LA SOCIÉTÉ BUREAUCRATIQUE .... de ses caractérisitiques ...par Cornélius CASTORIADIS

 

Voici quelques extraits du livre de Jacqueline Russ "La Marche des idées contemporaines", traitant des "Marxismes" et des "Chemins vers le temps présent: quand apparaît notre aujourd'hui" p. 129-130

 

Replongeons-nous, en effet, dans les années 49, pour saisir cette terreur idéologique, dont nous parle ici Claude Lefort. Janvier 1949 : c'est l'ouverture du procès Kravchenko contre Les Lettres françaises, hebdomadaire culturel dirigé par Aragon. Dans son Vïvie J'ai choisi la liberté, Kravchenko, haut fonctionnaire socialiste en fuite, dénonce le régime de l'URSS; son ouvrage, baptisé par les communistes entreprise anti-soviétique et anti-ouvrière, donne lieu à de violentes polémiques. Durant le procès qui l'oppose au journal «progressiste», Roger Garaudy, Joliot-Curie, Vercors, et bien d'autres viennent témoigner sans nulle ambiguïté : les camps n'existent pas en URSS... Mais ce mois de janvier 1949 est fertile en exemples divers de terro-risme idéologique. C'est le début de la croisade du PCF contre «la psychanalyse façon yankee», contre une «idéologie de basse police et d'espionnage» (L'Humanité)7. .....

Aussi le n° 1 de Socialisme ou Barbarie (mars 1949) prend-il, dans ce contexte, tout son sens : c'est la conspiration du silence et l'oeuvre de la mauvaise foi que cette revue s'efforce de briser. Élucidant la signification de l'histoire contemporaine. Socialisme ou Barbarie procède à un réexamen critique et dévoile les passions mensongères et les illusions : « Un siècle après le Manifeste communiste, trente années après la Révolution russe [...] le mouvement révolutionnaire semble avoir disparu [...]. Le "socialisme" apparaît inséparable des camps de concentration, de l'exploitation sociale la plus intense, de la dictature la plus active, du crétinisme le plus étendu [...]. La constitution objective de la bureaucratie en couche exploiteuse rend évident que l'avant-garde ne saurait s'organiser que sur la base d'un programme essentiellement dirigé contre la bureaucratie et ses racines. »

Un texte, pour comprendre ce questionnement décapant. Il est extrait de La Société bureaucratique, de Cornélius Castoriadis et, plus précisément, de l'article «Le problème de l'URSS et la possibilité d'une troisième solution historique » (février 1947). Castoriadis y présente l'économie et l'État bureau-cratiques, sans négliger (ô réalisme socialiste!) l'effondrement de la culture.

 

•                      « II. L'économie bureaucratique

19. Le processus économique en Russie se déroule fondamentalement entre deux catégories sociales : le prolétariat, ensemble des travailleurs non qualifiés ne disposant que de leur force de travail et la bureaucratie qui groupe les personnes ne participant pas à la production matérielle et assumant seulement la direction et le contrôle du travail des autres. Entre ces deux catégories s'intercale une aristocratie ouvrière et intellectuelle, plus ou moins privilégiée. Ce qui définit les deux catégories fondamentales en tant que classes, c'est leur rôle absolument différent par rapport à la production.                                                 

20. Le caractère de classe du processus productif en Russie est garanti :

a) par la possession effective de l'appareil productif par la bureaucratie qui en dispose totalement et par la dépossession totale du prolétariat ;

b) par le monopole exercé par la bureaucratie quant à la direction de la production ;

c) par l'orientation imprimée par la bureaucratie à la production, et destinée à servir les intérêts bureaucratiques. Les plans de production ne sont que l'expression chiffrée des intérêts bureaucratiques.

21. Ni les plans de production, ni la "nationalisation" des moyens de production à eux seuls n'ont rien à voir avec la collectivisation de l'économie. Collectiviser économie signifie donner la possession effective, la direction et la jouissance de 1 économie, inséparables les unes des autres, à la collectivité ouvrière Cela d'autre part n est possible que si cette dernière exerce réellement le pouvoir politique    .

Aucune de ces conditions n'est remplie en Russie.

22. Le même caractère de classe détermine en Russie la répartition du revenu social entre les diverses catégories. Tandis que pour le prolétaire la seule source de revenu est le produit de la vente de sa force de travail (salaire), le bureaucrate jouit d un sur-revenu sans aucun rapport avec sa contribution productive et analogue à sa place dans la pyramide bureaucratique.

Ce sur-revenu provient de l'exploitation du prolétariat [...].

 

III. L'État bureaucratique

 

25. La position de classe de la bureaucratie est appuyée sur l'accaparement de l' appareil étatique et garantie par celui-ci. Dans l'état bureaucratique, on observe le point culminant du phénomène qui caractérise déjà l'impérialisme: la fusion même personnelle, de la puissance économique et de la puissance politique.

 

26. Face à la société bureaucratique, on doit compléter la définition classique de l'État. L'État est aujourd'hui le monopole de la violence matérielle, plus le monopole des idées.

 

 

IV. L'effondrement de la culture

 

27. La soi-disant "culture" russe d'aujourd'hui est un spécimen effroyable d'ignorance, de suffisance, de simplisme, d'abrutissement et de dogmatisme asiatique. En tant que telle, elle ne peut subir la comparaison avec aucune époque de la civilisation humaine et constitue en fait la négation de la culture. La reprise, dans les fabrications "idéologiques" de la bureaucratie, de thèmes réactionnaires déjà connus (patrie, famille, religion, etc.) ne signifie pas une orientation vers le retour au capitalisme, mais découle simplement de la stabilisation d'une classe qui, pour justifier sa domination, se donne une "idéologie" en la prenant là où elle se trouve. »

 

Cornélius CASTORIADIS, La Société bureaucratique,  1,  10/18-UGE,  1973, pp. 83 sq.

 

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