
personne n'aurait pu encore soupçonner au XIXe siècle.
L'humanisme dans ses développements devenant toujours plus
matérialiste, il permit avec une incroyable efficacité à ses concepts
d'être utilisés d'abord par le socialisme, puis par le communisme, de
telle sorte que Karl Marx pût dire, en 1844, que « le communisme est
un humanisme naturalisé ». Il s'est avéré que ce jugement était loin
d'être faux. On voit les mêmes pierres aux fondations d'un humanisme
altéré et de tout type de socialisme : un matérialisme sans frein, une
libération à l'égard de la religion et de la responsabilité
religieuse, une concentration des esprits sur les structures sociales
avec une approche prétendument scientifique. Ce n'est pas un hasard si
toutes les promesses rhétoriques du communisme sont centrées sur
l'Homme, avec un grand H, et son bonheur terrestre. A première vue, il
s'agit d'un rapprochement honteux : comment, il y aurait des points
communs entre la pensée de l'Ouest et de l'Est aujourd'hui ? Là est la
logique du développement matérialiste...
Je ne pense pas au cas d'une catastrophe amenée par une guerre
mondiale, et aux changements qui pourraient en résulter pour la
société. Aussi longtemps que nous nous réveillerons chaque matin, sous
un soleil paisible, notre vie sera inévitablement tissée de banalités
quotidiennes. Mais il est une catastrophe qui pour beaucoup est déjà
présente pour nous. Je veux parler du désastre d'une conscience
humaniste parfaitement autonome et irréligieuse.
Elle a fait de l'homme la mesure de toutes choses sur terre,
l'homme imparfait, qui n'est jamais dénué d'orgueil, d'égoïsme,
d'envie, de vanité, et tant d'autres défauts. Nous payons aujourd'hui
les erreurs qui n'étaient pas apparues comme telles au début de notre
voyage. Sur la route qui nous a amenés de la Renaissance à nos jours,
notre expérience s'est enrichie, mais nous avons perdu l'idée d'une
entité supérieure qui autrefois réfrénait nos passions et notre
irresponsabilité.
Nous avions placé trop d'espoirs dans les transformations
politico-sociales, et il se révèle qu'on nous enlève ce que nous avons
de plus précieux : notre vie intérieure. A l'Est, c'est la foire du
Parti qui la foule aux pieds, à l'Ouest la foire du Commerce : ce qui
est effrayant, ce n'est même pas le fait du monde éclaté, c'est que
les principaux morceaux en soient atteints d'une maladie analogue. Si
l'homme, comme le déclare l'humanisme, n'était né que pour le bonheur,
il ne serait pas né non plus pour la mort. Mais corporellement voué à
la mort, sa tâche sur cette terre n'en devient que plus spirituelle :
non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la recherche des
meilleurs moyens d'acquisition, puis de joyeuse dépense des biens
matériels, mais l'accomplissement d'un dur et permanent devoir, en
sorte que tout le chemin de notre vie devienne l'expérience d'une
élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus
hautes que nous n'y étions entrés.
" Revoir à la hausse l’échelle de nos valeurs humaines "
Il est impératif que nous revoyions à la hausse l'échelle de nos
valeurs humaines. Sa pauvreté actuelle est effarante. Il n'est pas
possible que l'aune qui sert à mesurer de l'efficacité d'un président
se limite à la question de combien d'argent l'on peut gagner, ou de la
pertinence de la construction d'un gazoduc. Ce n'est que par un
mouvement volontaire de modération de nos passions, sereine et
acceptée par nous, que l'humanité peut s'élever au-dessus du courant
de matérialisme qui emprisonne le monde.
Quand bien même nous serait épargné d'être détruits par la guerre,
notre vie doit changer si elle ne veut pas périr par sa propre faute.
Nous ne pouvons nous dispenser de rappeler ce qu'est fondamentalement
la vie, la société. Est-ce vrai que l'homme est au-dessus de tout ?
N'y a-t-il aucun esprit supérieur au-dessus de lui ? Les activités
humaines et sociales peuvent-elles légitimement être réglées par la
seule expansion matérielle ? A-t-on le droit de promouvoir cette
expansion au détriment de l'intégrité de notre vie spirituelle ?
Si le monde ne touche pas à sa fin, il a atteint une étape décisive
dans son histoire, semblable en importance au tournant qui a conduit
du Moyen-âge à la Renaissance. Cela va requérir de nous un embrasement
spirituel. Il nous faudra nous hisser à une nouvelle hauteur de vue, à
une nouvelle conception de la vie, où notre nature physique ne sera
pas maudite, comme elle a pu l'être au Moyen-âge, mais, ce qui est
bien plus important, où notre être spirituel ne sera pas non plus
piétiné, comme il le fut à l'ère moderne. Notre ascension nous mène à
une nouvelle étape anthropologique. Nous n'avons pas d'autre choix que
de monter : toujours plus haut. >>
Alexandre Soljénitsyne, Harvard, 8 juin 1978