Propos recueillis
par Judith Waintraub
LE FIGARO. -
Qu'allez-vous voter au référendum l'an prochain ?
Michel CHARASSE. -
Non ! Pour les raisons d'ordre économique et social avancées par
plusieurs de mes amis du PS, mais aussi et surtout parce que le traité
menace directement la République et ses principes les plus sacrés.
En quoi la
menace-t-il ?
Le Conseil
constitutionnel, que Jacques Chirac saisira après la signature du
traité, fera le tri entre ce qui est compatible ou pas avec notre
régime républicain - sachant que l'article 89 de notre Constitution
interdit la révision de la République. Tenons-nous en à la seule
charte des droits fondamentaux, introduite dans la seconde partie du
traité. Simplement « proclamée » à Nice en 2000, elle n'avait qu'une
valeur indicative. Cela n'a pas empêché le tribunal de Luxembourg,
juge du droit européen, de s'y référer déjà près d'une dizaine de fois
depuis 2002. La charte, c'est d'abord le « gouvernement des
juges » !
En quoi l'adoption
du traité aggraverait-elle la situation ?
Parce que tous les
articles de la charte seront applicables, y compris les plus scélérats
pour la République. Ainsi, le préambule place le citoyen, et non la
société, au coeur de tout, contrairement à la Déclaration des droits
de 1789. C'est l'égoïsme et l'individualisme contre l'intérêt
général !
Quelles sont les
conséquences, concrètement ?
L'article II-70 du
traité autorise les citoyens à manifester leur religion ou leurs
convictions, individuellement ou collectivement, en public ou en
privé, par le culte, les pratiques et l'accomplissement des rites. En
clair, plus de loi sur le voile ! Un fonctionnaire, à la poste par
exemple, pourra subitement prier derrière son guichet face aux
usagers, un élève pourra étaler en classe et sans crier gare un tapis
de prière pour accomplir son rite, etc. Comme en Angleterre, le pire
communautarisme devient un droit absolu pour toutes les sectes et
organisations violentes, religieuses ou non, avec tous les dangers qui
en résultent, surtout à notre époque. Avec l'article II-75, toute
personne pourra exercer n'importe quelle profession même s'il y a un
risque grave pour l'ordre public ou les intérêts supérieurs de la
nation. L'article II-78 étend indéfiniment le droit d'asile, au-delà
du cas des persécutés visés par le préambule de 1946. Les enfants
auront la liberté d'expression grâce à l'article II-84, et on imagine
la suite... Je pourrais poursuivre, mais ces exemples suffisent à
montrer que le traité remet en question la neutralité et la laïcité de
l'Etat, garanties de la tolérance et de la paix civile, les grands
principes de la République et la souveraineté de l'Etat républicain.
Mais seulement dans
les domaines visés par le traité...
Oui, mais plusieurs
articles de la charte figurent déjà dans la convention européenne des
droits de l'homme, qui couvre tous les domaines. Les juges de
Strasbourg, qui l'appliquent, ont été plutôt prudents jusqu'à présent.
Mais ils seront fatalement entraînés par les tribunaux de Luxembourg,
qui iront beaucoup plus loin qu'eux. Ce sera une course-poursuite
permanente entre les juges de Luxembourg et ceux de Strasbourg. En
réalité, les Anglo-Saxons et les démocrates-chrétiens d'Europe
centrale ont gagné la bataille des religions : en compensation de
l'absence de référence aux valeurs religieuses dans le préambule du
traité, ils ont obtenu le communautarisme, la fin de la laïcité et, au
bout du compte, la mort programmée de la République française.
Que répondez-vous à
vos camarades du PS qui invoquent Mitterrand pour prôner le « oui » ?
Depuis sa mort, il ne
peut plus rectifier lui-même toutes les âneries qu'on lui prête ! Pour
avoir très souvent parlé de l'Europe avec lui, parfois devant témoins,
je suis formel au moins sur trois points : il était contre
l'élargissement de l'Europe avant 2020-2025. Il savait que toute
précipitation serait fatale à l'Europe. Il était contre la rupture de
l'égalité France-Allemagne. Hélas, c'est fait depuis Nice, et confirmé
par le traité. Il voulait que l'indépendance de la banque européenne
disparaisse une fois l'euro installé. Or le traité confirme le pouvoir
des banquiers contre la souveraineté des peuples. Enfin, François
Mitterrand aurait-il signé un traité dans lequel le mot « paix »
est employé vingt fois moins souvent que le mot « concurrence » ?