Le conflit, qui oppose des démocraties
à d'autres démocraties, n'est pas un feu de paille. Des principes sont
contradictoirement affichés, des anathèmes prononcés, des défis lancés.
Qu'ils le déplorent ou qu'ils s'en félicitent, nombreux sont ceux qui
décèlent, à travers la crise actuelle, une fracture qui divise
l'Occident comme jamais depuis 1945. La formule que M. de Villepin
lança, pour après-coup discrètement la renier, fait mouche :« deux
visions du monde » ne se sont-elles pas heurtées pour la première
fois, mais probablement pas la dernière, de front ? En effet, les
capitales « paisibles » qui pontifient au nom du « droit international »
résument ce droit à la sauvegarde de la souveraineté des Etats. A leurs
yeux, sur l'espace soumis à sa juridiction, tout pouvoir établi est
maître après Dieu. Et comme Dieu n'exerce plus aucune autorité en
matière internationale, il suffit qu'un Etat soit intégré dans
l'Assemblée des Nations unies pour jouir de facto de la faculté d'user
et d'abuser des populations qu'il « représente ». Ainsi le droit des
peuples à disposer d'eux mêmes (droit à l'indépendance) se renverse, par
la grâce du principe absolu et universel de souveraineté, en droit des
gouvernants à disposer de leurs peuples (droit à la dictature).
Des exemples ?
Rien à objecter quand Poutine anéantit
« ses » Tchétchènes, quand Pékin décime « ses » Ouïgours et occupe « son
Tibet », la Syrie « sa » province du Liban et lorsque la Corée du Nord
affame « ses » Coréens. Par contre, l'entrée des coalisés en Irak serait
une violation intolérable du « droit », car l'atteinte à la souveraineté
est le crime suprême quand bien même le souverain est le pire tyran. Les
connaisseurs repéreront dans une telle vision du monde la philosophie de
Carl Schmitt. L'Etat décide souverainement du Bien et du Mal, de l'Ami
et de l'Ennemi, du Tolérable et de l'Intolérable et ce décideur absolu
qui juge de tout ne saurait être jugé par rien ni personne.
Alors, vive le droit d'ingérence ?
Affirmer qu'au nom du respect humain
il faille s'ingérer, à l'occasion militairement, dans les affaires d'un
Etat assassin pour interrompre un massacre, une tyrannie, une escalade
génocidaire, c'est statuer que la liberté et la survie des populations
civiles importent davantage que l'absolue souveraineté des Etats. Le
droit d'ingérence constitue un péché capital aux yeux des souverainistes
à la Carl Schmitt, mais un devoir indépassable selon la Déclaration
universelle des droits de l'homme.
Dernier livre paru: Ouest contre
Ouest, Pion.
(Pion, 13 €,120 p.). Le Figaro
du 05.05.04 publie en exclusivité de larges extraits de ce livre
.....extrait ...
En fait, depuis plusieurs décennies,
l'Otan est la seule organisation capable de concilier l'hégémonie
américaine avec l'autonomie et l'influence des Européens. Et même
aujourd'hui, cette organisation inspire aux Américains un attachement
sentimental, plus fort sans doute que le sentiment suscité en eux par
les Nations unies.
Cependant, les États-Unis peuvent-ils
céder une parcelle de pouvoir aux Européens sans mettre en danger du
même coup non seulement leur sécurité mais aussi celle de l'Europe
elle-même et de la communauté démocratique libérale tout entière ? C'est
là que le bât blesse. En effet, même avec les meilleures intentions du
monde, les États-Unis ne pourront pas s'assurer la coopération des
Européens s'il n'y a pas convergence de vues sur la nature des dangers
qui menacent aujourd'hui le monde et sur les moyens à déployer pour les
combattre. Or c'est précisément la différence d'appréciation dans ce
domaine qui a divisé, au lendemain de la guerre froide, les deux
parties.
S'il est vrai, comme l'indique Robert
Cooper, que la légitimité internationale est la résultante de valeurs
partagées et d'une histoire partagée, il est permis de se demander si
une telle affinité existe encore au sein du camp occidental à présent
que la guerre froide est révolue. En effet, si la communauté
transatlantique libérale repose toujours sur un socle commun non
négligeable, le schisme philosophique relatif aux aspects fondamentaux
de l'ordre mondial risque de l'emporter sur ce fonds commun. Il est
malaisé de prévoir une résolution de la crise de légitimité tant que ce
schisme persistera.
En effet, même si les États-Unis
honorent leurs engagements envers les termes du contrat en accordant aux
Européens l'influence à laquelle ils aspirent, les Européens, avec leur
conception du monde si différente, honoreront-ils les leurs ? Si les uns
et les autres parviennent jamais à s'entendre sur la nature du danger
commun, la coopération qu'ils ont entretenue durant la guerre froide
pourrait aisément reprendre. Mais tant que, de part et d'autre, il n'y
aura pas identité de vue sur la menace constituée par le terrorisme et
les armes de destruction massive, on ne pourra envisager de stratégie
commune pour faire face à cette situation. Et les Européens refuseront
de reconnaître la légitimité des États-Unis quand ces derniers tenteront
de régler seuls les problèmes en recourant à l'unique moyen qui leur
semblera parfois indiqué, à savoir la force.
C'est là que réside le tragique de
l'histoire. Pour s'attaquer aux menaces qui pèsent sur la planète, les
Américains ont besoin d'une légitimité que l'Europe seule peut apporter.
Mais il n'est pas du tout sûr que les Européens répondent à cette
attente. Occupés à brider le géant américain, ils risquent fort de ne
plus percevoir la montée des périls dans le monde, périls beaucoup plus
redoutables que ceux incarnés par les États-Unis. Avec la nervosité
qu'engendre chez eux l'unipolarité, ils risquent d'oublier les dangers
d'une multipolarité au sein de laquelle des États non libéraux et non
démocratiques parviendront à évincer l'Europe dans la compétition
mondiale. Emportés par leur passion pour un ordre juridique
international, ils risquent de perdre de vue les autres principes
libéraux qui ont fait de l'Europe postmoderne ce qu'elle est
aujourd'hui.
Ainsi, les Européens réussiront
peut-être à affaiblir les États-Unis mais, comme ils n'ont guère le
dessein de développer leurs propres moyens à leurs côtés, le résultat
net sera une diminution de la puissance totale dont pourra disposer la
communauté démocratique libérale pour assurer sa défense et, du même
coup, celle du libéralisme.
Aujourd'hui, de nombreux Européens
font le pari que les dangers présentés par l'« axe du mal », le
terrorisme et les tyrans ne seront jamais aussi grands que celui posé
par un Léviathan sans entraves. Peut-être est-ce dans la nature
d'une Europe postmoderne de porter un tel jugement. Mais peut-être aussi
l'heure est-elle venue pour les cerveaux les plus éclairés du Vieux
Continent, y compris ceux qui vivent sur la terre natale de Pascal, de
commencer à se demander ce qu'il adviendra si ce pari n'est pas le bon.
* Robert Kagan, diplomé de Yale et de
Harvard, est un des principaux membres de la Fondation Carnegie pour la
paix. Il a travaillé au sein du département d'Etat des Etats-Unis,
collabore au Washington Post et vient de signer American Power and the
Crisis of Legitimacy, qui parait demain en traduction française sous le
titre Le Revers de la puissance, les Etats-Unis en quête de
légitimité (Pion, 13 €,120 p.). Le Figaro du 05.05.04 publie en
exclusivité de larges extraits de ce livre