Les éléments
de la nature humaine et de l’ordre spontané qui conduisent les
sociétés sur la voie de l’harmonie sont sous la menace permanente de
l’Etat.
Alors que
bien souvent la philosophie politique et la science économique
concluent à la bienveillance et à la bienfaisance de l’Etat, Frédéric
BASTIAT voit au contraire dans l’Etat une source d’injustice, de
déséquilibre et – paradoxalement – de conflits.
Mais au
juste, que savons-nous de l’Etat ? BASTIAT se pose la question : L'Etat
? Qui est-il ? Où est-il ? Que fait-il ? Que devrait-il faire ?
LES
HOMMES DE L’ETAT
Pour mener
son enquête sur l’Etat, BASTIAT part d’un principe très simple :
l’Etat en soi n’existe pas, il n’y a que des hommes qui constituent
l’Etat, qui dirigent, administrent, qui vivent de l’Etat directement
ou indirectement. La grande découverte de BASTIAT est bien là :
comprendre l’Etat à travers le comportement des hommes de l’Etat .
BASTIAT
ouvre ainsi une page tout à fait nouvelle des sciences de l’homme :
l’étude de la logique des décideurs publics. On connaît aujourd’hui
cette nouvelle branche de la recherche sous le nom de « Public Choice
», école rendue célèbre par les travaux de Gordon TULLOCK et James
BUCHANAN, prix Nobel d’Economie.
Il s’agit
d’une véritable démystification de l’Etat : les hommes de l’Etat sont
comme les autres, ils cherchent à satisfaire leurs intérêts
personnels, et par comparaison le concept d’ « intérêt général » est
indéfinissable. De même, dans leurs relations avec les hommes de
l’Etat, les citoyens ordinaires, les électeurs, isolés ou en groupes
organisés, ne cherchent pas autre chose que ce qui les arrange, sans
grand souci des autres.
LE JEU DE
LA DEMOCRATIE MAJORITAIRE
Le
comportement des hommes de l’Etat est parfaitement logique : ils ne
sont ni plus ni moins vertueux ou intelligents que leurs congénères.
S’ils
agissent d’une certaine façon, c’est parce que les institutions
politiques les y amènent tout naturellement.
Il en est
ainsi de la démocratie représentative : dans un tel système, on
conquiert et on conserve le pouvoir en s’assurant la majorité des voix
des électeurs.
Le jeu
conduit donc les politiciens à établir des programmes et à faire des
promesses qui leur assureront le succès. Ils mettent en évidence les
avantages qu’ils procureront aux citoyens, mais ils sont très discrets
sur les coûts. Ce n’est qu’après les élections que la facture sera
présentée au peuple. Les opposants vont dénoncer l’imposture, et
feront à leur tour des promesses de changements, aussi vaines que
celles de leurs prédécesseurs.
PUISSANCE
DES GROUPES DE PRESSION
Si les
hommes de l’Etat confondent si facilement démocratie et démagogie,
c’est qu’ils y sont poussés par des groupes d’intérêts corporatifs qui
font pression pour obtenir promesses, législations, privilèges et
subventions.
Dans sa
célèbre pétition des marchands de chandelles, qui demandent au
législateur de prescrire la fermeture de tous les orifices par
lesquels la lumière du soleil fait une concurrence déloyale à leurs «
belles industries », BASTIAT démonte bien le mécanisme : ce n’est pas
au nom de leurs intérêts catégoriels que les producteurs demandent
l’intervention de l’Etat, c’est au nom de l’intérêt général et
national. Car la protection de cette industrie va permettre à un grand
nombre d’autres activités de connaître la prospérité. La mesure est de
salut public !
Les
corporations ont d’autant plus de chances de réussir qu’elles
coalisent des gens en faible nombre, faciles à organiser et à
mobiliser, dont l’influence électorale est repérable.
Ainsi l’Etat
devient-il une grande machine à redistribuer, à prendre à la masse
pour donner à un petit nombre. L’Etat est « cette grande fiction
sociale à travers laquelle chacun s'efforce de vivre aux dépens de
tous les autres ».
SPOLIATION
Le
fonctionnement de l’Etat dans ces conditions aboutit à une véritable
spoliation.
BASTIAT ne
cesse de dénoncer l’impôt comme une atteinte au droit de propriété.
Celui qui a créé une richesse s’en voit dépossédé par un prélèvement
qu’il n’a pas consenti, qui lui est imposé non pour disposer de vrais
services publics, mais pour assouvir l’appétit des budgétivores.
BASTIAT
proteste contre l’idée d’un impôt qui retomberait en « rosée
fécondante ». « Vous comparez la nation à une terre desséchée et
l’impôt à une pluie féconde. Soit. Mais vous devriez vous demander
aussi où sont les sources de pluie, et si ce n’est pas précisément
l’impôt qui pompe l’humidité du sol et le dessèche ».
Objets d’une
véritable spoliation légale, les contribuables et les assujettis aux
prélèvements obligatoires finissent par se lasser, diminuent leurs
activités. Ils n’ont plus ni l’argent ni la flamme nécessaire pour
entretenir la croissance économique, c’est la stagnation et le
chômage.
LES
RENTIERS ET LES ASSISTES
L’autre face
de ce jeu redistributif organisé par l’Etat est la prime donnée aux «
chasseurs de rentes ».
Ces gens ont
compris que la création de richesses implique de leur part le meilleur
service des autres, mais ils ne veulent pas servir : ils préfèrent se
servir.
N’ayant ni
la volonté, ni parfois la capacité, d’entrer dans le grand jeu de la
concurrence, ils entrent dans le petit jeu de l’intrigue politique.
Ils dénoncent volontiers le profit du marchand et de l’entrepreneur,
pourtant obtenu par une création de richesses, pour mieux vanter les
mérites de la solidarité, de l’assistance, de la « répartition » - qu’
ils engloberont sous les magiques expressions de « justice sociale »
et « intérêt général ».
A entretenir
un nombre croissant de rentiers, d’assistés, de parasites, la nation
va doublement souffrir : d’une part le jeu de la concurrence aura été
paralysé, les consommateurs paieront des prix plus élevés, et seront
obligés de consommer des « biens publics » dont ils n’ont nul besoin,
d’autre part l’esprit de compétition et d’initiative va s’émousser et,
par contagion, chacun finira par faire moins que celui qui en fait le
moins. Les phénomènes de tricherie (« passager clandestin » ou « free
rider ») se généraliseront, et le glissement vers la corruption sera
inéluctable.
VERS L’ETAT
PROVIDENCE
Quand le
cercle vicieux de la redistribution est amorcé, rien ne va freiner
l’extension du rôle de l’Etat. Bastiat évoque les nouvelles tâches
dévolues à l'Etat : "Organisez le travail et les travailleurs.
Extirpez l'égoïsme. Réprimez l'insolence et la tyrannie du capital.
Faites des expériences sur le fumier et sur les oeufs. Sillonez le
pays de chemins de fer. Irriguez les plaines. Boisez les montagnes.
Fondez des fermes modèles. Fondez des ateliers harmoniques. Colonisez
l'Algérie. Allaitez les enfants. Instruisez la jeunesse. Secourez la
vieillesse. Envoyez dans les campagnes les habitants des villes.
Pondérez les profits de toutes les industries. Prêtez de l'argent, et
sans intérêt, à ceux qui en désirent. Affranchissez l'Italie, la
Pologne et la Hongrie. Elevez et perfectionnez le cheval de selle.
Encouragez l'art, formez-nous des musiciens et des danseuses. Prohibez
le commerce et, du même coup, créez une marine marchande. Découvrez la
vérité et jetez dans nos têtes un grain de raison. L'Etat a pour
mission d'éclairer, de développer, d'agrandir, de fortifier, de
spiritualiser et de sanctifier l'âme des peuples."
Bastiat, dès
le XIX° siècle, voyait bien comment on glisse vers l’Etat Providence.
Mais
l’action de l’Etat n’engendre que déséquilibres et injustices. On ne
perçoit d’abord que les avantages de son intervention : c’est ce qu’on
voit, on ignore ou on feint d’ignorer ensuite tous les effets pervers
qu’elle aura entraînés : c’est ce qu’on ne voit pas. « Entre un
mauvais et un bon Economiste, voici toute la différence : l’un s’en
tient à l’effet visible ; l’autre tient compte et de l’effet qu’on
voit et de ceux qu’il faut prévoir ».
BASTIAT
donne quelques exemples devenus fameux de cet exercice intellectuel :
la politique des grands travaux publics, les mesures contre le
licenciement, le partage du travail.
LA
DEFENSE DES INTERETS NATIONAUX
C’est
pourtant au nom des intérêts de la Nation que l’Etat va multiplier les
initiatives. Il se fait un devoir d’assurer le bonheur et la
prospérité de tous.
En réalité
le nationalisme est surtout un protectionnisme : il vise à écarter la
concurrence des étrangers quand ils sont trop habiles à satisfaire les
consommateurs. Ce sont les producteurs qui sont les meilleurs
propagandistes de la « défense des intérêts nationaux ». Mais, comme
on l’a vu, les gouvernants cèdent volontiers à leur pression, parce
qu’ils y voient une occasion de consolider leur clientèle et d’élargir
leur pouvoir.
Au XIX°
siècle BASTIAT lutte aux côtés de COBDEN pour le libre-échange, au XXI°
siècle la mondialisation subit les assauts des coalitions
nationalistes, qui refusent la « loi du marché », mais qui rejettent
en fait la concurrence, la liberté et la propriété.
Les hommes
de l’Etat entrent dans leur jeu parce que leur pouvoir n’est plus à
l’abri des frontières : sur leur propre territoire, ils ne sont plus
maîtres de légiférer, subventionner, redistribuer, spolier, comme ils
l’avaient fait jusque là.
L’ETAT
SAUVE PAR UN CARTEL EUROPEEN OU MONDIAL ?
Ayant perçu
les dangers qui menacent aujourd'hui leur position dominante, les
hommes de l'Etat essaient de les neutraliser en organisant des
ententes au niveau international.
Tantôt,
comme en Europe, ils veulent reconstruire à une échelle continentale
le système d’intervention et de protection qui n’est plus viable au
niveau local. C’est sur ces bases que l’Union Européenne veut bâtir
ses institutions politiques.
Tantôt,
comme dans le cadre de l’OMC, du G 8 et autres instances
diplomatiques, ils entendent « régler le marché mondial », discipliner
la concurrence, organiser le « développement durable », et autres
objectifs qui se ramènent tous au désir de ne pas laisser l’économie
(et le reste) entre les mains d’individus libres et responsables.
Ou bien ces
tentatives réussiront, et cela signifierait un repli des nations ou
groupe de nations sur elles-mêmes, la réduction du commerce mondial,
la fin de la croissance et un climat de tensions diplomatiques
accrues. Ou bien elles échoueront – ce qui est vraisemblable à moyen
terme et souhaitable à tous points de vue - et elles vont exiger une
réforme de l’Etat, voire même une complète remise en cause de toutes
nos institutions politiques.
SUBSIDIARITE ET LIBERTE
Comme le
pensait Alexis de Tocqueville, pour lequel BASTIAT avait une grande
déférence, le fondement des libertés publiques et économiques est
l’existence d’une société civile dynamique, c’est à dire de cellules
familiales, professionnelles, locales, qui constituent un tissu assez
dense et harmonieux pour éviter de recourir à l’intervention publique.
Encore celle-ci doit-elle par priorité s’exercer au niveau local, et
l’Etat doit-il n’intervenir qu’en ultime recours, à titre tout à fait
subsidiaire.
Ce principe
de subsidiarité fournit la clé de la réforme de l’Etat aujourd’hui. Il
marque la fin de la centralisation du pouvoir, l’affranchissement de
citoyens enfin libérés des groupes de pression et des partis qui se
sont appropriés la chose publique.
Comme le
souhaitait BASTIAT, des pays de plus en plus nombreux en viennent à ce
type de réformes : la frontière entre la société politique et la
société civile se redessine, l’Etat recule tandis que les pouvoirs
locaux reprennent vigueur, les réglementations, les impôts, les
privilèges, sont contestés et souvent résorbés. On est en train de
passer de l’Etat Providence à l’Etat subsidiaire. La démocratie,
dégagée de la gangue électorale, aérée par le libre échange, par la
libre initiative, reprend son vrai sens : reconnaître les droits et
les devoirs de la personne humaine. Le XXIe siècle se lève sur un
grand espoir.