".. écrire un livre court, clair et simple, susceptible d'intéresser
des lecteurs peu familiarisés avec les problèmes de la phénoménologie et
de l'histoire des religions."
....
" Notre intention était d'aider le lecteur à percevoir non seulement
la signification profonde d'une existence religieuse de type archaïque
et traditionnel, mais aussi à reconnaître sa validité en tant que
décision humaine, à apprécier sa beauté, sa « noblesse ».
Il ne s'agissait pas de montrer simplement qu'un Australien ou un
Africain n'étaient pas les pauvres animaux à demi sauvages (incapables
de compter jusqu'à 5, etc.) dont nous entretenait le folklore
anthropologique d'il y a moins d'un siècle. Nous visions à montrer
quelque chose de plus : la logique et la grandeur de leurs conceptions
du Monde, c'est-à-dire de leurs comportements, de leurs symbolismes et
de leurs systèmes religieux. Lorsqu'il y va de comprendre un
comportement étrange ou un système de valeurs exotiques, les démystifier
ne sert à rien. Il est futile de proclamer, à propos de la croyance de
tant de « primitifs », que leur village et leur maison ne se trouvent
pas au Centre du Mondes Ce n'est que dans la mesure où l'on accepte
cette croyance, où l'on comprend le symbolisme du Centre du Monde et son
rôle dans la vie d'une société archaïque, qu'on arrive à découvrir les
dimensions d'une existence qui se constitue en tant que telle justement
par le fait qu'elle se considère située au Centre du Monde.
Certes, pour faire mieux ressortir les catégories spécifiques d'une
existence religieuse de type archaïque et traditionnel (car nous
supposions chez le lecteur une certaine familiarité avec le
judéo-christianisme et l'Islam, voire avec l'hindouisme et le
bouddhisme), nous n'avons pas insisté sur certains aspects aberrants et
cruels, comme le cannibalisme, la chasse aux têtes, les sacrifices
humains, les excès orgiastiques, que nous avons d'ailleurs analysés dans
d'autres travaux. Nous n'avons pas non plus parlé du processus de
dégradation et de dégénérescence dont aucun phénomène religieux n'a
jamais réussi à se préserver. Enfin, en opposant le « sacré » au «
profane », nous avons entendu souligner surtout l'appauvrissement
apporté par la sécularisation d'un comportement religieux; si nous n'avons pas parlé de ce que homme a gagné à la
désacralisation du Monde, c'est que cela nous paraissait plus ou moins
connu des lecteurs.
Reste un problème auquel nous n'avons touché que par allusions : dans
quelle mesure le « profane » peut-il devenir, en lui-même, « sacré »;
dans quelle mesure une existence radicalement sécularisée, sans Dieu ni
dieux, est-elle susceptible de constituer le point de départ d'un
nouveau type de « religion »? Le problème dépasse la compétence de
l'historien des religions, d'autant que le processus en est encore au
stade initial. Mais il convient de préciser dès l'abord que ce processus
est susceptible de se dérouler sur des plans multiples et en poursuivant
des objectifs différents. Il y a, avant tout, les conséquences
virtuelles de ce qu'on pourrait appeler les thélogies contemporaines de
la « mort de Dieu » qui, après avoir abondamment démontré l'inanité de
tous les concepts, les symboles et les rituels des Eglises chrétiennes,
semblent espérer qu'une prise de conscience du caractère radicalement
profane du Monde et de l'existence humaine est néanmoins capable de
fonder, grâce à une mystérieuse et paradoxale coincidentia oppositorum,
un nouveau type d'« expérience religieuse ».
Il y a ensuite les développements possibles à partir de la conception
que la religiosité constitue une structure ultime de la conscience;
qu'elle ne dépend pas des innombrables et éphémères (puisque
historiques) oppositions entre « sacré » et « profane », telles que nous
les rencontrons au cours de l'histoire. En d'autres termes, la
disparition des « religions » n'implique point la disparition de la «
religiosité »; la sécularisation d'une valeur religieuse constitue
simplement un phénomène religieux illustrant, en fin de compte, la loi
de la transformation universelle des valeurs humaines; le caractère «
profane » d'un comportement auparavant « sacré » ne présuppose pas une
solution de continuité : le « profane » n'est qu'une nouvelle
manifestation de la même structure constitutive de homme qui,
auparavant, se manifestait par des expressions « sacrées ».
Enfin, il existe une troisième possibilité de développement : en
rejetant l'opposition sacré-profane en tant que caractéristique des
religions, tout en précisant que le christianisme n'est pas une «
religion »; que, par conséquent, le christianisme n'a pas besoin d'une
telle dichotomie du réel; que le chrétien ne vit plus dans un Cosmos,
mais dans l'Histoire.
Certaines des idées que nous venons de rappeler ont été déjà
formulées d'une manière plus ou moins systématique; d'autres se laissent
deviner dans diverses prises de position récentes des théologies
militantes. On comprend pourquoi nous ne nous sentons pas obligé de les
discuter elles n'indiquent que des tendances et des orientations
naissantes, et dont on ignore même les chances de survie et de
développement.
...
Université de Chicago. Octobre 1964.