L'Europe dans la crise des cultures  ... card. Ratzinger

Dossier : Europe

Présentation : 

texte qui définit bien la pensée de Benoît XVI  ... tout à fait en ligne avec celle de Jean-Paul II ....qui dans Mémoire et Identité, 2005 ...nous dit: « Une grande confrontation spirituelle est en cours, de son résultat dépendra le visage de l'Europe en cours de formation. »

Avant d'être élu successeur de Pierre, le futur Benoît XVI s'était fréquemment prononcé, ces toutes dernières années, sur la construction européenne. Il nous a semblé opportun de montrer où en était la réflexion du cardinal Ratzinger le 1 er avril 2005, jour où, recevant le Prix Saint-Benoît « pour la promotion de la vie et de la famille en Europe », il s'est longuement exprimé sur la question au monastère de Sainte-Scholastique, à Subiaco. .....

C'est dire l'importance de cette conférence, dont nous vous proposons ici de larges extraits. Précision : il ne s'agit aucunement d' un texte authentifié par son auteur et c'est, de notre part, une tentative de traduction, qui à ce titre n'est pas à l'abri d'éventuelles erreurs et qui comporte certainement des lourdeurs. Mais ce texte n'est pas semble-t-il disponible dans sa version complète autrement qu'en italien. Il nous a semblé que la lumière qu'il jette sur l'actualité européenne, et aussi sur la pensée du cardinal Ratzinger, justifiait cette publication. -J.S.

Journal Présent du  Samedi 30 avril 2005

Extraits : 

homme ... (il) est aujourd'hui en mesure, pour ainsi dire, de « construire lui-même homme, qui ainsi ne vient plus au monde comme un don du Créateur, mais comme le produit de notre agir : un produit qui, de ce fait, peut même être sélectionné selon les exigences de nos propres critères. ...il mettait l'utopie politique au-dessus de la dignité de homme individuel, démontrant même qu'il pouvait en arriver, au nom des grands objectifs, à déprécier homme....La sécurité dont nous avons besoin comme préalable à notre liberté et à notre dignité, ne peut en dernière analyse trouver sa source de systèmes techniques de contrôle, mais elle peut, justement, jaillir uniquement de la force morale de homme

Si le christianisme, d'une part, a trouvé sa forme la plus efficace en Europe, il faut d'autre part affirmer que c'est en Europe que s'est développée une culture qui constitue la contradiction dans l'absolu la plus radicale non seulement du christianisme, mais des traditions religieuses et morales de l'humanité.....Européens, devons assumer en ce moment historique : dans le débat à propos de la définition de l'Europe, à propos de sa nouvelle forme politique, ce n'est pas quelque nostalgique bataille « d'arrière­garde » de l'histoire qui est en cause, mais plutôt une grande responsabilité pour l'humanité d'aujourd'hui.

.... l'interdiction de la discrimination peut se transformer toujours plus en une limitation de la liberté d'opinion et de la liberté religieuse .... Une idéologie confuse de la liberté conduit à un dogmatisme qui se révèle de plus en plus hostile à la liberté.

Sans norme morale le savoir-faire devient pouvoir de destruction.

La mise de côté des racines chrétiennes n'est pas l'expression d'une tolérance supérieure qui respecte toutes les cultures de la même manière, sans vouloir en privilégier aucune, mais bien au contraire comme l'absolutisation d'une manière de penser et de vivre qui s'opposent radicalement, entre autres, aux autres cultures historiques de l'humanité. La vraie opposition qui caractérise le monde d'aujourd'hui ne se situe pas entre les différentes cultures religieuses, mais entre la radicale émancipation de homme par rapport à Dieu, des racines de la vie, d'une part, et les grandes cultures religieuses de l'autre. S'il arrive un choc des cultures, ce ne sera pas le choc des grandes religions - qui sont toujours en lutte les unes contre les autres mais qui, finalement, ont tout de même toujours su vivre les unes avec les autres - mais ce sera le choc entre cette radicale émancipation de homme et les grandes cultures historiques

....même si vous ne parvenez pas à trouver la voie de l'acceptation de Dieu, vous devriez de toute façon chercher à vivre et à diriger votre vie veluti Deus daretur, comme si Dieu était.

....Nous avons besoin d'hommes dont l'intelligence soit illuminée de la lumière de Dieu, et auxquels Dieu ouvre les coeurs, pour que leur intelligence puisse parler à l'intelligence des autres, et que leur coeur puisse ouvrir les coeurs des autres. C'est seulement à travers des hommes touchés par Dieu que Dieu peut faire son retour parmi les hommes.

en io-relation ....  Le monde de ce début de siècle vu par la CIA .... ... le grand enjeu du XXIe siècle : l’identité, le recentrage des convictions politiques autour des appartenances religieuses.  ....le cube et la cathédrale .....quelle culture est la plus à même d'assurer les fondements moraux de la démocratie ? La culture de ce cube rationnel et anonyme ( la Défense) ? Ou la culture de la “sainte folie” de Notre-Dame ?

 

 

L'Europe dans la crise des cultures

 

Auteur: cardinal Joseph Ratzinger

Source: Présent du 30 avril 2005

Date :  

 

Nous vivons un temps de grands dangers et de grandes possibilités pour homme et pour le monde, un temps qui crée pour nous tous une grande responsabilité. Pendant le siècle passé, les possibilités de l'hom­me et sa domination sur la matière ont progressé dans une mesure vrai­ment impensable. Mais sa capacité à disposer du monde a entraîné le fait que son pouvoir de destruction a atteint de telles proportions qu'il nous remplit d'horreur. A ce propos on pense spontanément à la menace du terrorisme, cette nouvelle guerre sans frontières et sans front. La crainte qu'il puisse bientôt s'emparer des armes nucléaires et biolo­giques n'est pas sans fondement, et a fait que, à l'intérieur des Etats de droit, on a dû recourir à des systèmes de sécurité ressemblant à ceux que l'on ne trouvait auparavant que dans les dictatures ; mais demeure toutefois le sentiment que toutes ces précautions ne peuvent plus suffire, un contrôle global n'étant ni possible ni souhaitable.

 Moins visibles, mais non moins inquiétantes pour autant, sont les possibilités d'auto-manipulation acquises par homme. Il a sondé les tréfonds de l'être, il a déchiffré les composantes de l'être humain, et il est aujourd'hui en mesure, pour ainsi dire, de « construire lui-même homme, qui ainsi ne vient plus au monde comme un don du Créateur, mais comme le produit de notre agir : un produit qui, de ce fait, peut même être sélectionné selon les exigences de nos propres critères. Ainsi, sur cet homme, ne brille plus la splendeur qui est d'être image de Dieu. et qui lui confère sa dignité et son inviolabilité. mais seulement la puissance des capacités humaines. Il n'est plus rien d'autre qu'une image de homme - de quel homme ? A cela s'ajoutent de grands problèmes planétaires : l'inégalité dans la répartition des biens de la terre, la pauvreté croissante ou plutôt l'appauvrisse­ment, l'exploitation de la terre et de ses ressources, la faim, les maladies qui menacent tout le monde, le choc des cultures. Tout cela montre qu'au développement de nos possibilités ne répond point un égal développement de notre énergie morale. La force morale n'a pas grandi en même temps que le développement des sciences, elle a plutôt diminué, parce que la mentalité technique confine la morale à la sphère subjective, alors que nous avons vraiment besoin d'une morale publique, d'une mora­le qui sache répondre aux menaces qui pèsent sur toutes nos existences. Le vrai, le plus grave danger du temps actuel, se trouve précisément dans ce déséquilibre entre les possi­bilités techniques et l'énergie morale. La sécurité dont nous avons besoin comme préalable à notre liberté et à notre dignité, ne peut en dernière analyse trouver sa source de systèmes techniques de contrôle, mais elle peut, justement, jaillir uniquement de la force morale de homme là où celle-ci fait défaut ou n'est pas suffisante, le pouvoir détenu par homme se transforme toujours davantage en un pouvoir de destruction.

 

Il est vrai qu'il existe aujourd'hui un nouveau moralisme dont les pa­roles clefs sont justice, paix, conser­vation du créé - paroles qui rappel­lent les valeurs morales essentielles dont nous avons véritablement be­soin. Mais ce moralisme demeure vague et il glisse, presque inévitablement, dans la sphère de la politique partisane. Il devient avant tout une prétention opposée aux autres, et trop peu un devoir personnel de notre vie quotidienne. (...) Le moralisme politique des années soixante­ dix, dont les racines ne sont pas mortes, devait réussir à fasciner même des jeunes pleins d'idéal. Mais c'était un moralisme avec une adresse erronée, dans la mesure où il était privé d'une sereine rationalité, et parce que, en dernière analyse, il mettait l'utopie politique au-dessus de la dignité de homme individuel, démontrant même qu'il pouvait en arriver, au nom des grands objectifs, à déprécier homme. Le moralisme politique, tel que nous l'avons vécu et tel que nous le vivons encore, non seulement n'ouvre pas la voie à une régénération, mais il la bloque. La même chose vaut, par conséquent, même pour un christianisme et une théologie qui réduisent le noyau du message de Jésus. le « Règne de Dieu », aux « valeurs du Royaume » , en identifiant ces valeurs avec les grands mots d'ordre du moralisme politique, et en se proclamant, dans le même temps, synthèse des reli­gions. Il en arrive ainsi à oublier Dieu, alors même qu'Il est justement le sujet et la cause du Règne de Dieu. A sa place ne demeurent que de belles paroles (et valeurs) qui se prê­tent à n'importe quel type d'abus.

(...) Le christianisme n'est certes point parti de l'Europe, et il ne petit pas non plus être classifié comme une religion européenne, la religion de la sphère culturelle européenne. Mais c'est précisément en Europe qu'il a reçu son empreinte culturelle et in­tellectuelle la plus efficace, histori­quement, et il reste ainsi intimement lié, de manière spéciale, à l'Europe. D'autre part il est vrai aussi que cet­te Europe, depuis les temps de la Renaissance, et de façon achevée depuis les temps des Lumières, a déve­loppé précisément cette rationalité scientifique qui non seulement, au temps des Découvertes, a conduit à l'unité géographique du monde, à la rencontre des continents et des cultures, mais qui a encore de manière beaucoup plus profonde, grâce à la culture technique rendue possible par la science, empreint véritablement le monde entier, et même, en un sens, l'uniformise. Et à la suite de cette forme de rationalité, l'Europe a développé une culture, d'une façon auparavant de l'humanité, exclu Dieu de la conscience publique, qu'il soit nié complètement, ou que son existence soit jugée non démontrable, incertaine, et appartenant par conséquent à la sphère des choix subjectifs, quelque chose qui de tou­te façon n'a aucune signification pour la vie publique. (...) Si le christianisme, d'une part, a trouvé sa forme la plus efficace en Europe, il faut d'autre part affirmer que c'est en Europe que s'est développée une culture qui constitue la contradiction dans l'absolu la plus radicale non seulement du christianisme, mais des traditions religieuses et morales de l'humanité. D'où l'on comprend que l'Europe subit aujourd'hui une véritable épreuve de force » ; d'où l'on comprend aussi la radicalité des tensions auxquelles notre continent doit faire face. Mais l'on saisit ici surtout la responsabilité que nous, Européens, devons assumer en ce moment historique : dans le débat à propos de la définition de l'Europe, à propos de sa nouvelle forme politique, ce n'est pas quelque nostalgique bataille « d'arrière­garde » de l'histoire qui est en cause, mais plutôt une grande responsabilité pour l'humanité d'aujourd'hui.

 Regardons de façon plus précise cette opposition entre les deux cultures qui ont marqué l'Europe. Dans le débat sur le préambule de la Constitution européenne, cette opposition s'est manifestée en deux points de controverse : la question de la référence à Dieu dans la Consti­tution européenne et celle de la mention des ra­cines chrétiennes de l'Europe. Vu que, dans l'article 52 de la Constitution, les droits institu­tionnels de l'Eglise sont garantis, nous pouvons être tranquilles, dit-on. Mais cela signifie que ceux-ci, dans la vie de l'Europe, trouvent leur place dans la sphère du compromis politique, tandis que, s'agissant des bases de l'Europe, l'empreinte de leur contenu ne trouve aucune place. Les raisons que l'on donne dans le débat public pour ce « non » très net sont superficielles, et il est évident que, loin d'en donner les véritables motifs, elles les oc­cultent. L'affirmation selon laquelle la mention des racines chrétiennes de l'Europe blesserait les sentiments des nombreux non-chrétiens qui se trouvent en Europe, est peu convaincante, étant donné qu'il s'agit avant tout d'un fait his­torique que nul ne peut sérieusement nier. Na­turellement, cette allusion historique renvoie forcément au présent, dès lors que, par la men­tion des racines, l'on indique les sources restantes de l'orientation morale, c'est-à-dire un facteur d'identité de cette formation qu'est l'Europe. Qui peut s'en offenser ? De qui me­nace-t-on l'identité ? Les musulmans, qui à cet égard sont volontiers et tout de suite mis en cause, ne se sentent pas menacés par nos fonde­ments moraux chrétiens, mais par le cynisme d'une culture sécularisée qui nie ces fonde­ments eux-mêmes. Et nos concitoyens juifs ne sont pas davantage offensés par la référence aux racines chrétiennes de  l'Europe. dans la mesure où elles remontent jusqu'au Mont Sinaï : elles portent l'empreinte de la voix qui se fit sentir sur la montagne de Dieu et s'unissent aux grandes orientations fondamentales que le Décalogue a données à l'humanité. Cela vaut tout autant pour la référence à Dieu : ce n'est pas la mention de Dieu qui offense ceux qui appartiennent à d'autres religions, mais plutôt la tentative de construire la communauté humaine absolument sans Dieu.

 

Les raisons de ce double « non » sont bien plus profondes que ne le laisseraient penser les motifs avancés. Ils présupposent l'idée que seu­le la culture radicalisée des Lumières, qui a trouvé son plein développement en notre temps, pouvait être constitutive de l'identité européenne.( ...) Cette culture des Lumières se définit substantiellement par les droits de la li­berté ; elle part de la liberté comme valeur fon­damentale qui donne la mesure de tout : la li­berté des choix religieux, qui inclut la neutrali­té religieuse de l'Etat ; la liberté d'exprimer ses propres opinions, à condition qu'elles ne met­tent pas en doute ce canon lui-même ; l'ordon­nancement démocratique de l'Etat, c'est-à-dire le contrôle parlementaire des organismes éta­tiques ; la libre formation des partis ; l'indé­pendance de la magistrature ; et enfin la pro­tection des droits de homme et l'interdiction des discriminations. Ce canon est encore en cours de formation, vu que les droits de l'hom­me arrivent même à être en opposition, comme par exemple dans l'envie de liberté des femmes et le droit à la vie des enfants à naître. Le concept de discrimination s'élargit toujours da­vantage, et ainsi l'interdiction de la discrimination peut se transformer toujours plus en une limitation de la liberté d'opinion et de la liberté religieuse. Bientôt on ne pourra plus affirmer que l'homosexualité, comme l'enseigne l'Eglise catholique, constitue un désordre objectif dans la structuration de l'existence humaine. Et le fait que 1'Eglise est convaincue de ne pas avoir le droit de donner l'ordination sacerdotale aux femmes en vient à être considéré, par certains, comme inconciliable avec l'esprit de la Consti­tution européenne. Il est évident (lue ce canon de la culture des Lumières, loin d'être définitif, contient des valeurs importantes dont nous, même comme chrétiens, ne pouvons ni ne vou­lons faire l'économie ; mais il est tout aussi évi­dent que la conception mal définie ou pas suffi­samment définie de la liberté, qui se trouve à la base de cette culture, comporte inévitablement des contradictions ; et il est évident que, même par la voie de sa propre mise en ceuvre (une mi­se en ouvre qui semble radicale) elle comporte des limitations de la liberté que, il y a une géné­ration seulement, nous n'aurions même pu imaginer. Une idéologie confuse de la liberté conduit à un dogmatisme qui se révèle de plus en plus hostile à la liberté.

 

Nous devrons certainement revenir encore sur cette question des contradictions internes dans la formulation actuelle de la culture des Lumières. Mais nous devons d'abord achever de la décrire. Cela fait partie de sa nature, en tant que culture d'une raison qui a enfin une complète conscience d'elle-même, d'afficher une prétention universelle et de se concevoir comme parfaite en elle-même, sans avoir besoin d'aucun complément à travers d'autres facteurs culturels. Ces deux caractéristiques se voient clairement lorsque se pose la question de qui peut devenir membre de la Communauté européenne, et surtout dans le débat sur l'en­trée de la Turquie dans cette Communauté. Il s'agit d'un Etat, mieux, plutôt d'une sphère culturelle qui n'a pas de racines chrétiennes, mais qui a été influencée par la culture isla­mique. Ataturk a cherché à transformer la Turquie en un Etat laïciste, tentant d'implanter le laïcisme qui avait mûri dans le monde chrétien de l'Europe sur un terrain musulman. On peut se demander si cela est possible : selon la thèse de la culture des Lumières européenne, ce sont seulement les normes et le contenu de cette même culture des Lumières qui pourront déterminer l'identité de l'Europe, et par conséquent, tout Etat qui fait siens ces critères, pourra appartenir à l'Europe. Il n'importe pas, en définitive, de savoir sur quelle trame des racines vient s'implanter cette culture de la liberté et de la démocratie.

C'est même pour ce­la, dit-on, que les racines ne peuvent pas entrer dans la définition des fondements de l'Europe, car il s'agit de racines mortes qui ne font pas partie de l'identité actuelle. Cette nouvelle identité, par conséquent, déterminée exclusivement par la culture des Lumières, suppose forcément que Dieu n'a rien à voir avec la vie publique et les fondements de l'Etat.

 

(...) Nous devons maintenant considérer ces deux dernières questions. A la première, c'est­ à-dire la question de savoir si l'on a atteint la philosophie universellement valide et devenue enfin toute scientifique, où s'exprimerait la raison commune à tous les hommes, il faut répondre que sans aucun doute, on est arrivé à des acquis importants qui peuvent prétendre à une validité générale : l'acquis selon lequel la religion ne peut être imposée par l'Etat, et ne peut être accueillie que dans la liberté ; le respect des droits fondamentaux de homme égaux pour tous ; la séparation des pouvoirs et le contrôle du pouvoir. On ne peut pas penser, de toute façon, que ces valeurs fondamentales, reconnues par nous comme généralement valides, puissent être appliquées de la même façon dans tous les contextes historiques. (...) Ces philosophies [des Lumières] sont caractérisées par leur positivisme, et sont donc anti-métaphysiques, au point que, à la fin, Dieu ne peut y avoir aucune place. Elles sont basées sur une auto-limitation de la raison positive, qui est à sa place dans la sphère technique, mais qui. là où elle en vient à être généralisée, comporte au contraire une mutilation de homme. Cela entraîne homme à ne plus admettre aucune instance morale en dehors de ses propres calculs, et, comme nous l'avons vu, que même le concept de la liberté, qui de prime abord semblerait devoir s'étendre sans limites, conduit à la fin à l'autodestruction de la liberté. 

 Il est vrai que les philosophies positivistes contiennent d'importants éléments de vérité. Mais elles sont basées sur une auto-limitation de la raison qui est typique d'une situation culturelle déterminée - celle de l'Occident moderne - et elles ne peuvent comme telles être le dernier mot de la raison. Bien qu'elles semblent rationnelles, elles ne sont pas la voix de la raison elle­-même, mais elles sont culturellement liées, à la situation de l'Occident aujourd'hui. C'est pour cela qu'elles ne peuvent en aucun cas être la philosophie universellement valable dans le monde entier. Mais il faut dire surtout que cette philosophie des Lumières et la culture qui lui correspond sont incomplètes. Celle-ci retranche consciemment ses propres racines historiques, en se privant des forces originelles d'où elle-même a surgi : mémoire fondamentale de l'humanité, pour ainsi dire, sans laquelle la raison perd son orientation.

En effet on accepte maintenant le principe selon lequel les capacités de homme sont la mesure de son agir. Tout ce qu'il sait faire, il peut le faire. (...) Sans norme morale le savoir-faire devient pouvoir de destruction. homme sait cloner les hommes, et parce qu'il sait, il le fait. homme sait utiliser des hommes comme « banques » d'organes pour d'autres hommes, et parce qu'il sait, il fait ; il le fait parce que cela semble­rait être une exigence de sa liberté. homme sait construire des bombes atomiques, et donc il le fait, étant même, en principe, disposé à les utiliser. Même le terrorisme, finalement, se fon­de sur cette modalité de « l'auto-autorisation » de homme, et non sur les enseignements du Coran. La séparation radicale de la philosophie des Lumières de ses racines entraîne, en dernière analyse, à faire l'économie de homme. homme, au fond, n'a aucune liberté, disent les porte-parole des sciences naturelles, en totale contradiction avec le point de départ de toute la question. Il ne doit pas croire qu'il est différent de tous les autres êtres vivants, et pour autant il devrait même être traité comme eux, disent même les porte-parole les plus avancés d'une philosophie nettement séparée des racines de la mémoire historique de l'humanité.

Nous avons posé deux questions : la philoso­phie rationaliste (positiviste) est-elle stricte­ment rationnelle, et par conséquent universel­lement valide, et est-elle complète ? Se suffit-el­le à elle-même ? Peut-elle, où doit-elle carré­ment reléguer ses racines historiques dans la sphère du passé, et partant dans la sphère de ce qui ne peut être valide que subjectivement ? Nous devons répondre à ces deux questions par un « non » clair et net. Cette philosophie n'ex­prime pas la complète raison de homme, mais seulement une partie, par la voie de cette muti­lation de la raison on ne peut pas du tout la considérer connue rationnelle. C'est pour cela qu'elle est incomplète, et elle ne peut guérir qu'en rétablissant de nouveau le contact avec ses racines. Un arbre sans racines se dessèche.

En affirmant cela on ne nie pas tout ce que cette philosophie dit de positif et d'important, mais l'on affirme plutôt son besoin d'être ache­vée, sa profonde imperfection. Et ainsi nous en venons de nouveau à parler des deux points controversés du préambule de la Constitution européenne. La mise de côté des racines chrétiennes n'est pas l'expression d'une tolérance supérieure qui respecte toutes les cultures de la même manière, sans vouloir en privilégier aucune, mais bien au contraire comme l'absolutisation d'une manière de penser et de vivre qui s'opposent radicalement, entre autres, aux autres cultures historiques de l'humanité. La vraie opposition qui caractérise le monde d'aujourd'hui ne se situe pas entre les différentes cultures religieuses, mais entre la radicale émancipation de homme par rapport à Dieu, des racines de la vie, d'une part, et les grandes cultures religieuses de l'autre. S'il arrive un choc des cultures, ce ne sera pas le choc des grandes religions - qui sont toujours en lutte les unes contre les autres mais qui, finalement, ont tout de même toujours su vivre les unes avec les autres - mais ce sera le choc entre cette radicale émancipation de homme et les grandes cultures historiques. Ainsi, le rejet de la référence à Dieu n'est pas l'expression d'une tolérance qui voudrait protéger les religions non déistes et la dignité des athées et des agnostiques, mais plutôt l'expression d'une conscience qui vou­drait voir Dieu définitivement effacé de la vie publique de l'humanité et relégué dans la sphè­re subjective des résidus culturels du passé. Le relativisme, qui constitue le point de départ de tout ceci, devient ainsi un dogmatisme qui se croit en possession de la connaissance définitive de la raison, et en droit de considérer tout le reste simplement comme un stade au fond dépassé de l'humanité, et que l'on peut avec raison relativiser. En réalité ceci signifie que nous avons besoin de racines pour survivre et que nous ne devons pas perdre Dieu de vue, si nous ne voulons pas que la dignité humaine disparaisse.

S'agit-il ici de réfuter simplement les Lumières et la modernité ? Absolument pas. Le christianisme, depuis le début, s'est compris lui-même comme la religion du logos, comme la religion selon la raison. Il n'a pas d'abord iden­tifié ses précurseurs dans les autres religions, mais dans cette lumière philosophique qui a déblayé la route des traditions pour se tourner vers la recherche de la vérité, et vers le bien. vers l'unique Dieu qui est au-dessus de tous les dieux. En tant que religion des persécutés, en tant que religion universelle, il a dénié aux Etats le droit de considérer la religion comme une partie de l'ordonnancement étatique, pos­tulant ainsi la liberté de la foi. Il a toujours défini les hommes, tous les hommes sans distinc­tion. comme créatures de Dieu et images de Dieu. (...)

 

Le christianisme doit toujours se rappeler qu'il est la religion du logos. C'est la foi au Creator Spiritus, l'Esprit créateur, de qui provient tout le réel. Là devrait être sa force philo­sophique, dans la mesure où il s'agit de savoir si le monde provient de l'irrationnel - et alors la raison ne serait pas autre chose qu'un « sous ­produit », peut-être même nuisible, de son dé­veloppement - ou si le monde provient de la raison, celle-ci étant donc son critère et son but. La foi chrétienne est favorable à cette deuxième thèse, choisissant vraiment ainsi, du point de vue purement philosophique, la bonne carte, bien qu'aujourd'hui ce soit la première thèse qui soit considérée comme la seule « ra­tionnelle » et moderne. Mais une raison jaillie de l'irrationnel, et qui est, en fin de compte, ce même irrationnel, n'est pas une solution à nos problèmes. Seule la raison créatrice, et qui dans le Dieu crucifié s'est manifestée comme amour, peut vraiment nous montrer la voie.

(...) je voudrais, en ma qualité de croyant, faire une proposition aux laïques. A l'époque des Lumières on a tenté de comprendre et de définir les normes morales essentielles en affir­mant qu'elles seraient valides etsi Deus non da­retur, même dans l'hypothèse où Dieu n'existe­rait pas. Dans l'opposition des confessions et dans les crises qui menaçaient à propos de l'image de Dieu, on essaya de tenir les valeurs essentielles de la morale en dehors des contra­dictions, et de chercher pour l'heure une évi­dence qui les rendraient indépendantes par rapport aux multiples divisions et incertitudes des différentes philosophies et confessions. Comme si l'on avait voulu assurer les bases de la vie en société, et, de façon plus générale, les bases de l'humanité. A cette époque-là cela sembla possible, dans la mesure où les grandes convictions, créées au fond par le christianis­me, résistaient pour en grande partie et ne sem­blaient pas pouvoir être niées. Mais il n'en est plus ainsi. La recherche d'une telle certitude rassurante, qui pourrait demeurer incontestée par-delà toutes les différences, a fait faillite. Même la tentative, à vrai dire grandiose, de Kant, n'a pas été en mesure de créer une telle certitude partagée. Kant avait nié que Dieu puisse être connaissable dans le cadre de la rai­son pure, mais dans le même temps il avait re­présenté Dieu, la liberté et l'immortalité com­me des postulats de la raison critique, sans la­quelle, de manière fort cohérente, il estimait qu'aucun agir moral n'était possible. La situa­tion du monde aujourd'hui ne nous fait-elle pas par hasard penser de nouveau qu'il pourrait avoir raison ? Je voudrais le dire autrement : la tentative, poussée à l'extrême, de modeler les choses humaines en se passant complètement de Dieu nous conduit toujours plus près de l'abîme, vers la mise au rancart totale de homme. Nous devrions, alors.. renverser l'axiome des Philosophes et dire : même si vous ne parvenez pas à trouver la voie de l'acceptation de Dieu, vous devriez de toute façon chercher à vivre et à diriger votre vie veluti Deus daretur, comme si Dieu était. C'est le conseil que donnait déjà Pascal à ses amis incroyants ; c'est le conseil que nous voudrions donner au­jourd'hui à nos amis qui ne croient pas. Ainsi personne ne serait limité dans sa propre liber­té, mais toutes nos affaires trouveraient une as­sise et un critère dont elles ont urgemment be­soin.

 

Ce dont nous avons surtout besoin en ce mo­ment de l'histoire, c'est d'hommes qui, grâce à une foi éclairée et vécue, rendent Dieu crédible en ce monde. Le témoignage négatif de chrétiens qui parlent de Dieu et vivent contre Lui, a obscurci l'image de Dieu et a ouvert les portes à l'incrédulité. Nous avons besoin d'hommes qui aient les yeux fixés sur Dieu, apprenant là la véritable humanité. Nous avons besoin d'hommes dont l'intelligence soit illuminée de la lumière de Dieu, et auxquels Dieu ouvre les coeurs, pour que leur intelligence puisse parler à l'intelligence des autres, et que leur coeur puisse ouvrir les coeurs des autres. C'est seule­ment à travers des hommes touchés par Dieu que Dieu peut faire son retour parmi les hommes. Nous avons besoin d'hommes comme Benoît de Nursie qui en un temps de désordre et de décadence, s'est abîmé dans la solitude la plus extrême, et qui réussit, après toutes les pu­rifications qu'il devait subir, à ressortir dans la lumière, et à fonder à Montecassino, la cité sur la montagne qui, au milieu de tant de ruines, a rassemblé les forces d'où s'est formé un monde nouveau. Ainsi Benoît, comme Abraham, est devenu le père de nombreux peuples. Les re­commandations à ses moines, que l'on trouve à la fin de sa Règle, sont des indications qui nous montrent à nous aussi la voie qui conduit vers le large, loin des crises et des décombres : «  Il est un zèle amer- un faux zèle qui sépare de Dieu et conduit à l'enfer : il est, au contraire, un saint zèle qui ne sépare que des vices et qui mène à Dieu ainsi qu'à la vie éternelle. Ce bon zèle, les moines doivent s'y exercer avec la plus ardente charité ; qu'ils s'honorent mutuelle­ment de respectueuses prévenances ; qu'ils supportent avec une inaltérable patience les infirmités physiques ou morales de leur pro­chain ; (...) qu'ils veuillent le bien les uns des autres dans la charité fraternelle ; que leur crainte de Dieu soit inspirée par l'amour , (...) qu'ils ne préfèrent absolument rien au Christ, lequel daigne nous conduire tous tant que nous sommes à la vie éternelle ! » (chapitre 72)

 

 

 

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.....pour vanter les mérites du oui au référendum, Chirac affirme que la future Constitution est fille de 1789....Le Fig, [10 mai 2005]

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