Une 
      Constitution pour sanctuariser la loi du marché 
      
      Auteur: 
      Le Monde diplomatique 
      
      Source:
      
      http://www.monde-diplomatique.fr/2004/01/CASSEN/10951
      
      Date : 
        janvier 2004
      Comment ne pas être étonné du contraste entre les propos tenus par 
      certains dirigeants européens avant et après le sommet de Bruxelles des 12 
      et 13 décembre ? Sous la houlette du président du conseil italien, M. 
      Silvio Berlusconi, la réunion du Conseil européen – regroupant les chefs 
      d’Etat ou de gouvernement des Quinze actuels et des dix nouveaux adhérents 
      au 1er mai 2004 – était censée devoir entrer dans l’histoire par 
      l’adoption d’un traité, qualifié de constitutionnel, élaboré par la 
      Convention pour l’avenir de l’Europe (1) et se substituant aux traités 
      antérieurs (2). De partout montait le suspense et fusaient les mises en 
      garde contre un échec éventuel de la conférence intergouvernementale (CIG), 
      censé porter un coup de grâce à la construction communautaire. Or dès le 
      samedi 13 décembre en début d’après-midi, soit 24 heures avant la fin 
      programmée des travaux, et après constat de désaccords persistants, le 
      Conseil était déclaré clos par M. Berlusconi, qui pouvait regagner 
      l’Italie pour regarder un match de football. Surprise : aucun commentaire 
      sur un registre dramatique, le ton étant donné par le président français 
      Jacques Chirac : « Il n’y a pas de crise avec un grand C. »  
      Il n’y avait donc pas vraiment péril en la demeure des Vingt-cinq, 
      comme certains l’avaient un peu vite proclamé ? La chronique de la 
      construction européenne abonde en épisodes de ce type où une urgence, une 
      échéance totalement artificielle, mais fortement médiatisée, est utilisée 
      comme moyen de pression pour tenter de faire aboutir une négociation. 
      Autre caractéristique classique, nullement contradictoire avec la 
      précédente, et dont le processus qui a provisoirement capoté à Bruxelles 
      fournit un exemple de plus : la fuite en avant dans les élargissements 
      successifs de la Communauté économique européenne (CEE), devenue Union 
      européenne (UE) en 1993 sans que soient décidées les adaptations 
      institutionnelles nécessaires et, pour le plus récent d’entre eux – qui va 
      faire passer l’Union de quinze à vingt-cinq membres –, sans qu’en soient 
      tirées les conséquences budgétaires.  
      Enfin, les travaux de la Convention, puis de la CIG, témoignent de la 
      faille démocratique profonde qui marque toute l’histoire communautaire, 
      mais qui s’est considérablement élargie à partir des années 1980, et 
      singulièrement de l’Acte unique de 1986 : le libéralisme économique de 
      plus en plus débridé n’est pas considéré comme une option parmi d’autres, 
      une idéologie à soumettre explicitement au suffrage universel, mais comme 
      un « acquis communautaire » n’ayant plus vocation à être discuté et encore 
      moins remis en cause.   
      Il avait été proclamé que la CIG devait impérativement accoucher d’un 
      traité fixant les nouvelles règles de fonctionnement d’une Union à 
      vingt-cinq avant que l’élargissement entre en vigueur, c’est-à-dire avant 
      le 1er mai 2004. Cette proposition paraît relever du bon sens le plus 
      élémentaire. Certes. Mais il était aussi plus discrètement rappelé que ces 
      nouvelles règles s’appliqueraient seulement en 2009. En d’autres termes, 
      l’UE élargie devra, quoi qu’il arrive, fonctionner pendant au moins cinq 
      ans sur la base du dernier traité en date, celui de Nice adopté en 
      décembre 2000.  
      Il y avait donc une urgence de la logique, mais aucune urgence du 
      calendrier, à trancher à Bruxelles. L’urgence de la logique avait aussi 
      une dimension fonctionnelle et surtout politique : si les Vingt-Cinq 
      commencent à travailler ensemble à partir du printemps 2004 sur une base 
      institutionnelle assez généralement reconnue comme peu viable, et sans 
      perspective de rationalisation, le risque d’enlisement, voire de 
      paralysie, n’est pas à négliger. Dans le même temps, les Etats – Espagne 
      et Pologne – qui ont conquis, dans le traité de Nice, des positions de 
      sur-pouvoir relatif et qui auront commencé à les exercer sans qu’un terme 
      leur soit par avance fixé seront encore moins enclins à y renoncer.  
      La grande imposture  
      Indépendamment de son contenu idéologique, le projet de traité élaboré 
      par la Convention (3) et mis en discussion au sein de la CIG a le mérite 
      de procéder à un toilettage institutionnel qui aurait dû être entrepris, 
      comme le réclamait d’ailleurs vivement la Commission, au plus tard avant 
      1995, lorsque l’Autriche, la Finlande et la Suède rejoignirent les Douze 
      de l’époque. Ni le traité d’Amsterdam (1997) ni celui de Nice (2000) ne 
      prirent réellement la mesure de l’inadéquation croissante d’un modèle de 
      fonctionnement conçu en 1957 pour six membres.  
      Certaines des innovations préconisées par la Convention ont fait 
      l’objet d’un accord au sein de la CIG : la présidence tournante 
      semestrielle de l’Union (en 2004, l’Irlande, puis les Pays-Bas) est 
      remplacée par un président du Conseil européen désigné pour deux ans et 
      demi, mandat renouvelable une fois ; un ministre des affaires étrangères 
      (également vice-président de la Commission) est nommé par le Conseil 
      européen.  
      La troisième innovation consiste dans la réduction à quinze (dont le 
      président, élu par le Parlement sur proposition du Conseil, et le 
      vice-président et ministre des affaires étrangères) du nombre de membres 
      de la Commission disposant du droit de vote. Dans ces conditions, dix 
      Etats n’auraient pas de commissaire de plein exercice... Le raisonnement 
      est impeccable si l’on respecte la lettre et l’esprit des traités : un 
      commissaire est certes désigné par un gouvernement, mais, une fois en 
      fonctions, il est censé se dépouiller de ses réflexes « nationaux » et 
      penser « européen ». Donc, en théorie, peu importe sa nationalité, et, en 
      poussant l’argument jusqu’à l’absurde, ils pourraient tous être de la même 
      ! C’est évidemment une pure vue de l’esprit et, à Bruxelles, chacun sait 
      bien que, pour ne parler que d’eux, les commissaires britanniques (l’un 
      conservateur, l’autre travailliste) font front commun dès lors que les 
      intérêts – ou présumés tels – d’Albion sont en cause.  
      Le nombre de commissaires fait évidemment partie du grand bras de fer 
      sur la répartition des pouvoirs entre Etats qui a débouché sur l’impasse 
      de Bruxelles, mais qui s’est surtout focalisé sur le dossier, apparemment 
      très technique, du calcul de la majorité qualifiée (lire page 7). On peut 
      imaginer qu’un compromis sera trouvé pour donner un commissaire à chaque 
      pays, ce qui porterait les effectifs de l’exécutif bruxellois à 
      vingt-cinq, voire à trente et un si les six « grands » pays (les cinq 
      actuels et la Pologne) avaient deux commissaires, comme c’est actuellement 
      le cas. Une garantie d’inefficacité par l’atomisation des 
      responsabilités...  
      Répartition des pouvoirs, mais de quels pouvoirs ? Les discussions de 
      la CIG ont principalement porté sur une dizaine d’articles du document de 
      la Convention, qui en compte 465. Il s’agit bien davantage de positions de 
      pouvoir entre Etats membres de l’Union que d’un pouvoir de l’UE en tant 
      que telle sur ses propres affaires, et encore moins d’un pouvoir par 
      rapport au reste du monde. Les querelles ordinaires entre membres ne 
      relèvent pas de la grande politique. Par exemple, il faut préserver 
      l’unanimité (cas du Royaume-Uni, de l’Irlande ou du Luxembourg) quand on 
      veut empêcher des mesures contre un dumping social et fiscal qui affecte 
      en premier lieu les partenaires de l’Union. Idem pour la France en matière 
      culturelle, afin de préserver une industrie de l’audiovisuel dont ses 
      partenaires n’ont que faire. Il faut pouvoir réunir une minorité de 
      blocage (France également) pour maintenir le plus longtemps possible en 
      l’état une politique agricole commune dont ses gros agriculteurs tirent 
      largement profit. Même préoccupation pour l’Espagne, qui entend bien 
      continuer à émarger généreusement aux fonds structurels et au fonds de 
      cohésion, même après l’adhésion de dix nouveaux membres tous moins bien 
      lotis qu’elle. Comptons aussi sur Malte et Chypre pour rejoindre la Grèce 
      contre toute législation contraignante en matière de sécurité du transport 
      maritime...  
      Quant à l’action extérieure de l’Union, elle est largement cadenassée 
      par la seconde nature atlantiste de la majorité de ses membres, et par la 
      statue du Commandeur de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord 
      (OTAN), à laquelle le projet de traité confirme le droit de donner (ou 
      non) le feu vert à toute initiative européenne en matière de défense. On 
      est prié de s’extasier parce que M. George W. Bush a aimablement donné la 
      permission à M. Anthony Blair de se joindre à la France et à l’Allemagne 
      pour conclure un accord alambiqué permettant la création d’une « petite 
      cellule européenne » au quartier général de l’OTAN, à Mons, en Belgique, 
      et d’une autre « cellule » chargée de la « planification stratégique 
      d’anticipation pour les opérations civico-militaires » au sein de l’UE.
      
      
      Que de circonvolutions pour parler d’un embryon de commencement de 
      préliminaire à une véritable Europe de la défense... De toute manière, les 
      règles du projet de traité (article 1-43) en matière de « coopérations 
      renforcées », permettant d’aller plus vite et plus loin que les autres 
      membres de l’UE dans l’adoption de politiques communes, sont draconiennes 
      : il faut une décision du Conseil à la majorité qualifiée et un seuil d’un 
      tiers d’Etats participants. Question : existe-t-il neuf Etats membres de 
      l’Union désireux de s’affranchir de la tutelle de Washington ? Chacun 
      connaît la réponse.  
      Par ailleurs, si le traité était adopté en l’état, quelles marges de 
      manœuvre subsisteraient pour des gouvernements – et même pour une majorité 
      de gouvernements – qui souhaiteraient revenir sur le caractère 
      ultralibéral des politiques internes de l’UE, et donc sur des politiques 
      nationales qui en sont seulement la transposition ? Par exemple en matière 
      de libéralisation de La Poste ou d’aide à une industrie stratégique 
      menacée de disparition (cas d’Alstom). Ce traité qui se baptise 
      Constitution n’en respecte aucune des caractéristiques : en particulier 
      pas de processus constituant démocratique (qui aurait nécessité l’élection 
      d’une assemblée constituante), et surtout pas de possibilité d’alternance. 
      La grande imposture consiste en effet à avoir réuni dans la partie III de 
      ce document, et dans certains articles de la première partie, l’ensemble 
      des politiques de l’Union avec la formulation de leurs présupposés 
      idéologiques.  
      Une Constitution fixe normalement un cadre institutionnel permettant le 
      choix entre des politiques différentes, voire contradictoires. Dans le cas 
      présent, les contenus sont symboliquement « constitutionnalisés » au même 
      titre que les contenants. Le primat de la « concurrence libre et non 
      faussée » sur toute autre norme, et la subordination des services publics 
      (dits d’« intérêt général » dans le jargon communautaire) à ses règles, l’affirmation que le libre-échange correspond à l’« intérêt commun », 
      l’interdiction de toute restriction aux mouvements de capitaux, 
      l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE), etc., ne sont pas 
      présentés comme des opinions auxquelles on peut ou non souscrire, mais 
      comme des objectifs de statut équivalant à celui de la recherche de la 
      paix ou de la promotion du progrès scientifique et technique.   
      Si l’une de ces affirmations devait être remise en cause, il faudrait 
      pour cela réviser le traité. Or l’article IV-7 stipule que d’éventuels 
      amendements « entreront en vigueur après avoir été ratifiés par tous les 
      Etats membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives 
      ». C’est dire que la philosophie ultralibérale de ce texte est en quelque 
      sorte gravée dans le marbre : un seul gouvernement sur vingt-cinq peut en 
      empêcher la modification. Pour des partis politiques se réclamant de cette 
      philosophie, on peut concevoir qu’il s’agit là d’une formidable prise de 
      position dominante. Le ton euphorique de responsables d’autres formations 
      se comprend moins. C’est le cas pour une ancienne ministre socialiste, Mme 
      Elisabeth Guigou, qui, après avoir moqué ceux qui « font la fine bouche », 
      concluait : « Il faut donc sauver la Constitution européenne. Pour les 
      socialistes et sociaux-démocrates européens, c’est même un devoir 
      historique et politique (4). »  
      Cet échec arrange beaucoup de monde  
      D’autres partisans de ce texte concèdent que la sanctuarisation de la 
      partie III (celle qui détaille les politiques de l’Union) est exorbitante, 
      et qu’il conviendrait de la sortir du traité en lui accordant des 
      procédures de révision moins contraignantes. Cela ne résoudrait cependant 
      pas la « question libérale » que posent d’autres parties de ce texte, et 
      qu’il faudrait donc expurger.  
      Le report sine die de la Conférence intergouvernementale est une 
      nouvelle forme de fuite en avant, car le lancement d’une UE à vingt-cinq 
      sur la base des procédures de décision de Nice, et dans une atmosphère peu 
      conviviale, ne va pas être facile. Mais le recul de l’échéance arrange 
      beaucoup de monde, en France en particulier. Si les élections européennes 
      de juin 2004 pouvaient se tenir avant qu’un nouveau traité soit adopté, 
      ses partisans et adversaires pourraient cohabiter sur des listes en 
      remettant l’expression de leurs divergences à l’après-scrutin. Le 
      président de la République française n’aurait pas à confirmer (ou à 
      renier) son engagement de convoquer un référendum de ratification. Mais ce 
      délai bénéficiera également à tous ceux qui pensent qu’une autre Europe 
      est possible, et même nécessaire (lire Un espoir persistant mais déçu).
      
      
      Populariser le texte de la Convention afin que le maximum de citoyens 
      se l’approprient et en mesurent la portée véritable, c’est faire œuvre 
      civique et réincorporer la dimension européenne dans l’environnement 
      immédiat de chacun. Car combien de citoyens savent que la majorité des 
      lois votées par leur Parlement, et qui les régissent, ne procèdent pas 
      d’initiatives du gouvernement ni de la représentation nationale, mais sont 
      la transposition en droit français (ou espagnol ou suédois) de décisions 
      prises à quinze en Conseil. Un bon nombre d’autres « réformes » votées ou 
      en cours de rédaction en France (retraites, décentralisation libérale dans 
      l’éducation, statut d’EDF, Sécurité sociale, etc.) s’inspirent des 
      injonctions de la Commission, de la BCE, elles-mêmes relais de la Banque 
      mondiale, du Fonds monétaire international (FMI) ou de l’Organisation de 
      coopération et de développement économiques (OCDE).  
      On comprend que beaucoup, qu’ils se réclament de la gauche ou de la 
      droite, ne soient pas enthousiasmés par une mise à plat des textes qui 
      montrerait à l’opinion comment, sous couvert d’Europe, de bons docteurs 
      tentent de mettre définitivement celle-ci sous purge libérale. Si l’Europe 
      est malade, il appartient à ceux qui s’en font une autre idée que la 
      chétive créature actuelle de lui redonner des couleurs.  
      Bernard Cassen.  
       
       
      
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