En France, où sous des apparences égalitaires l'on pousse
jusqu'à la fureur la passion de la hiérarchie, l'affaire a
pris
des proportions inouïes.
Les voeux se répandent du haut
jusqu'en bas de l'échelle
sociale, en mille
cérémonies qui
occupent tout le mois de janvier. Le chef
de
l'Etat présente
ses voeux aux ministres, les ministres aux directeurs, les directeurs
aux chefs de bureau, les chefs de bureau aux employés,
les employés aux surnuméraires, les surnuméraires
aux saute-ruisseau, et comme il ne saurait y avoir de fête
réussie sans la présence des gazettes, chacun se fait
un
devoir
de présenter ses vœux aux journalistes
Les
discours de nouvel an sont des uniformes de l'âme,
des armures de
la pensée.
Le
premier ministre promet
un
bon
gouvernement, le ministre des Paysans d'abondantes
récoltes, le
ministre des Finances qu'on baissera
les
impôts.
Au
reste, les gazetiers
n'y accordent aucune
importance:
on
ne
va pas aux voeux pour écouter,
on y va
pour voir
et
surtout
pour être vu.
Vous le
savez, Paris est une
jungle. De même que les différentes
races animales se retrouvent au point d'eau où elles
cohabitent pour un temps, les
différentes espèces journalistiques
se réunissent autour du buffet: on s'y
observe, on
s'y jauge, on y mesure à
mille signes
la
place
que
chacun occupe
dans
la forêt du pouvoir.
Il y a au
premier rang le régiment de
ceux
qui notent
scrupuleusement
tout ce qui est dit dans les discours
ceux-là
sont
la piétaille
des gazettes, espèce réputée sans importance.
Il y a,
juste au-dessus, l'escadron des coulissiers:
ceuxlà
font profession de mépriser les propos officiels;
ils
suivent
pas à pas la puissance invitante une fois qu'elle a fini son
speech et, l'oreille tendue au-dessus de
la
foule des courtisans,ils
notent fiévreusement les banalités plus ou moins
spirituelles qu'il échange avec ses
invités. Ils en tirent des
articulets tissés de
complaisance ou d'insolence, selon
que la feuille où ils écrivent
est ou non
gouvernementale.
A bonne
distance, se tient la phalange
des
Premiers-Paris. Ceux-là n'écrivent
rien, ils
observent:
figés dans un
noble
maintien, ils emmagasinent la matière
vivante qui
fera, avec beaucoup de sauce,
la matière
de leurs éditoriaux. Ils fuient
donc comme la
peste toute information
nouvelle qui serait susceptible de
contrarier
le beau raisonnement avec leuel
ils sont arrivés et qu'ils comptent
bien
resservir à peine verni d'actualité..
Encore
derrière, dans l'ombre d'un pilier,
sous les plis d'une tenture, se tiennent
les vraies puissances, entourées
d'un halo de respect. Ceux-là
n'ont jamais
écrit ou n'écrivent plus depuis
longtemps
; ils sont patrons de journaux directeurs de société
lucarnière,
actionnaires de gazettes sonores. Avec eux,
quelques ténors de la lucarne que
leur célébrité autorise à
côtoyer la richesse. Plongés dans des conversations interminables,
ils semblent ne rien voir de la pièce qui se joue autour
d'eux; ils ne causent avec le ministre qu'en tête à tête et
de puissance à puissance. Ils sont le vrai pouvoir, celui
qui n'est pas renversé tous les
cinq ans.
Cela mis à
part, peu de chose. Si, tout de même: on a
supprimé les
truffes sur les buffets de l'ambigu de Matignon*.
C'est à des signes comme celui-ci que l'on voit que la
gauche a
perdu les élections.