Le désir
mimétique
Auteur:
Jacques Dufresne
Source:http://www.cottet.org/girard/gintro.htm
"Ils ont besoin
De sentir le plein, tellement
Il y a du vide"
Eugène Guillevic (Éditions Gallimard)
Le sujet désire,
mais il ne sait pas quoi. Dans son errance, il va croiser un être pourvu
de quelque chose qui lui fait défaut et qui semble donner à celui-ci une
plénitude que lui ne possède pas. Cette apparente plénitude, si proche et
si lointaine, va proprement le fasciner. Le désir affamé du sujet semble
toujours poser la même question au modèle : "Qu'as-tu de plus que
moi ?" (pour paraître si heureux, pour avoir une si jolie femme, pour être
le préféré de la direction, etc.).
Fixer son attention admirative sur un modèle, c'est déjà lui reconnaître
ou lui accorder un prestige que l'on ne possède pas, ce qui revient à
constater sa propre insuffisance d'être. Ce n'est bien évidemment
pas une position des plus confortables mais homme qui admire, et qui par
delà envie l'Autre, est d'abord quelqu'un qui se méprise
profondément. Mais si le modèle est si parfait, c'est qu'il doit détenir
quelque chose dont le sujet est pour l'instant démuni : objet matériel,
attitude, statut, etc. Les variations sont infinies pour un résultat
toujours identique : ce qui le différencie de l'Autre justifie, aux yeux
du désir du sujet, la réussite et le prestige qu'il lui accorde.
Le désir qu'a le sujet pour l'objet n'est rien d'autre que le désir
qu'il a du prestige qu'il prête à celui qui possède l'objet (ou qui
s'apprête à désirer en même temps que lui l'objet). C'est ainsi que
s'institue la médiation du modèle et une première transfiguration de
l'objet. Par exemple, une voiture est plus que cette carcasse d'acier
permettant de se déplacer d'un endroit à un autre, sinon n'importe quel
modèle ferait l'affaire ; elle est l'instrument qui permettrait au sujet
d'être, à l'instar de son modèle, un "tombeur", un cadre supérieur, un
chef de bande, etc. Ce que vise le désir n'est bien sûr pas la possession
de l'objet-voiture mais ce qu'il croit que cette possession lui donnera,
comme à l'Autre, en termes de conquêtes féminines ou d'identification
sociale.
Comme le note René Girard, le sujet méconnaîtra toujours cette antériorité
du modèle, car ce serait du même coup dévoiler son insuffisance, son
infériorité, le fait que son désir est, non pas spontané mais imité. Il
aura beau jeu ensuite de dénoncer la présence de l'Autre, médiateur de son
désir, comme relevant de la seule envie de ce dernier.
Le modèle n'est pas
plus épargné que le sujet. Lui aussi cherche à fixer son désir et il
attend qu'on lui désigne quelque chose de désirable. C'est bien ce que
fait le sujet de notre triangle qui, de ce point de vue, est bien lui
aussi un Autre. Nous savons déjà que ce n'est pas l'objet que va
voir à présent le modèle, mais un objet transfiguré par le désir du sujet,
qui lui donne une "valeur" tout à fait inattendue.
Le modèle n'a pas un rôle passif dans ce triangle. Il ne se contente pas
d'attendre une manifestation du sujet, il fait au contraire tout pour
faire naître celle-ci. Comme un objet que personne ne lui disputerait
n'aurait aucun intérêt, aucune valeur capable de fixer son propre désir,
tout le pousse à exposer au regard des autres sa bonne fortune - qui ne
devient avantage en terme d'être que s'il est reconnu comme
tel par ces mêmes autres. Le désir du modèle a besoin de sentir
d'autres désirs pour pouvoir être conforté. Il tend donc toujours à
susciter lui-même la concurrence, c'est-à-dire à provoquer l'émergence
d'un rival qu'il lui appartiendra ensuite de supplanter.
L'amoureuse vantant les qualités de son
partenaire auprès de ses amies cherche autant à affirmer, vanité ou
orgueil, la supériorité de son bonheur qu'à confirmer son propre désir. La
meilleure réponse serait que ses amies, envieuses de ce bonheur, se
mettent toutes à désirer le-dit partenaire, à l'exclusion de tout autre
prétendant. Ceci ne ferait que confirmer l'amoureuse dans sa certitude
chancelante qu'elle tient le bon. L'objet n'est déjà plus le petit copain
- sans doute très quelconque - de Mlle X., mais il devient peu à peu le
garçon quasiment unique que toutes se disputent, c'est-à-dire une illusion
née des désirs concurrents. A l'extérieur de cette rivalité, c'est-à-dire
à un endroit d'observation non gagné par cette illusion, tous se poseront
la question : "Mais qu'est-ce qu'elles lui trouvent ?".
La circularité infernale du désir mimétique est maintenant en place.
Aucune recrudescence du désir du modèle pour l'objet n'échappera au sujet,
qui y verra la confirmation de son importance et qui redoublera d'efforts
pour le posséder. Chacun donc, sujet ou modèle, a contribué à l'émergence
de l'autre en tant que rival.
texte hébergé
en 07/04
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