Nous vivons un temps de grands dangers et de grandes
possibilités
pour homme et pour le monde, un
temps qui crée pour nous tous une
grande responsabilité. Pendant le
siècle passé, les possibilités de l'homme
et sa domination sur la matière ont progressé dans une mesure
vraiment impensable. Mais sa capacité à
disposer du monde a entraîné le fait
que son pouvoir de destruction a atteint de telles
proportions qu'il nous
remplit d'horreur. A ce propos on
pense spontanément à la menace du
terrorisme, cette nouvelle guerre
sans frontières et sans front. La
crainte qu'il puisse bientôt s'emparer
des armes nucléaires et biologiques
n'est pas sans fondement, et a
fait que, à l'intérieur des Etats de
droit, on a dû recourir à des systèmes
de sécurité ressemblant à ceux
que l'on ne trouvait auparavant que
dans les dictatures
;
mais demeure toutefois le
sentiment que toutes ces
précautions ne peuvent plus suffire,
un contrôle global
n'étant ni possible ni souhaitable.
Moins visibles, mais
non moins
inquiétantes pour autant, sont
les possibilités d'auto-manipulation
acquises par homme. Il a
sondé les tréfonds de l'être, il
a déchiffré
les composantes de l'être humain,
et il est aujourd'hui en mesure,
pour ainsi dire, de « construire
lui-même homme, qui ainsi ne
vient plus au monde comme un don du
Créateur, mais comme le produit de
notre agir :
un produit qui, de ce fait,
peut même être sélectionné selon
les exigences de nos
propres critères. Ainsi, sur
cet homme, ne brille plus la splendeur qui est d'être image de Dieu.
et qui lui confère sa dignité et
son inviolabilité. mais seulement
la puissance des capacités humaines. Il
n'est plus rien d'autre qu'une
image de homme - de quel
homme ? A cela
s'ajoutent de grands problèmes planétaires
: l'inégalité dans la
répartition des biens de la
terre, la pauvreté
croissante ou plutôt l'appauvrissement,
l'exploitation de la terre et de ses ressources, la faim, les
maladies qui menacent tout le
monde, le choc des cultures. Tout cela montre qu'au
développement de nos possibilités
ne répond point un égal
développement de notre
énergie morale. La force morale n'a pas grandi en même
temps que le développement des
sciences, elle a plutôt
diminué, parce que la
mentalité technique confine la
morale à la sphère subjective,
alors que nous avons
vraiment besoin d'une
morale publique, d'une morale
qui sache répondre aux menaces qui pèsent sur toutes nos existences.
Le vrai, le plus grave
danger du temps actuel, se
trouve précisément dans ce
déséquilibre entre les possibilités
techniques et l'énergie morale. La
sécurité dont nous avons besoin
comme préalable à notre liberté et à notre dignité, ne peut en
dernière analyse trouver sa source
de systèmes techniques de
contrôle, mais elle peut, justement,
jaillir uniquement
de la force morale de homme
là où celle-ci fait défaut ou
n'est pas suffisante, le
pouvoir détenu par homme
se transforme toujours davantage en un pouvoir de destruction.
Il est vrai
qu'il existe aujourd'hui un nouveau
moralisme dont les paroles clefs sont justice, paix, conservation
du créé -
paroles qui rappellent
les valeurs morales essentielles
dont nous avons
véritablement besoin. Mais ce
moralisme demeure
vague et il glisse, presque
inévitablement, dans la
sphère de la politique
partisane. Il devient avant tout une
prétention opposée aux autres, et
trop peu un devoir personnel de
notre vie quotidienne.
(...) Le moralisme
politique des années soixante
dix, dont les racines ne sont pas
mortes, devait réussir à
fasciner même des jeunes pleins d'idéal. Mais
c'était un moralisme avec une
adresse erronée, dans la mesure où il
était
privé d'une sereine rationalité,
et parce que, en dernière
analyse, il mettait l'utopie politique au-dessus
de la dignité de homme
individuel, démontrant même
qu'il pouvait en arriver,
au nom des grands objectifs,
à déprécier homme. Le
moralisme politique, tel
que nous l'avons vécu et
tel que nous le vivons encore, non
seulement n'ouvre pas la voie à une
régénération, mais il la
bloque. La même chose vaut, par conséquent,
même pour un christianisme et une
théologie qui réduisent le noyau du
message de Jésus. le « Règne
de Dieu », aux « valeurs
du Royaume » , en
identifiant ces valeurs avec les grands mots d'ordre du
moralisme politique, et en se
proclamant, dans le même
temps, synthèse des religions.
Il en arrive ainsi à oublier Dieu, alors même qu'Il est
justement le sujet et la cause du
Règne de Dieu.
A sa place ne demeurent que de
belles paroles (et valeurs)
qui se prêtent
à n'importe quel type d'abus.
(...) Le
christianisme n'est certes point
parti de l'Europe, et il ne
petit pas non plus être
classifié comme une
religion européenne, la religion de la sphère culturelle européenne.
Mais c'est précisément en
Europe qu'il a reçu son empreinte culturelle et intellectuelle
la plus efficace, historiquement, et il
reste ainsi intimement
lié, de manière spéciale, à
l'Europe. D'autre part
il est vrai aussi que
cette Europe, depuis les temps de la Renaissance,
et de façon achevée depuis
les temps des Lumières, a développé
précisément cette rationalité scientifique qui
non seulement, au temps des Découvertes, a conduit à
l'unité géographique du monde, à
la rencontre des continents
et des cultures, mais qui a encore de manière
beaucoup plus profonde, grâce à la
culture technique rendue
possible par la science,
empreint véritablement le
monde entier, et même, en un
sens, l'uniformise.
Et à la suite de cette forme de rationalité, l'Europe a
développé une culture, d'une façon
auparavant de l'humanité,
exclu Dieu de la conscience publique, qu'il soit nié
complètement, ou que son existence
soit jugée non démontrable,
incertaine, et appartenant par conséquent à la sphère des choix
subjectifs, quelque chose qui de
toute façon n'a aucune
signification pour la vie
publique. (...) Si le
christianisme, d'une part, a trouvé sa forme
la plus efficace en Europe, il faut
d'autre part affirmer que c'est en
Europe que s'est
développée une culture qui
constitue la contradiction
dans l'absolu la plus radicale non
seulement du christianisme, mais
des traditions religieuses et morales de
l'humanité.
D'où l'on comprend que
l'Europe subit
aujourd'hui
une
véritable épreuve de force »
; d'où l'on comprend aussi
la radicalité des tensions auxquelles notre
continent doit faire face. Mais
l'on saisit ici surtout la responsabilité que nous, Européens,
devons assumer en ce moment historique
: dans le
débat à propos de la définition de
l'Europe, à propos de sa
nouvelle forme politique, ce n'est
pas quelque nostalgique bataille «
d'arrièregarde » de
l'histoire qui est en cause, mais plutôt
une grande responsabilité pour l'humanité
d'aujourd'hui.
Regardons
de façon plus précise cette opposition
entre les deux cultures qui ont marqué
l'Europe.
Dans le débat sur le préambule de la
Constitution européenne, cette opposition s'est
manifestée en deux points de controverse
:
la
question de la référence à Dieu
dans la Constitution européenne et celle de la mention des racines
chrétiennes de l'Europe. Vu que, dans
l'article 52 de la Constitution,
les droits institutionnels
de l'Eglise sont garantis, nous pouvons
être tranquilles, dit-on. Mais cela
signifie que ceux-ci, dans la vie de l'Europe, trouvent leur place
dans la sphère du compromis politique,
tandis
que, s'agissant
des
bases
de
l'Europe, l'empreinte de leur
contenu ne trouve aucune
place. Les raisons que l'on donne dans le débat public pour ce « non »
très net sont
superficielles, et il est
évident que, loin d'en
donner les véritables motifs, elles les occultent.
L'affirmation selon laquelle la mention
des racines chrétiennes de
l'Europe blesserait les sentiments des nombreux non-chrétiens
qui se trouvent en Europe, est peu
convaincante, étant donné
qu'il s'agit avant tout d'un fait historique
que nul ne peut sérieusement nier. Naturellement,
cette allusion historique renvoie forcément au présent, dès
lors que, par la mention des
racines, l'on indique les sources restantes
de l'orientation morale, c'est-à-dire un
facteur d'identité
de cette formation qu'est
l'Europe. Qui peut s'en offenser ?
De qui menace-t-on
l'identité ? Les musulmans, qui à cet égard sont volontiers et
tout de suite mis en cause, ne se
sentent pas menacés par nos fondements
moraux chrétiens, mais par le cynisme
d'une culture sécularisée qui nie
ces fondements eux-mêmes.
Et nos concitoyens juifs ne
sont pas davantage offensés par la référence
aux racines chrétiennes de
l'Europe. dans la mesure où
elles remontent jusqu'au Mont Sinaï :
elles portent l'empreinte de la
voix qui se fit sentir sur
la montagne de Dieu et s'unissent
aux grandes orientations fondamentales
que le Décalogue a données à
l'humanité. Cela vaut tout
autant pour la référence à Dieu :
ce
n'est pas la mention de Dieu qui
offense ceux qui
appartiennent à d'autres religions, mais
plutôt la tentative de construire
la communauté
humaine absolument sans Dieu.
Les raisons de ce double « non » sont bien
plus profondes que ne le laisseraient penser les
motifs avancés. Ils présupposent l'idée que seule
la culture radicalisée des Lumières, qui a
trouvé son plein développement en notre
temps, pouvait être constitutive de l'identité
européenne.(
...)
Cette culture des Lumières se
définit substantiellement
par les droits de la liberté
; elle part de la liberté
comme valeur fondamentale
qui donne la mesure de tout :
la liberté
des choix religieux, qui inclut la neutralité
religieuse de l'Etat ; la
liberté d'exprimer ses
propres opinions, à condition qu'elles ne mettent pas en doute
ce canon lui-même ; l'ordonnancement
démocratique de l'Etat, c'est-à-dire
le contrôle parlementaire des
organismes étatiques ; la
libre formation des partis ;
l'indépendance
de la magistrature ; et
enfin la protection des droits de homme et l'interdiction
des
discriminations. Ce canon
est encore en cours de formation, vu que les droits de l'homme
arrivent même à être en opposition, comme par exemple dans
l'envie de liberté des femmes et
le droit à la vie des enfants à naître. Le
concept de discrimination
s'élargit toujours davantage, et ainsi l'interdiction de la
discrimination peut
se transformer toujours plus en une
limitation de la liberté
d'opinion et de la liberté
religieuse. Bientôt on
ne pourra plus affirmer que l'homosexualité, comme l'enseigne
l'Eglise catholique, constitue un
désordre objectif dans la
structuration de l'existence humaine. Et le
fait que 1'Eglise est convaincue
de ne pas avoir le droit
de donner l'ordination sacerdotale aux
femmes en vient à être considéré,
par certains, comme
inconciliable avec l'esprit de la Constitution
européenne. Il est évident (lue ce canon de
la culture des Lumières, loin d'être définitif,
contient des valeurs importantes
dont nous, même comme chrétiens, ne pouvons ni ne voulons
faire l'économie ; mais il
est tout aussi évident que la conception mal définie ou pas
suffisamment définie de la
liberté, qui se trouve à la
base de cette culture, comporte
inévitablement des contradictions
;
et
il est évident que, même
par la voie de sa propre mise en
ceuvre (une mise en ouvre
qui semble radicale) elle comporte
des limitations de la liberté
que, il y a une génération
seulement, nous n'aurions même pu
imaginer. Une idéologie confuse
de la liberté
conduit à un dogmatisme qui se
révèle de plus
en plus hostile à la liberté.
Nous devrons certainement revenir encore
sur cette
question des contradictions internes dans la formulation actuelle de
la culture des Lumières. Mais nous
devons d'abord achever de
la décrire. Cela fait partie de sa nature, en
tant que culture d'une raison
qui a enfin une
complète conscience d'elle-même, d'afficher
une prétention universelle et de
se concevoir comme parfaite
en elle-même, sans avoir besoin
d'aucun complément à travers
d'autres facteurs culturels. Ces deux caractéristiques se
voient clairement lorsque se pose
la question de qui peut
devenir membre de la Communauté
européenne, et surtout dans le
débat sur l'entrée de la
Turquie dans cette Communauté. Il
s'agit d'un Etat, mieux, plutôt
d'une sphère culturelle qui
n'a pas de racines chrétiennes, mais qui a été influencée par la
culture islamique. Ataturk
a cherché à transformer la
Turquie en un Etat laïciste, tentant d'implanter
le laïcisme qui avait mûri dans le monde chrétien de l'Europe
sur un terrain musulman. On peut
se demander si cela est possible :
selon
la thèse de la culture des
Lumières européenne, ce sont
seulement les normes et le contenu de
cette même culture des Lumières
qui pourront déterminer
l'identité de l'Europe, et par conséquent,
tout Etat qui fait siens ces critères, pourra appartenir à l'Europe.
Il n'importe pas, en
définitive, de savoir sur quelle trame
des racines vient s'implanter
cette culture de la
liberté et de la démocratie.
C'est même pour cela,
dit-on, que les racines ne peuvent pas entrer
dans la définition des fondements
de l'Europe, car il s'agit
de racines mortes qui ne font pas
partie de l'identité actuelle.
Cette nouvelle
identité, par conséquent, déterminée exclusivement
par la culture des Lumières, suppose forcément
que Dieu n'a rien à voir avec la vie publique
et les fondements de l'Etat.
(...) Nous
devons maintenant considérer ces
deux dernières questions. A la première, c'est
à-dire la question de savoir si
l'on a atteint la philosophie universellement valide et
devenue enfin toute scientifique,
où s'exprimerait la raison commune à tous les hommes,
il faut répondre que sans
aucun doute, on est arrivé à
des acquis importants qui peuvent
prétendre à une validité générale :
l'acquis selon lequel la
religion ne peut être imposée par
l'Etat, et ne peut être
accueillie que dans la liberté ;
le respect
des droits fondamentaux de homme
égaux pour tous ;
la séparation des pouvoirs et
le contrôle du pouvoir. On
ne peut pas penser, de
toute façon, que ces valeurs fondamentales, reconnues par nous
comme généralement valides,
puissent être appliquées de la même façon dans tous les contextes
historiques. (...) Ces
philosophies [des Lumières] sont caractérisées
par leur positivisme, et sont donc anti-métaphysiques,
au point que, à la fin, Dieu ne
peut y avoir aucune place.
Elles sont basées sur une auto-limitation de la raison positive, qui
est à sa place dans la
sphère technique, mais qui. là où elle en vient à être généralisée,
comporte au contraire une
mutilation de homme. Cela
entraîne homme à ne plus admettre aucune
instance morale en dehors de ses
propres calculs, et, comme nous l'avons vu, que même le
concept de la liberté, qui de
prime abord semblerait
devoir s'étendre sans limites, conduit à
la fin à
l'autodestruction de la liberté.
Il est
vrai que les
philosophies positivistes contiennent
d'importants éléments de vérité. Mais
elles sont basées sur une
auto-limitation de la
raison qui est typique d'une situation culturelle
déterminée
- celle de l'Occident
moderne -
et elles ne peuvent comme telles
être le dernier mot de la
raison. Bien qu'elles semblent rationnelles, elles ne sont pas la voix
de la raison elle-même, mais elles sont culturellement liées, à la
situation de l'Occident aujourd'hui. C'est pour
cela qu'elles ne peuvent en aucun
cas être la philosophie universellement valable dans le
monde entier. Mais il faut dire
surtout que cette
philosophie des Lumières et la culture qui lui
correspond sont incomplètes.
Celle-ci retranche consciemment ses propres racines historiques,
en se privant des forces originelles
d'où elle-même a surgi
:
mémoire fondamentale
de l'humanité, pour ainsi dire, sans laquelle la raison perd
son orientation.
En effet on
accepte maintenant le principe
selon lequel les capacités de homme sont la mesure de son
agir. Tout ce qu'il sait faire, il
peut le faire.
(...)
Sans
norme morale le savoir-faire
devient pouvoir de
destruction. homme
sait cloner les hommes, et
parce qu'il sait, il le fait. homme
sait utiliser des hommes comme
« banques » d'organes pour d'autres hommes, et parce
qu'il sait, il fait
;
il le fait parce que cela semblerait
être une exigence de sa liberté. homme
sait construire des
bombes atomiques, et donc
il le fait, étant même, en principe, disposé à les
utiliser. Même le terrorisme, finalement, se fonde sur cette modalité
de « l'auto-autorisation » de homme, et non sur les
enseignements du
Coran. La séparation radicale
de la philosophie
des Lumières de ses racines entraîne, en
dernière analyse, à faire l'économie de homme.
homme, au fond, n'a aucune liberté, disent
les porte-parole des sciences naturelles, en
totale contradiction avec le point de départ de
toute la question. Il ne doit pas croire qu'il est
différent de tous les autres êtres vivants, et
pour autant il devrait même être traité comme
eux, disent même les porte-parole les plus
avancés
d'une philosophie nettement séparée
des racines de la mémoire
historique de l'humanité.
Nous avons posé
deux questions : la philosophie
rationaliste (positiviste) est-elle strictement
rationnelle, et par conséquent universellement valide, et
est-elle complète ? Se suffit-elle
à elle-même ? Peut-elle, où
doit-elle carrément reléguer ses racines historiques dans la
sphère du passé, et partant dans
la sphère de ce qui ne peut
être valide que subjectivement ?
Nous devons répondre à ces deux
questions par un « non »
clair et net. Cette philosophie n'exprime pas la complète
raison de homme, mais seulement une partie, par la voie de cette
mutilation de la raison on ne peut
pas du tout la considérer
connue rationnelle. C'est pour cela
qu'elle est
incomplète, et elle ne peut guérir
qu'en rétablissant de nouveau le
contact avec
ses racines. Un arbre sans racines se dessèche.
En affirmant cela on ne nie pas tout ce que
cette philosophie dit de positif et d'important,
mais
l'on affirme plutôt son besoin d'être achevée, sa profonde
imperfection. Et ainsi nous en venons de nouveau à parler des deux
points controversés du préambule de
la Constitution européenne.
La mise de côté des racines chrétiennes
n'est pas l'expression d'une tolérance
supérieure qui respecte toutes
les cultures de la même
manière, sans vouloir en privilégier aucune, mais bien au
contraire comme l'absolutisation
d'une manière de penser et de vivre qui
s'opposent radicalement, entre
autres, aux autres cultures historiques de l'humanité.
La vraie opposition qui caractérise le monde d'aujourd'hui
ne se situe pas entre les différentes cultures religieuses,
mais entre la radicale
émancipation de homme par rapport à Dieu,
des racines de la vie, d'une part,
et les grandes cultures
religieuses de
l'autre. S'il arrive un
choc des cultures, ce ne sera pas
le choc des grandes religions - qui sont toujours en lutte les
unes contre les autres mais qui,
finalement, ont tout de
même toujours su vivre les unes avec les autres -
mais ce sera le choc entre cette
radicale émancipation de
homme et les grandes cultures historiques. Ainsi, le
rejet de la référence à Dieu n'est
pas l'expression d'une tolérance
qui voudrait protéger les religions
non déistes et la dignité
des athées et des agnostiques, mais
plutôt l'expression d'une
conscience qui voudrait
voir Dieu définitivement effacé de la vie
publique de l'humanité et relégué
dans la sphère subjective des résidus culturels du passé. Le
relativisme, qui
constitue le point de départ de tout ceci, devient ainsi un
dogmatisme qui se croit en possession de la connaissance définitive
de la raison, et en droit de considérer tout le
reste simplement comme un stade au
fond dépassé de l'humanité,
et que l'on peut avec raison
relativiser. En
réalité ceci signifie que nous
avons besoin de racines pour
survivre et que nous ne
devons pas perdre Dieu de vue, si nous
ne voulons pas que la dignité
humaine disparaisse.
S'agit-il ici de réfuter simplement les Lumières
et la modernité ? Absolument pas. Le
christianisme, depuis le début, s'est compris
lui-même comme la religion du
logos,
comme la
religion selon la raison.
Il n'a pas d'abord identifié
ses précurseurs dans les autres religions,
mais dans cette lumière philosophique qui
a déblayé
la route des traditions pour se tourner vers la recherche de la
vérité, et vers le bien.
vers l'unique Dieu qui est au-dessus de tous les dieux.
En tant que religion des persécutés, en
tant que religion universelle, il a dénié aux
Etats le droit de considérer la religion comme
une partie de l'ordonnancement étatique, postulant
ainsi la liberté de la foi. Il a toujours
défini les hommes, tous les hommes sans distinction.
comme créatures de Dieu et images de
Dieu.
(...)
Le christianisme doit toujours se rappeler
qu'il
est la religion du logos. C'est la foi au Creator Spiritus,
l'Esprit créateur, de qui provient
tout le réel. Là devrait être sa force philosophique,
dans la mesure où il s'agit de savoir
si le monde provient de
l'irrationnel - et
alors la raison ne serait pas
autre chose qu'un « sous produit
», peut-être même nuisible, de son développement
- ou si le monde provient de
la raison, celle-ci étant
donc son critère et son but. La foi chrétienne est
favorable à cette deuxième thèse, choisissant vraiment ainsi, du
point de vue purement
philosophique, la bonne
carte, bien qu'aujourd'hui ce soit la première
thèse qui soit considérée comme la
seule « rationnelle » et moderne. Mais une raison jaillie
de l'irrationnel, et qui est, en
fin de compte, ce même irrationnel, n'est pas une solution à
nos problèmes. Seule la raison
créatrice, et qui dans le Dieu crucifié s'est manifestée comme
amour, peut
vraiment nous montrer la voie.
(...)
je voudrais, en ma qualité de
croyant, faire une proposition aux laïques. A l'époque
des Lumières on a tenté de
comprendre et de définir les normes morales essentielles en
affirmant qu'elles seraient valides
etsi Deus
non
daretur,
même dans l'hypothèse où Dieu n'existerait
pas. Dans l'opposition des confessions et
dans les crises qui menaçaient à propos de
l'image de Dieu, on essaya de tenir les valeurs
essentielles de la morale en dehors des contradictions,
et de chercher pour l'heure une évidence
qui les rendraient indépendantes par
rapport aux multiples divisions et
incertitudes des
différentes philosophies et confessions. Comme si l'on avait
voulu assurer les bases de la vie
en société, et, de façon plus générale, les
bases de l'humanité. A cette
époque-là cela sembla
possible, dans la mesure où les grandes
convictions, créées au fond par le
christianisme, résistaient
pour en grande partie et ne semblaient
pas pouvoir être niées. Mais il
n'en est
plus ainsi. La recherche d'une
telle certitude
rassurante, qui pourrait demeurer incontestée
par-delà toutes les différences, a
fait faillite.
Même la tentative, à vrai dire
grandiose, de Kant,
n'a pas été en mesure de créer une telle
certitude partagée. Kant avait nié
que Dieu puisse être
connaissable dans le cadre de la raison
pure, mais dans le même temps il avait représenté
Dieu, la liberté et l'immortalité comme des postulats de la
raison critique, sans laquelle, de
manière fort cohérente, il
estimait qu'aucun agir
moral n'était possible. La situation
du monde aujourd'hui ne nous fait-elle pas
par hasard penser de nouveau qu'il
pourrait avoir raison
? Je voudrais le dire
autrement : la
tentative, poussée à l'extrême, de
modeler les choses
humaines en se passant complètement de Dieu nous conduit
toujours plus près de l'abîme, vers
la mise au rancart totale de
homme.
Nous devrions, alors.. renverser
l'axiome des Philosophes et dire
:
même si vous ne parvenez
pas à trouver la voie de l'acceptation
de Dieu, vous devriez de toute façon chercher
à vivre et à diriger votre vie
veluti Deus
daretur,
comme si Dieu
était.
C'est le conseil que donnait déjà
Pascal à ses amis incroyants ;
c'est le conseil que nous
voudrions donner aujourd'hui
à nos amis qui ne croient pas. Ainsi
personne ne serait limité dans sa
propre liberté, mais
toutes nos affaires trouveraient une assise
et un critère dont elles ont urgemment besoin.
Ce dont nous avons surtout besoin en ce moment
de l'histoire, c'est d'hommes qui, grâce à
une foi éclairée et vécue, rendent Dieu crédible
en ce monde. Le témoignage
négatif de chrétiens
qui parlent de Dieu et vivent contre Lui, a
obscurci l'image de Dieu et a ouvert les portes à
l'incrédulité.
Nous avons besoin d'hommes qui
aient les yeux fixés sur Dieu, apprenant là la
véritable
humanité.
Nous
avons
besoin
d'hommes dont l'intelligence soit
illuminée de la lumière de
Dieu, et auxquels Dieu ouvre les
coeurs, pour que
leur intelligence puisse parler
à l'intelligence des autres, et que leur coeur
puisse
ouvrir les coeurs des autres. C'est seulement
à travers des hommes touchés par Dieu
que Dieu peut faire son retour
parmi les
hommes.
Nous avons besoin d'hommes comme
Benoît de Nursie qui en un temps de désordre
et de
décadence, s'est abîmé dans la solitude la
plus extrême, et qui réussit,
après toutes les purifications qu'il devait subir, à ressortir
dans la lumière, et à fonder à
Montecassino, la cité sur la montagne qui, au milieu de tant de
ruines, a rassemblé les forces d'où s'est formé un monde
nouveau. Ainsi Benoît, comme
Abraham, est devenu le père de nombreux peuples. Les recommandations
à ses moines, que l'on trouve à
la fin de sa Règle, sont des indications qui nous
montrent à nous
aussi la voie qui conduit vers le large, loin des crises et des
décombres :
« Il
est un zèle amer- un faux zèle qui sépare de Dieu et
conduit à l'enfer
: il
est, au contraire,
un saint zèle
qui ne sépare que des vices et qui
mène à Dieu ainsi
qu'à la vie éternelle.
Ce bon
zèle, les moines doivent s'y exercer avec la plus
ardente charité ;
qu'ils s'honorent mutuellement
de respectueuses prévenances ;
qu'ils
supportent avec une inaltérable
patience les infirmités physiques ou morales de leur prochain
; (...) qu'ils veuillent le bien
les uns des autres dans la
charité fraternelle ;
que leur
crainte de Dieu soit inspirée par
l'amour , (...)
qu'ils ne préfèrent absolument
rien au Christ, lequel
daigne nous conduire tous tant que nous
sommes à la vie éternelle
!
» (chapitre 72)