Encore faut-il s’entendre sur la
définition d’une civilisation. Aux XVIIIe et XIXe siècles, le
concept de « civilisation » servait à désigner toute société
évoluée, notamment en terme matériel et institutionnel par
opposition aux sociétés dites « barbares ». Ce n’est évidemment pas
le sens que prend le terme « civilisation » dans l’ouvrage d’Huntington.
Il n’étudie pas « la civilisation » comprise dans un sens
universaliste. Il critique même cette conception purement
occidentale à certains passages du livre. Au contraire, il étudie «
les civilisations » caractérisées selon lui par divers éléments :
- Premièrement, une civilisation
est une entité culturelle. Parmi les éléments culturels clés qui
définissent une civilisation, Huntington dénombre le sang, la
langue, la religion, la manière de vivre. Il constate que de tous
les éléments objectifs qui définissent une civilisation, le plus
important est en général la religion. Beaucoup de civilisations se
sont identifiées au cours de l’histoire avec les grandes religions
du monde. Au contraire, des populations faisant partie de la même
ethnie et ayant la même langue, mais pas la même religion, peuvent
s’opposer, comme c’est le cas au Liban, en ex-Yougoslavie et dans le
subcontinent indien.
- Deuxièmement, les civilisations
sont englobantes, c’est-à-dire qu’aucune de leurs composantes ne
peut être comprise sans référence à la civilisation qui les
embrasse. Pour reprendre les termes de Toynbee, « les civilisations
englobent sans être englobées par les autres ». Une civilisation est
ainsi le mode le plus élevé de regroupement et le niveau le plus
haut d’identité culturelle dont les humains ont besoin pour se
distinguer des autres espèces. Les civilisations sont les plus
gros « nous » et elles s’opposent à tous les autres « eux ».
- Troisièmement, Huntington
constate que les civilisations sont mortelles mais qu’elles sont des
réalités d’une extrême longue durée. Les Empires naissent et
meurent, les gouvernements vont et viennent, les civilisations
restent et survivent aux aléas politiques, sociaux, économiques et
même idéologiques.
- Enfin, puisqu’une civilisation
est une entité culturelle, elle ne revêt pas de fonctions politiques
telles que maintenir l’ordre, dire le droit, collecter les impôts,
mener des guerres, négocier des traités, etc. Seul le Japon est à la
fois une civilisation et un Etat tandis que la Chine est une
civilisation qui se veut être un Etat. Nous rajouterons que dans les
cercles de Synergies Européennes, nous affirmons que l’Eurosibérie
est une civilisation qui doit être un Etat !
Enfin, après avoir donné sa
définition de ce qu’est une civilisation, Huntington dénombre sept
grandes civilisations contemporaines (ou plutôt six et demi) :
- La civilisation chinoise qui
daterait au moins de 1500 av. J.-C., voire de mille ans plus tôt.
- La civilisation japonaise, dérivée de la civilisation chinoise et
apparue entre 100 et 400 ap. J.C.
- La civilisation hindoue depuis 1500 av. J.C.
- La civilisation musulmane, née dans la péninsule arabique au VIIe
siècle ap. J.C., elle s’est étendue en Afrique du Nord, en Espagne,
et à l’est, en Asie centrale, dans le sous-continent indien et en
Asie du Sud-Est. En conséquence de quoi, on distingue au sein de
l’Islam plusieurs cultures ou sous-civilisations : l’arabe, la
turque, la perse et la malaisienne.
- La civilisation occidentale dont Huntington date l’apparition à
700-800 ap. J.C. L’Occident regroupe l’Europe, l’Amérique du Nord et
les autres pays peuplés d’Européens, comme l’Australie et la
Nouvelle-Zélande.
- L’Amérique latine qui possède des caractéristiques propres suite à
une évolution différente. Huntington parle d’une culture
corporatiste et autoritaire différente de la démocratie occidentale.
L’Europe et l’Amérique du Nord ont subi les effets de la Réforme et
ont combiné culture catholique et culture protestante.
Historiquement, l’Amérique latine a seulement été catholique. Enfin,
la civilisation d’Amérique latine inclut des cultures indigènes,
lesquelles n’existaient pas en Europe et ont été éliminées en
Amérique du Nord.
- La civilisation africaine, si possible. Huntington émet
l’hypothèse que l’Afrique subsaharienne pourrait s’assembler pour
former une civilisation distincte dont le centre de gravité serait
l’Etat d’Afrique du Sud.
En analysant la figure n°1 (=
carte 1.3 [4]) fournie par Huntington, on remarque que le
géopolitologue laisse la place à deux autres entités qu’il classe
également sous le titre de civilisation : l’espace orthodoxe et
l’espace bouddhiste. Toutefois, il considère que le Bouddhisme et
l’Orthodoxie bien que ce soient deux grandes religions, n’ont pas
été à la base de grandes civilisations. Remarquons également que
dans son analyse, Huntington opère une distinction très nette entre
l’Europe et la Russie orthodoxe (cf. figure n°3 = carte de ligne de
partage entre l’Europe et le monde orthodoxe[5]) Certes, la Russie
se différencie du reste de la population européenne par son origine
slave et sa religion orthodoxe mais les peuples slaves sont
majoritairement chrétiens, ils sont indo-européens, blancs et leur
histoire est étroitement liée depuis plusieurs siècles déjà à
l’histoire européenne. La distinction religieuse est d’ailleurs
plutôt simpliste pour ne pas dire fausse quand on sait qu’aux yeux
de la religion catholique, les protestants sont considérés comme
hérétiques alors que les orthodoxes sont simplement schismatiques.
Comment ne pas voir dans cette séparation une habile manœuvre
politique destinée à théoriser auprès de nos « élites » européennes,
une frontière culturelle qui est loin d’être évidente. Comment ne
pas y voir la peur sous-jacente d’une alliance euro-russe, peur
déjà bien présente à l’esprit des Américains en 1939 lors du Pacte
Molotov-Ribbentrop. Comment ne pas y voir un voile discret jeté sur
l’idée d’une alliance continentale que tous les stratèges
britanniques ou américains ont cherché à combattre depuis Mackinder
en passant par Mahan, Spykman, Brzezinski et plus récemment
Kissinger. Il suffit de lire leurs ouvrages pour comprendre que le
cauchemar américain est effectivement la réalisation d’un bloc
politique eurasiatique s’étendant de Reykjavik à Vladivostok tel que
l’ont théorisé Thiriard ou Guillaume Faye. Nous aurons l’occasion de
revenir dans notre conclusion sur cet élément important.
Après avoir dénombré les
différentes civilisations contemporaines, Huntington souligne un
détail essentiel. En quoi la situation a-t-elle changé par
rapport au passé ? Les civilisations existent depuis longtemps.
Pourquoi tout d’un coup pointer du doigt le risque d’un choc des
civilisations alors que certaines d’entre elles sont plusieurs fois
millénaires ? Tout simplement parce qu’aux rencontres limitées entre
civilisations a succédé une période d’intenses interactions. Au XVe
siècle l’influence puissante et unidirectionnelle de l’Occident sur
les autres civilisations a commencé à se manifester. Pendant quatre
cents ans, les relations intercivilisationnelles se sont résumées à
la subordination par l’Occident des autres civilisations. «
L’expansion de l’Occident a été facilitée par la supériorité de son
organisation, de sa discipline, de l’entraînement de ses troupes, de
ses armes, de ses moyens de transport, de sa logistique, de ses
soins médicaux, tout cela étant la résultante de son leadership dans
la révolution industrielle. L’Occident a vaincu le monde non parce
que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures mais
plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les
Occidentaux l’oublient souvent, mais les non-Occidentaux jamais.
»[6] Cependant cette supériorité a commencé à s’estomper à partir de
la Première guerre mondiale. Au XXe siècle, les relations entre
civilisations sont passées d’une période dominée par l’influence
unidirectionnelle d’une civilisation en particulier sur les autres à
une phase d’intenses interactions multidirectionnelles entre toutes
les civilisations. L’expansion de l’Occident s’est arrêtée tandis
que la révolte contre celui-ci a commencé. Par à coups, la puissance
de l’Occident a décliné relativement à celle des autres
civilisations. Cette situation laisse donc la place à l’émergence
des sociétés non occidentales qui redeviennent les actrices de leur
propre histoire, surtout depuis la fin des conflits idéologiques.
Dans ce contexte et vu les échanges de plus en plus soutenus entre
les différentes civilisations à l’échelle mondiale, un choc entre
civilisations a beaucoup plus de chance de se produire que par le
passé ! Les Etats-Unis tentent de se substituer au rôle de gendarme
du monde autrefois tenu par l’Europe mais ils ne cessent de
s’attirer la haine des peuples. Une haine lourde de conflits à
venir.
Chapitre III : Existe-t-il
une civilisation universelle ? Modernisation et occidentalisation
La civilisation universelle ?
Samuel P. Huntington est très
critique vis-à-vis du concept de civilisation universelle que l’on
apparente souvent à la culture de Davos. Sont convertis à cette
culture nombre de nos hommes politiques, dirigeants d’entreprise,
banquiers, hauts fonctionnaires, intellectuels et journalistes. «
Ils partagent tous la même foi dans les vertus de l’individualisme,
de l’économie de marché et de la démocratie politique. »[7] Cette
culture est extrêmement importante parce que les personnes qui la
partagent possèdent des responsabilités dans presque toutes les
institutions internationales, dans plusieurs gouvernements, dans
l’économie mondiale, dans la défense et dans les universités.
Cependant, souligne Huntington, que représentent ces convertis à
l’échelle mondiale ? Il est probable qu’en dehors de l’Occident, ils
ne sont qu’une petite poignée (1% [peut-être moins] de la
population) à partager ses valeurs et ils ne sont pas forcément en
position de force au sein de leur propre société. Il suffit pour
cela de prendre comme exemple la Jordanie durant la dernière guerre
du Golfe pour se rendre compte que seuls les dirigeants soutenaient
l’effort américain dans la région tandis que la population
jordanienne y était largement hostile. Cette culture de Davos est
donc loin de former une culture universelle.
De même, Huntington critique
l’idée selon laquelle la diffusion des structures de consommation et
de la culture populaire occidentale à travers le monde crée une
civilisation universelle. Entendez l’idée selon laquelle, puisqu’un
hindou boit du coca-cola et porte des blue-jeans, il est forcément
converti aux valeurs consuméristes de la société américaine. En
effet, nous sommes assez d’accord avec Huntington lorsqu’il affirme
que nous ne pouvons identifier les simples aspects matériels d’une
culture avec ses valeurs et ses idéaux profonds. « Seule
l’arrogance, dit-il, incite les Occidentaux à considérer que les
non-Occidentaux « s’occidentaliseront » en consommant plus de
produits occidentaux. Le fait que les Occidentaux identifient leur
culture à des liquides vaisselle, des pantalons décolorés et des
aliments trop riches, voilà qui est révélateur de l’Occident. »[8]
Cependant nous rajouterons qu’il ne faut pas sous-estimer, sur
certains esprits plus faibles, le pouvoir attractif de toutes nos
cochonneries. La colonisation massive de peuples allochtones que
l’Europe connaît à l’heure actuelle n’est hélas pas là pour le
démentir. Quoique, la capacité d’intégration de la société
occidentale tende à diminuer à mesure que le nombre d’étrangers y
est plus important. Le regroupement communautaire massif de ces
populations favorise en effet la conservation des pratiques
culturelles issues du pays d’origine. Face à un peuple s’identifiant
aux marques de shampoing et aux voitures de luxe, il est normal que
des cultures plus fortes comme la culture arabe prennent
progressivement le dessus à l’extérieur, comme à l’intérieur de nos
frontières !
Enfin Huntington bat également en
brèche la thèse selon laquelle un surcroît d’interactions
(commerces, investissements, tourisme, médias, communication
électronique) engendrerait une culture mondiale. Et dans la mesure
où ce sont de grands groupes américains et européens qui dominent la
diffusion de l’information à l’échelle planétaire, cette culture
mondiale serait forcément occidentale. Premier argument critique
avancé par Huntington : les populations du monde ne perçoivent pas
les informations avec les mêmes schèmes de pensée. Chaque culture
possède sa grille de lecture. Les Chinois ne regardent pas Dallas de
la même manière que les Américains ! Deuxième argument, à notre sens
le plus important, sous forme de question critique : en quoi les
interactions de plus en plus nombreuses entre les peuples seraient
synonymes de paix et de solidarité ? On avait déjà argué par le
passé que si l’on augmentait les rapports commerciaux entre les
nations, la probabilité qu’une guerre éclate entre elles
diminuerait. Cette affirmation est évidemment totalement fausse et
tout le monde connaît à l’heure actuelle l’expression « guerre
commerciale » qui n’a pas besoin d’être commentée tant elle est
lourde de sens. De même, la sociologie a abondamment prouvé cette
règle très simple que beaucoup de nos « penseurs » contemporains
s’évertuent pourtant à oblitérer. : « On se définit par ce qu’on
n’est pas ». En psychologie sociale, la théorie de la distinction
montre que les personnes se définissent par leurs différences dans
un certain contexte. Autrement dit, comme les communications, le
commerce et les voyages multiplient les interactions entre
civilisations ; on accorde en général de plus en plus d’attention à
son identité civilisationnelle. « Deux Européens, un Allemand et un
Français, qui interagissent ensemble s’identifieront comme allemand
et français. Mais deux Européens, un Allemand et un Français,
interagissant avec deux Arabes, un Saoudien et un Egyptien, se
définiront les uns comme Européens et les autres comme Arabes. »[9]
Huntington appuie sa critique du
concept de civilisation universelle en constatant un renouveau des
langues nationales au détriment des langues coloniales. En Inde par
exemple, il est plus facile pour un voyageur qui traverse le pays de
communiquer en hindi qu’en anglais. De même il constate une «
indigénisation » de langues comme le français ou l’anglais, deux
langues qui ont pourtant des prétentions universalistes. En effet,
l’anglais parlé au Cachemire ou le français de Côte d’Ivoire sont
loin d’avoir gardé les accents de leur métropole d’origine. Le
renouveau religieux notamment dans les pays musulmans est un autre
signe manifeste d’une plus grande conscience identitaire des anciens
pays colonisés.
Les réactions à l’Occident et
à la modernisation
Un autre versant intéressant de la
réflexion du stratège américain réside dans sa conceptualisation des
réactions des peuples traditionnels face à l’Occident et la
modernisation. Il en comptabilise trois :
- Le rejet total de l’Occident,
c’est-à-dire le rejet par de petites communautés traditionnelles non
seulement des valeurs de l’Occident mais également des artifices de
la modernisation. Huntington affirme que ce rejet est quasi
insoutenable dans le monde « hyperglobalisé » dans lequel nous
vivons. Une société traditionnelle ne peut lutter avec des arcs à
flèches contre des chars !
- Le kémalisme consiste à adhérer
à la fois à la modernisation et à l’occidentalisation. Il est fondé
sur l’idée que la modernisation est désirable et nécessaire, que la
culture indigène est incompatible avec la modernisation et doit être
abandonnée ou abolie et que la société doit être entièrement
occidentalisée afin de se moderniser convenablement. L’exemple le
plus frappant est celui de la Turquie de Mustafa Kemal. Le problème
des pays choisissant cette voie réside évidemment dans la déchirure
profonde et douloureuse entre les valeurs ancestrales et la société
moderne.
- Le réformisme tente de combiner
la modernisation avec la préservation des valeurs, des pratiques et
des institutions fondamentales de la culture propre à la société
concernée. C’est la voie qu’ont choisie au XIXe siècle des pays
comme la Chine ou le Japon : « éducation chinoise pour les principes
fondamentaux, éducation occidentale pour la pratique. » - « esprit
japonais, technique occidentale. »[10]
Comme vous pouvez le constater,
l’ouvrage de Huntington est intéressant car il contient une foule de
concepts permettant d’abstraire et ainsi de comprendre la réalité. A
partir de ces concepts, l’esprit peut explorer de nouvelles voies.
Huntington constate par exemple que beaucoup de pays traditionnels
ont évolué du kémalisme vers le réformisme. En effet, durant les
premières phases du changement, l’occidentalisation favorise la
modernisation. Pendant les phases suivantes, la modernisation
favorise la désoccidentalisation et la résurgence de la culture
indigène de deux manières. « A l’échelon sociétal, la modernisation
renforce le pouvoir économique, militaire et politique de la société
dans son ensemble et encourage la population à avoir confiance dans
sa culture et à s’affirmer dans son identité culturelle. A l’échelon
individuel, la modernisation engendre des sentiments d’aliénation et
d’anomie à mesure que les liens et les relations sociales
traditionnelles se brisent, ce qui conduit à des crises d’identité
auxquelles la religion apporte une réponse. »[11]
La religion comme moteur
civilisationnel
La place que Huntington confère à
la religion est importante. Il est évident que pour nombre de
personnes désorientées, surtout dans des sociétés vides de sens, la
religion peut constituer un refuge, voire une façon plus solide
d’appréhender la vie dans son ensemble. La religion rend aux gens la
fierté qu’ils avaient perdue, elle leur donne un passé, un présent,
un futur, une structure mentale et sociologique ainsi que des
aspirations communes. C’est ce qui fait la force des sociétés
culturellement homogènes et la faiblesse des Etats multiethniques et
multiculturels. Les pays à majorité musulmane sont un bon exemple de
ce phénomène. Les organisations islamiques y sont de plus en plus
présentes sur le terrain. Elles ont compris que pour prendre le
pouvoir, il fallait être les premières à agir en cas de problème et
s’imposer comme la seule alternative possible face au gouvernement
en place. Lors des tremblements de terre en 1992, au Caire, ces
dernières étaient souvent les premières à soigner les blessés tandis
que les secours gouvernementaux tardaient. Huntington note qu’en
1995, tous les pays majoritairement musulmans, sauf l’Iran, étaient
culturellement, socialement et politiquement plus islamiques et
islamistes que quinze ans auparavant. L’exemple irakien est encore
plus criant. Dans la détresse la plus totale, le peuple irakien se
retourne inexorablement vers ses racines sunnites ou chiites. Les
hôpitaux musulmans ne désemplissent pas car ils sont les seuls à
offrir un service de soins efficaces et gratuits ! La suppression du
régime laïc de Saddam a ouvert une voie royale à une réislamisation
du pays, la présence américaine ne faisant qu’exacerber davantage la
conscience identitaire de la population. Huntington assimile donc la
religion à un véritable moteur civilisationnel, source de dynamisme.
C’est une interprétation techniciste et bien américaine d’un
phénomène à notre sens plus profond. Cependant, ignorer superbement
cette donnée essentielle en politique internationale serait une
erreur. Elle a déjà coûté cher à l’Occident et risque encore de lui
poser des problèmes dans un proche avenir.
Chapitre IV : L’effacement
de l’Occident : puissance, culture et indigénisation
Si Huntington constate un déclin
de l’Occident, il est néanmoins d’accord pour dire qu’à l’heure
actuelle, après sa victoire contre le communisme, la société
occidentale profite toujours de sa position d’hyper puissance avec à
sa tête un leader américain incontesté. Ouvrons une parenthèse pour
remarquer au passage que Huntington prend bien soin de définir le
communisme vaincu comme un phénomène extra-occidental. Dans son
obsession de séparer la Russie de l’Europe, Huntington commet là une
faute grave. Considérer le communisme indépendamment de ses racines
occidentales est un non-sens historique. En effet, quoi de plus «
occidental » au sens traditionnel, que le progressisme et le
matérialisme historique qui caractérisent la société communiste ?
Vu sa position de leader, les
sociétés appartenant à d’autres civilisations ont toujours besoin de
l’Occident aujourd’hui pour parvenir à leurs fins et protéger leurs
intérêts car les nations occidentales :
- possèdent et animent le système
bancaire international ;
- contrôlent les monnaies fortes ;
- représentent les principaux pays consommateurs ;
- produisent la majorité des produits finis ;
- dominent les marchés internationaux de capitaux ;
- exercent une autorité morale considérable sur de nombreuses
sociétés ;
- contrôlent les voies maritimes ;
- mènent les recherches techniques les plus avancées ;
- contrôlent la transmission du savoir technique de pointe ;
- dominent l’accès à l’espace ;
- dominent l’industrie aéronautique ;
- dominent les communications internationales ;
- dominent le secteur des armements sophistiqués.[12]
Mais qu’adviendra-t-il demain de
la société occidentale. Huntington inventorie aussi les signes
manifestes de notre déclin :
- faible croissance économique ;
- stagnation démographique ; (cf. figure n°2 = figure 5.2[13])
- chômage ;
- déficit budgétaire ;
- corruption dans les affaires ;
- faible taux d’épargne ;
- déclin moral…[14]
Parmi les plus évidentes
manifestations du déclin moral, Huntington cite avec une très grande
lucidité :
- Le développement de
comportements antisociaux, tel que le crime, la drogue, et plus
généralement la violence.
- Le déclin de la famille, se traduisant par l’augmentation du taux
des divorces, les naissances illégitimes, les grossesses
d’adolescentes et les familles monoparentales.
- Le déclin du « capital social », tout du moins aux Etats-Unis,
c’est-à-dire la participation plus faible à des associations
bénévoles et, de fait, le relâchement des relations de confiance qui
s’y nouent.
- La faiblesse générale de « l’éthique » et la priorité accordée à
la complaisance.
- La désaffection pour le savoir et l’activité intellectuelle, qui
se manifeste aux Etats-Unis [comme en Europe] par la baisse du
niveau scolaire.[15]
Il s’ensuit une certaine érosion
de la culture occidentale, tandis que les mœurs, les langues, les
croyances et les institutions indigènes, enracinées dans l’histoire,
sont réaffirmées. La puissance accrue des sociétés non occidentales
sous l’effet de la modernisation engendre le renouveau des cultures
non occidentales dans le monde entier. « Le lien entre puissance et
culture a presque toujours été négligé par ceux qui pensent
qu’apparaît et doit apparaître une civilisation universelle comme
par ceux pour qui l’occidentalisation est une condition nécessaire
de la modernisation. Ils refusent de reconnaître que la logique de
ces raisonnements les incline à soutenir l’expansion et la
consolidation de la domination de l’Occident sur le monde et que si
les autres sociétés étaient libres de façonner leur propre destin,
elles revigoreraient leurs croyances, leurs habitudes et leurs
pratiques, ce qui, selon les universalistes, est contraire au
progrès. »[16] Et pourtant, désormais, les Extrêmes-Orientaux
attribuent leur réussite économique non aux emprunts à la culture
occidentale mais à leur adhésion à leur propre culture. Ils
réussissent, pensent-ils, parce qu’ils sont différents des
Occidentaux. Cette résurgence des cultures non occidentales,
Huntington la désigne au moyen du concept d’ « indigénisation ».
Cette indigénisation s’accompagne d’un renouveau religieux favorisé
notamment par la chute du communisme. Les civilisations voient le
communisme comme le dernier dieu laïc à avoir échoué. La religion
prend la place de l’idéologie, et le nationalisme religieux remplace
le nationalisme laïc. Nous sommes habitués dans nos pays d’Europe
occidentale à associer la pratique religieuse à la vieille
génération. Force est de constater que dans les pays musulmans ou
encore en Inde, ce sont les jeunes de la classe moyenne qui sont à
la tête de ce mouvement religieux qu’Huntington appelle aussi « la
revanche de Dieu. » Face à cette déferlante jeune et dynamique, à
forte conscience identitaire, Huntington n’a-t-il pas raison de
lancer un cri d’alarme, n’en déplaise à ses détracteurs ?
[4] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des
civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.22.
[5] Idem, p.231.
[6] Idem, p.61.
[7] Idem, p.71
[8] Idem, p.72-73.
[9] Idem, p.86.
[10] Idem, p.97.
[11] Idem, p.99.
[12] Idem, p.107-108. D’après BARNETT (Jeffery R.), Exclusion as
National Security Policy dans Parameters, 24, printemps 1994, p.54.
[13] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris,
Odile Jacob, 2000, p.127.
[14] Idem, p.108.
[15] Idem, p.458.
[16] Idem, p.125-126.
Chapitre V : Economie et
démographie dans les civilisations montantes
Ce chapitre n’est pas essentiel.
Il ne fait qu’appuyer, colonnes de chiffres à l’appui que l’économie
et la démographie occidentale régressent alors que plusieurs autres
civilisations émergent dans les deux domaines. Huntington écrit un
peu avant la crise financière asiatique et n’en parle donc pas.
Chapitre VI : La
recomposition culturelle de la politique globale
Une autre conséquence de la fin de
la guerre froide est la suivante. Alors qu’avant il était loisible à
un peuple de se définir comme non aligné, c’est-à-dire comme
n’appartenant ni à l’une ni à l’autre idéologie, il devient de plus
en plus difficile à l’heure actuelle d’échapper à cette question : «
Qui êtes-vous ? » Selon Huntington, tous les Etats doivent pouvoir
répondre à cette question au risque de ne pas trouver leur place
dans le concert des nations. Ce problème d’identité est évidemment
d’autant plus intense dans les pays où vivent d’importants groupes
de population appartenant à différentes civilisations. C’est un
élément crucial en effet. Lorsque l’Inde entre en conflit avec son
voisin pakistanais, les combats n’embrasent pas seulement les
frontières mais également les centres urbains où cohabitent hindous
et musulmans. Huntington a très bien compris le danger que pouvaient
représenter la cohabitation au sein d’une même entité politique de
plusieurs communautés d’origine différentes. La moindre étincelle
est susceptible de mettre le feu aux poudres. Nous croyons
d’ailleurs que les dirigeants européens commencent tout doucement à
comprendre le phénomène : leur refus de prendre part à la dernière
guerre du Golfe n’était sans doute pas seulement motivé par le
respect des institutions internationales.
Si le livre d’Huntington a suscité
tant de cris de chattes effarouchées de la part de nos intellectuels
européens « immigrophiles », c’est sans doute parce qu’il est bâti
sur un principe très simple, tellement simple mais aussi tellement
dérangeant que la propagande émolliente caractérisant nos médias
tente chaque jour de nous le faire oublier : les affinités
culturelles facilitent la coopération et la cohésion, tandis que les
différences culturelles attisent les clivages et les conflits. C’est
pourquoi, pour répondre à ses détracteurs, Huntington dresse dans
son chapitre six, un argumentaire en six points appuyant ce principe
:
1. Dans un monde globalisé, les
entités culturelles les plus larges sont les civilisations. Il est
donc logique que les conflits entre groupes appartenant à
différentes civilisations soient centraux dans la politique globale.
2. Dans la mesure où l’Occident ne se contente pas d’appliquer la
doctrine Monroe à seule sphère civilisationnelle mais cherche à
l’étendre au monde entier, il est logique que par réaction, les
cultures se radicalisent et adoptent une position défensive sinon de
combat.
3. L’identité se définit toujours par rapport à l’autre. Si tout le
monde était blanc, il serait stupide de nous définir comme étant de
race blanche, c’est parce qu’il existe d’autres types de population
que cette distinction devient effective. Les exemples historiques ne
manquent pas pour prouver que l’attitude des peuples a toujours été
modelée selon ce principe. Dans la haute Antiquité, les Grecs se
distinguaient des barbares, au Moyen Age et durant les Temps
modernes, les règles régissant les relations entre nations
chrétiennes étaient différentes de celles dictant l’attitude
vis-à-vis des Turcs et des autres « infidèles ». Enfin le Coran
distingue clairement le Dar al-Islam et le Dar-al-Harb (c’est-à-dire
la zone des convertis et la zone à convertir) et la guerre sainte ne
sera jamais totalement terminée tant que l’Islam ne se sera pas
imposé à l’ensemble de la planète.
4. Les différents culturels sont difficiles à résoudre car les
valeurs et les principes d’une culture ne sont pas négociables. Il
en va ainsi des problèmes territoriaux très aigus qui opposent
musulmans d’Albanie et orthodoxes serbes à propos du Kosovo ou bien
des Juifs et des Arabes à propos de Jérusalem, puisque ces lieux ont
pour chaque camp une signification historique, culturelle et
affective profonde. La question du foulard qui secoue la politique
française actuellement et qui pose également des problèmes en
Belgique, relève du même type de conflit. De tels problèmes
culturels appellent des réponses par oui ou par non, non des
demi-mesures.
5. Les conflits ont existé, existent et continueront à exister. La
guerre est une dimension ontologiquement humaine même si elle est à
déplorer. Tout au plus l’homme peut-il diminuer la probabilité
qu’elle survienne.
6. Huntington reprend enfin l’idée force de Karl Schmitt : l’essence
de la politique est de définir qui sont nos amis et qui sont nos
ennemis. Une entité politique qui n’a que des amis est une utopie.
La structure des civilisations
Parmi les concepts opératifs
majeurs présents dans son ouvrage, les plus importants à notre sens
sont relatifs à la structure des civilisations. Huntington propose
de classer les pays selon différentes catégories :
- Etats phares : Une civilisation
possède en général un lieu au moins qui est considéré par ses
membres comme la source principale de sa culture. Ce lieu est
souvent constitué d’un Etat ou de plusieurs Etats. Huntington parle
dans ce cas d’Etat phare. L’Etat phare possède un rôle important
dans la sphère civilisationelle puisque c’est généralement lui qui
fédère les autres Etats autour de lui. Dans la civilisation
orthodoxe, c’est la Russie qui joue ce rôle. La civilisation
chinoise porte chez Huntington le nom de son Etat phare, la Chine.
Nous avons déjà mentionné précédemment que la Chine avait des
prétentions à réunir dans un même Etat l’ensemble de ce qu’elle
considère comme la civilisation chinoise. L’axe franco-allemand et
les Etats-Unis constituent les Etats phares de la civilisation
occidentale. Par contre, le problème de la civilisation musulmane,
note Huntington, est qu’elle ne possède pas d’Etat phare.
- Pays isolés : Un pays isolé n’a
pas d’affinités culturelles avec d’autres sociétés. L’Ethiopie par
exemple, est isolée culturellement par sa langue dominante,
l’araméen, écrit en caractères éthiopiens, par sa religion
dominante, l’orthodoxie copte, par son passé impérial, par ses
différences religieuses vis-à-vis de ses voisins en majorité
musulmans. Le plus important pays isolé est le Japon. Aucun autre
pays n’a la même culture, et les émigrés japonais sont peu nombreux
dans les autres pays et guère assimilés culturellement.
- Pays divisés : Ce sont des pays
dont le territoire est traversé par une frontière entre
civilisations. Ces pays sont confrontés à des problèmes aigus pour
préserver leur unité. De nombreux pays africains sont minés par des
guerres civiles interminables entre chrétiens et musulmans : Soudan,
Nigeria, Tanzanie, Ethiopie… Avec la chute du communisme, la culture
a bien souvent remplacé l’idéologie comme facteur d’attraction et de
répulsion. « L’effet de division a été particulièrement visible dans
les pays divisés dont la cohérence, à l’époque de la guerre froide,
était assurée par des régimes communistes légitimés par l’idéologie
marxiste-léniniste. La Yougoslavie et l’Union soviétique ont éclaté
et se sont divisées en entités nouvelles regroupées sur des bases
civilisationnelles : les républiques baltes (protestantes et
catholiques) [qui vont d’ailleurs bientôt rejoindre l’Europe], les
républiques orthodoxes et musulmanes de l’ex-Union soviétique ; la
Slovénie et la Croatie catholiques ; la Bosnie-Herzégovine
partiellement musulmane ; la Serbie-Monténégro et la Macédoine
orthodoxes en ex-Yougoslavie. Là où ces entités nouvelles
rassemblent encore des groupes appartenant à plusieurs
civilisations, des divisions de second ordre apparaissent. »[17]
Rappelons que le livre d’Huntington a été publié en 1996 et que la
guerre du Kosovo n’avait pas encore eu lieu ; pourtant l’auteur
écrit déjà à l’époque : « Le Kosovo, peuplé d’Albanais musulmans,
restera-t-il paisible au sein de la Serbie orthodoxe slave ? On ne
le sait pas. De même, des tensions apparaissent entre la minorité
musulmane albanaise et la majorité orthodoxe slave en Macédoine.
»[18]
- Pays déchirés : Dans un pays
divisé, des forces répulsives éloignent les groupes culturellement
différents les uns des autres. Un pays déchiré, par contraste, a une
seule culture dominante qui détermine son appartenance à une
civilisation, mais ses dirigeants veulent le faire passer à une
autre civilisation. La Turquie est le pays déchiré type depuis que,
dans les années vingt, elle a tenté de se moderniser, de
s’occidentaliser et de s’intégrer à l’Occident.
Chapitre VII : Etats
phares, cercles concentriques et ordre des civilisations
Les rôles assumés par l’Etat phare
d’une civilisation sont multiples. Il est à la fois un leader, un
protecteur, un gendarme, un modèle et un centre autour duquel
gravitent les autres Etats. La création d’un bloc civilisationnel
uni politiquement autour de son Etat phare n’est pas si saugrenue
que certains voudraient le penser. Elle génère en effet dynamisme et
ordre au sein d’un vaste espace géographique et évite souvent nombre
de guerres intestines au sein d’une même civilisation. Dans la même
logique, l’absence d’Etat phare à l’intérieur d’une civilisation
condamne celle-ci à la stagnation et à la faiblesse face aux autres
réellement cohérentes.
Un cas particulier, le monde
arabe
A la lumière de cette règle on
comprend mieux le manque d’unité du monde arabe. En effet, en
Occident, le parangon de la loyauté est depuis le XVIIe siècle l’Etat-nation.
Les groupes qui transcendent les Etats-nations - communautés
religieuses, linguistiques ou civilisations - requièrent une loyauté
et un engagement moins intense. Dans le monde islamique, au
contraire, les deux structures fondamentales, originales et durables
sont d’une part la famille, le clan, la tribu et d’autre part la
Religion et l’Empire à plus grande échelle. Les tribus ont été
centrales dans la vie politique des Etats arabes, tandis que les
gens se sentaient unis par de-là les différences tribales dans une
même communauté de langue, de culture, de style de vie et surtout de
religion, la communauté des croyants, la Oumma, transcendant les
particularismes.
Cependant, l’Islam est divisé en
plusieurs centres de pouvoirs concurrents, chacun tentant de
capitaliser à son profit l’identification des musulmans avec la
Oumma afin de réaliser la cohésion islamique sous son égide. Le
concept de Oumma présuppose que l’Etat-nation n’est pas légitime, et
pourtant la Oumma ne peut être unifiée que sous l’action d’au moins
un Etat phare fort qui fait actuellement défaut. Pour que l’Islam
comme communauté religieuse se matérialise, il faudrait que les
suprématies religieuse et politique (califat et sultanat) soient
combinées en une seule entité gouvernementale. Ce manque d’unité a
été savamment entretenu tout au long de l’histoire coloniale,
d’abord par les Britanniques puis après la Deuxième guerre mondiale
par les Etats-Unis et leur allié israélien. On sait maintenant que,
dans la guerre fratricide qui a opposé l’Iran et l’Irak durant de
nombreuses années, la politique des Etats-Unis ne consistait pas à
s’engager pour un camp ou pour l’autre mais à en entretenir le
conflit afin d’éviter l’émergence de tout Etat phare dans la région.
Il est devenu banal d’affirmer que
les Etats-Unis sont partis en guerre contre l’Irak pour s’accaparer
les ressources pétrolières du pays. Il l’est peut-être moins
d’affirmer que les stratèges américains éliminaient de surcroît un
pion gênant sur l’échiquier proche-oriental, cet Irak à l’idéologie
ouvertement panarabe et où les discours présidentiels surfaient de
plus en plus sur la vague du renouveau islamique. Lorsque les
dirigeants européens accusaient l’Amérique de ne pas ramener la paix
dans la région mais de semer un trouble encore plus grand, sans
doute ne se doutaient-ils pas qu’ils étaient fort proches de la
vérité. En prétendant devant les caméras du monde entier, vouloir
ramener la paix et la sécurité au Proche-Orient, les Etats-Unis
poursuivaient sur le terrain l’objectif inverse : diviser pour
régner. Parmi les Etats susceptibles de jouer le rôle de centre au
sein de la civilisation islamique, Huntington cite l’Indonésie,
l’Egypte, l’Iran, le Pakistan, l’Arabie Saoudite et la Turquie. Il
prend bien soin de ne pas mentionner l’Irak ! Notons que les groupes
islamistes transnationaux tels les moudjahidin participant au djihad
partout où leur foi leur dicte de combattre, ont bien compris la
politique du « Grand Satan » et tentent aujourd’hui de fédérer la
communauté des croyants par de-là les frontières.
Chapitre VIII : L’Occident
et le reste du monde : problèmes intercivilisationnels
Huntington précise sa théorie du
choc des civilisations en hiérarchisant les relations entre les
grands blocs civilisationnels. Les aspirations universelles de la
civilisation occidentale, la puissance relative déclinante de
l’Occident et l’affirmation culturelle de plus en plus forte des
autres civilisations suscitent des relations généralement difficiles
entre l’Occident et le reste du monde. Cependant leur nature et leur
degré d’antagonisme varient considérablement et se décomposent en
trois catégories (cf. figure n°4 = figure 9.1. [19]). Avec ses
civilisations rivales, l’Islam et la Chine, l’Occident risque
d’entretenir des rapports très tendus et même souvent très
conflictuels. Ses relations avec l’Amérique latine et l’Afrique,
civilisations plus faibles et dans une certaine mesure dépendantes
vis-à-vis de lui, impliqueront des conflits moins forts, en
particulier avec l’Amérique latine. Les relations de la Russie, du
Japon et de l’Inde avec l’Occident risquent, quant à elles, de se
situer entre ces deux autres groupes. Ce sont des civilisations qui
hésitent entre l’Occident, d’un côté, et les civilisations islamique
et chinoise, de l’autre.[20]
Huntington dénoue en les
explicitant plusieurs nœuds de problèmes attisant les conflits entre
l’Occident et le reste du monde.
La prolifération des armements
Vu l’avance technologique acquise
par les Etats-Unis dans le domaine de l’armement, il existe peu de
moyens d’empêcher sa domination. Un bon raccourci pour les Etats
consiste à acquérir des armes de destruction massive (bombe
nucléaire) avec les moyens de les utiliser (vecteurs tels les
missiles). Celles-ci leur permettent tout d’abord d’établir leur
domination sur les autres Etats de leur civilisation et de leur
région, et, ensuite, elles leur donnent les moyens d’empêcher une
invasion de leur civilisation ou de leur région par les Etats-Unis
ou d’autres puissances extérieures. Huntington avoue que si l’Irak
avait attendu deux ou trois ans pour envahir le Koweit, le temps de
posséder des armes nucléaires, il en aurait très probablement pris
possession et se serait peut-être même emparé des champs de pétrole
saoudiens. Ainsi, le résultat de la Guerre du Golfe n’est pas la
réduction de la prolifération des armements mais l’inverse puisque
les Etats non occidentaux ont tiré les leçons du conflit. Désormais,
des pays comme la Corée du Nord ou l’Inde savent qu’il ne faut pas
se battre avec les Etats-Unis à moins d’avoir des armes nucléaires.
« Cette leçon, déclare Huntington, a été apprise par cœur par les
dirigeants politiques et les généraux dans tout le monde non
occidental, avec son corollaire : « Si vous avez des armes
nucléaires, alors les Etats-Unis ne se battront pas avec vous. »
»[21] Nous le rappelons, ce livre a été écrit en 1996. Peu de temps
après se déroulaient effectivement les premiers essais nucléaires
indiens. Et dernièrement, la Corée du Nord a relancé son programme
nucléaire ! Autre conséquence évidente de ce principe. Alors que son
armée est en pleine déliquescence, la Russie compte toujours parmi
les grandes puissances parce qu’elle a réussi à maintenir un arsenal
nucléaire suffisant en état de marche. Paradoxalement, la possession
de quelques armes nucléaires devient l’arme des faibles. Le
terrorisme constitue également une arme privilégiée des faibles ; la
plupart des Etats étant démunis quant à la réponse à apporter à ce
type d’agression. L’Etat ne peut réagir en attaquant un autre Etat
comme dans une guerre classique : le conflit possède désormais un
caractère asymétrique !
Ce type de conflit est d’ailleurs
tellement embarrassant pour les Etats modernes qu’il est souvent
dénoncé comme « injuste ». Les Américains parlent souvent, à propos
de l’usage des armes de destruction massive ou d’attentats
terroristes, d’attaques « non conventionnelles », « lâches », «
contraires aux lois de la guerre » parce qu’elles s’en prennent à
des civils. Cette technique de propagande n’est pas neuve et il ne
faut pas se laisser prendre à ce genre de jeu sémantique sur le
caractère « juste » ou « injuste » des armes employées. Peut-être
faudrait-il d’ailleurs rappeler aux Etats-Unis que ces attaques «
non conventionnelles » étaient considérées il n’y a pas si longtemps
par leur Etat-Major comme tout à fait conventionnelles, notamment
dans le cadre de leur opération « Little Boy » à Nagasaki et
Hiroshima. Ces attaques « non conventionnelles » sont en réalité la
conséquence logique de l’hyper puissance américaine puisqu’elles
sont à ce jour les seuls moyens de résistance réellement efficaces
des peuples qui ont choisi de résister au diktat U.S. Toutefois,
Huntington met en garde l’Occident : « Isolément, le terrorisme et
les armements nucléaires sont l’arme des faibles hors d’Occident.
S’ils les combinent, les faibles non occidentaux deviendront forts.
»[22]
Les Etats-Unis ont toujours
soutenu, depuis qu’ils maîtrisent l’atome, une politique de
non-prolifération des armes nucléaires tant à l’extérieur de
l’Alliance Atlantique qu’en son sein. Seuls les Britanniques ont pu
bénéficier de cette technologie qu’ils ont toutefois dû développer
en partenariat avec leurs cousins d’outre-Atlantique. La fronde
française, face à cet état de fait, a permis à un autre pays membre
de l’OTAN de développer son propre arsenal. Selon Huntington, à
cette politique de non-prolifération doit logiquement succéder une
politique de « prolifération négociée ». C’est ce qu’il appelle « la
diffusion lente et inéluctable de la puissance dans un monde
multicivilisationnel. »[23] De plus, le politologue américain
souligne que les Etats-Unis pourraient profiter de ce changement en
stimulant la prolifération dans l’intérêt des Etats-Unis et de
l’Occident. En d’autres mots, certains Etats alliés recevraient
l’autorisation de développer un arsenal nucléaire. Huntington pense
notamment au Japon qui pourrait ainsi contrecarrer la puissance
nucléaire chinoise, permettant ainsi de sanctuariser leur propre
pays et de placer en première ligne leurs alliés dans le cadre d’une
guerre nucléaire. Un exemple contemporain de l’efficacité de la
prolifération négociée est l’arsenal nucléaire israélien permettant
de contrebalancer toute volonté de puissance arabe au Proche-Orient.
Les droits de l’homme et la
démocratie
L’auteur reconnaît honnêtement que
les droits de l’homme et la démocratie ne sont pas des valeurs
partagées par l’ensemble des peuples de la planète et qu’il devient
illusoire, voire même dangereux, vu la puissance déclinante de
l’Occident, de vouloir absolument imposer ces valeurs. Non seulement
cette influence diminue, mais le paradoxe de la démocratie atténue
aussi la volonté occidentale de défendre la démocratie dans le monde
d’après la guerre froide. « Le présupposé occidental selon lequel
des gouvernements élus démocratiquement seront coopératifs et
pro-occidentaux pourrait bien se révéler faux dans les sociétés non
occidentales où la compétition électorale peut porter au pouvoir des
nationalistes et des fondamentalistes anti-occidentaux. » C’est sans
doute la raison pour laquelle les Etats-Unis ne mettent pas trop
d’ardeur à l’heure actuelle pour transmettre le pouvoir à un
gouvernement de transition élu démocratiquement par l’ensemble du
peuple irakien. S’ils sont allés au feu, ils entendent bien
préserver quelques avantages sur le terrain ![24]
L’immigration
Lorsqu’il lit le chapitre d’Huntington
consacré à l’immigration, le lecteur se rend vite compte qu’il n’a
pas affaire à un auteur de gauche. Un auteur belge ou français
s’autorisant de telles assertions aurait tôt fait d’être taxé de
raciste et de fasciste, voire d’être traduit devant un tribunal pour
incitation à la xénophobie. Huntington ne fait pourtant que
constater des évidences.
- « Si la démographie dicte le
destin de l’histoire, les mouvements de population en sont le
moteur. (…) S’il y a une « loi » de l’immigration, soutient Myron
Weiner, elle stipule que le flux migratoire, une fois qu’il a
commencé à couler, induit son propre flux. Les émigrés permettent à
leurs frères et à leurs proches restés au pays d’émigrer en leur
donnant des informations sur la façon de s’y prendre, en leur
fournissant des moyens pour se déplacer et de l’aide pour trouver un
travail et un logement. » Il en résulte selon ses propres termes,
une « crise migratoire globale ». »[25]
Les citations ci-après prouvent
également que Huntington est particulièrement bien renseigné sur la
situation européenne :
- « Au début des années
quatre-vingt-dix, les deux tiers des immigrés en Europe étaient
musulmans. La préoccupation des Européens en la matière concernait
par-dessus tout l’immigration musulmane. Le défi est démographique –
les immigrés représentent 10 % des naissances en Europe occidentale
et les Arabes 50 % de celles-ci à Bruxelles – et culturel. Les
communautés musulmanes, turque en Allemagne ou algérienne en France,
n’étaient pas intégrées dans leur culture d’accueil et, au grand dam
des Européens, ne semblaient pas devoir l’être. »[26]
- « Vis-à-vis des immigrés, l’hostilité européenne est étrangement
sélective. Peu de gens en France s’inquiètent d’un afflux de
ressortissants de l’Est – les Polonais, après tout, sont européens
et catholiques. Les immigrés africains qui ne sont pas arabes ne
sont pour la plupart ni redoutés ni méprisés. Le mot « immigré » est
potentiellement synonyme de musulman, l’Islam étant aujourd’hui la
deuxième religion en France (…). »[27]
- « L’opposition publique à l’égard de l’immigration et l’hostilité
vis-à-vis des immigrés se manifestent dans des cas extrêmes par des
violences perpétrées contre des communautés musulmanes et des
personnes. Ce fut en particulier un problème en Allemagne au début
des années quatre-vingt-dix. Plus significative est l’augmentation
des suffrages ralliés par les partis d’extrême droite, nationalistes
et anti-immigrés. En France, le Front national, négligeable en 1981,
est monté à 9,6 % en 1988 et s’est ensuite stabilisé entre 12 et 15
% aux élections régionales et législatives. En 1995, les deux
candidats nationalistes à la présidence de la République ont
rassemblé 19,9 % des voix (…). En Belgique, le Bloc flamand et le
Front national ont progressé de 9 % aux élections locales de 1994,
le Bloc obtenant 28 % à Anvers. (…) Ces partis européens hostiles à
l’immigration étaient pour une bonne part l’image en miroir des
partis islamistes dans les pays musulmans. C’étaient des outsiders
dénonçant un establishment social et politique corrompu. »[28]
- « L’Europe ou bien les Etats-Unis peuvent-ils inverser la tendance
? En France, le pessimisme démographique est de mise, depuis le
roman de Jean Raspail[29] dans les années soixante-dix jusqu’aux
analyses académiques de Jean-Claude Chesnais[30] dans les années
quatre-vingt-dix. Pierre Lellouche l’a bien résumé en 1991 : «
L’histoire, la géographie et la pauvreté montrent que la France et
l’Europe sont destinées à être noyés par la population des pays à
problèmes du Sud. L’Europe était blanche et judéo-chrétienne dans le
passé ; elle ne le sera plus à l’avenir. »[31] »[32]
- « Les sociétés européennes ne veulent en général pas assimiler les
immigrés ou bien elles éprouvent de grandes difficultés à le faire.
Les immigrés musulmans et leurs enfants sont également ambigus quant
à leur désir d’assimilation[33]. Une immigration importante ne peut
donc que produire des pays divisés entre chrétiens et musulmans. Ce
phénomène pourrait être évité si les gouvernements et les électeurs
européens étaient prêts à payer le prix de mesures restrictives (…).
»[34]
* * *
[17] Idem, p.197. Si on possède l’honnêteté
intellectuelle suffisante pour admettre que les pays divisés sont
continuellement minés par des guerres civiles larvées, il devient
très facile d’appliquer cette règle simple à nos propres pays.
L’arrivée massive de populations d’origine étrangère ne saurait
effectivement qu’y multiplier la probabilité de conflits futurs
entre les communautés de culture différente.
[18] Ibidem.
[19] Idem, p.364.
[20] Si nous parvenons à rétablir la Tradition en Europe, l’Inde
pourrait devenir un allié important, d’autant plus que nous
possédons des racines indo-européennes communes avec la civilisation
hindoue.
[21] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris,
Odile Jacob, 2000, p.271.
[22] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris,
Odile Jacob, 2000, p.272-273. Pensons notamment à l’usage de valises
nucléaires mises au point par les Russes pendant la guerre froide.
Ces armes combinent habilement le facteur nucléaire avec la
stratégie terroriste.
[23] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris,
Odile Jacob, 2000, p.280.
[24] Les Etats-Unis et l’Europe, « champions toute catégorie de la
démocratie », poursuivent dans ce domaine une politique
particulièrement hypocrite, condamnant les élections truquées ou
annulées par des juntes militaires opposées à leurs intérêts mais
fermant discrètement les yeux là où, comme en Algérie, l’armée
annule le résultat d’élections légitimant l’arrivée au pouvoir de
partis religieux tels le FIS algérien.
[25] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris,
Odile Jacob, 2000, p.289-290.
[26] Idem, p.292.
[27] Idem, p.292-293. D’après ROBERSON (B.A.), Islam and Europe : An
Enigma or a Myth ?, dans Middle East Journal, 48, printemps 1994,
p.302
[28] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris,
Odile Jacob, 2000, p.293-294.
[29] RASPAIL (Jean), Le Camp des saints, Paris, Robert Laffont,
1973.
[30] CHESNAIS (Jean-Claude), Le Crépuscule de l’Occident :
démographie et politique, Paris, Robert Laffont, 1995.
[31] LELLOUCHE (Pierre), cité dans MILLER, Strangers at the Gate,
p.80.
[32] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris,
Odile Jacob, 2000, p.298.
[33] Notons que l’essor des moyens de communication n’a pas favorisé
l’intégration des communautés étrangères. Cablées sur les chaînes de
leur pays respectif et retournant au pays chaque fois qu’elles en
ont l’occasion, comment les familles musulmanes pourraient-elles
réellement se sentir européennes ?
[34] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris,
Odile Jacob, 2000, p.298-299.
Chapitre IX : La politique globale des civilisations
Etats phares et conflits
frontaliers
Dans un monde reposant sur l’ordre
des civilisations, les relations entre entités appartenant à
différentes civilisations seront souvent conflictuelles, prophétise
Huntington. La paix froide, la guerre froide, la guerre commerciale,
la quasi-guerre, la drôle de paix, les relations agitées, la
rivalité intense, la coexistence dans la concurrence, la course aux
armements seront autant d’expression caractérisant les relations
intercivilisationnelles. La confiance et l’amitié seront rares.
Huntington prévoit deux grands types de conflit :
- Au niveau local, les conflits
civilisationnels surviendront entre Etats voisins appartenant à
différentes civilisations comme dans l’ex-Union soviétique et
l’ex-Yougoslavie.
- Au niveau global, les conflits entre Etats phares auront lieu
entre les grands Etats appartenant à différentes civilisations. Les
conflits surviendront par exemple lorsqu’un Etat phare d’une
civilisation donnée montera en puissance et mettra ainsi en péril la
position d’Etats phares appartenant à d’autres civilisations.
L’Islam et l’Occident
Huntington développe à propos de
l’Islam, et de sa relation avec l’Occident, toute une série d’idées
assez sulfureuses. Le fait que le politologue attribue à cette
relation un caractère problématique est une des raisons majeures
expliquant l’ire que son ouvrage a suscitée dans les milieux bien
pensant européens. Toutefois, vous allez pouvoir constater que ces
idées ne sont pas totalement dénuées de sens. « Certains
Occidentaux, déclare-t-il, comme le président Bill Clinton,
soutiennent que l’Occident n’a pas de problèmes avec l’Islam, mais
seulement avec les extrémistes violents. Quatorze cents ans
d’histoire démontrent le contraire. Les relations entre l’Islam et
le Christianisme, orthodoxe comme occidental, ont toujours été
agitées. Chacun a été l’autre de l’autre. (…) C’est la seule
civilisation qui a mis en danger l’existence même de l’Occident, et
ce à deux reprises.[35] »[36]
Les causes de cet affrontement
pluriséculaire et irréductible ne sont pas contingentes mais
résident dans la nature même des deux religions, déclare Huntington
: « Tous deux sont universalistes et prétendent incarner la vraie
foi, à laquelle tous les humains doivent adhérer. Tous deux sont des
religions missionnaires dont les membres ont l’obligation de
convertir les non-croyants. Depuis ses origines, l’Islam s’est
étendu par la conquête et, le cas échéant, le Christianisme aussi.
Les concepts parallèles de « Jihad » et de « Croisade » se
ressemblent beaucoup et distinguent ces deux fois des autres grandes
religions du monde. »[37]
A l’heure actuelle, le conflit a toutefois changé de visage. En
effet, c’est moins contre l’Occident chrétien que les musulmans se
battent aujourd’hui que contre l’Occident athée, ayant élevé le
matérialisme au rang de religion universelle. Auparavant, l’ennemi
des musulmans était le matérialisme dialectique en provenance des
pays communistes. Désormais, l’ennemi principal des musulmans est le
matérialisme marchand.
Dernier élément sur lequel
Huntington insiste dans la relation Islam/Occident : à mesure que
l’influence de l’Occident s’efface des anciennes colonies du
Proche-Orient, l’émergence d’Etats phares capables d’unir le monde
arabe se fait plus pressante, elle est aussi plus probable. On
considère trop souvent que les musulmans engagés dans la guerre
contre l’Occident ne représentent que la minorité. Les scènes de
liesse dans les rues de nombreux pays à majorité musulmane où dans
certains faubourgs musulmans de nos villes européennes le 11
septembre 2001 laissent présumer le contraire ! Soutenir et
applaudir, fussent-ils des actes passifs, constituent les premières
étapes de la résistance… et de la résistance à la lutte, le pas est
vite franchi.
L’Asie, la Chine et l’Amérique
Pour Huntington, l’Asie,
particulièrement l’Extrême-Orient, constitue le théâtre le plus
probable des conflits entre civilisations. Il donne d’ailleurs à
cette région le nom de « chaudron des civilisations ». En effet, «
rien qu’en Extrême-Orient, on trouve des sociétés qui appartiennent
à six civilisations – japonaise, chinoise, orthodoxe, bouddhiste,
musulmane et occidentale -, plus l’Hindouisme en Asie du Sud. Les
Etats phares de quatre civilisations, le Japon, la Chine, la Russie
et les Etats-Unis, sont des acteurs de poids en Extrême-Orient ;
l’Inde joue également un rôle majeur en Asie du Sud, tandis que
l’Indonésie, pays musulman, monte de plus en plus en puissance.
»[38]
Le risque de conflit généralisé
dans la région est encore aggravé par les interactions de plus en
plus nombreuses entres les sociétés asiatiques et les Etats-Unis.
Or, constate Huntington, il existe des différences fondamentales de
valeur entre les civilisations asiatiques et la civilisation
américaine : « L’ethos confucéen dominant dans de nombreuses
sociétés asiatiques valorise l’autorité, la hiérarchie, la
subordination des droits et des intérêts individuels, l’importance
du consensus, le refus du conflit, la crainte de « perdre la face »
et, de façon générale, la suprématie de l’Etat sur la société et de
la société sur l’individu. En outre, les Asiatiques ont tendance à
penser l’évolution de leur société en siècles et en millénaires, et
à donner la priorité aux gains à long terme. Ces attitudes
contrastent avec la primauté, dans les convictions américaines,
accordée à la liberté, à l’égalité, à la démocratie et à
l’individualisme, ainsi qu’avec la propension américaine à se méfier
du gouvernement, à s’opposer à l’autorité, à favoriser les contrôles
et les équilibres, à encourager la compétition, à sanctifier les
droits de l’homme, à oublier le passé, à ignorer l’avenir et à se
concentrer sur les gains immédiats. »[39]
Enfin, comme nous l’avons théorisé
ici plus haut, les Etats-Unis ne peuvent supporter l’émergence de la
Chine comme puissance régionale en Extrême-Orient car elle est
contraire selon Huntington, aux intérêts vitaux américains. Notons
au passage que le gros problème de la politique américaine est le
suivant : ils adoptent la doctrine Monroe à l’échelle de leur
continent mais ils ne supportent pas que les Etats phares des autres
civilisations fassent de même avec leur propre sphère de rayonnement
! Précisons toutefois qu’une Chine trop dynamique au point de vue
démographique, serait contraire également à nos propres intérêts. En
effet, la Chine risque à terme de déverser son trop plein de
population en Europe ou dans les vastes espaces de la Sibérie,
riches en matière première. A l’inverse des Etats-Unis, nous ne
sommes pas opposés au rayonnement de la Chine en Extrême-Orient, du
moment que cette expansion ne déborde pas sur notre propre sphère
civilisationnelle qui comprendra nécessairement la Sibérie.
Face à cette montée en puissance
de la Chine, les Américains espèrent jouer la carte du Japon, Etat
traditionnellement « suiviste » de la puissance U.S. depuis la fin
de la Deuxième guerre mondiale. Le « suivisme » est un des autres
concepts développés par Huntington. Selon lui, les Etats peuvent
réagir de deux manières à la montée d’une puissance nouvelle. «
Seuls ou alliés à d’autres, ils peuvent s’efforcer d’assurer leur
sécurité en recherchant l’équilibre avec la puissance émergeante, la
refouler ou, si nécessaire, entrer en guerre avec elle pour la
vaincre. Au contraire, ils peuvent se rallier à elle, se mettre
d’accord avec elle et adopter une position secondaire ou subordonnée
vis-à-vis d’elle dans l’espoir de voir leurs intérêts clés protégés.
»[40] Une solution médiane constituerait à alterner recherche de
l’équilibre et « suivisme » mais elle risquerait à terme de vexer à
la fois la puissance émergeante et les alliés alternatifs. On
comprendra aisément, suite à cette définition du « suivisme », que
la solution japonaise n’est pas idéale pour les Etats-Unis puisque
la particularité d’un Etat « suiviste » est d’abandonner la
puissance dominante, une fois qu’une autre puissance émerge.
Effectivement, suite au déclin de l’Occident, le Japon restera-t-il
fidèle à son allié américain ? Choisira-t-il l’orbite chinoise ?
Nous ne pouvons qu’espérer l’émergence d’une nouvelle puissance dans
la région : l’Empire eurosibérien qui saura séduire et rallier la
civilisation japonaise et son porte-avions insummersible.
Chapitre X : Des guerres
de transition aux guerres civilisationnelles
Caractéristiques des guerres
civilisationnelles
Elles ont tendance à être très
violentes et sanglantes parce qu’elles mettent en jeu des questions
fondamentales d’identité. En outre, elles traînent souvent en
longueur ; il arrive qu’elles soient entrecoupées de trêves ou
d’ententes, mais en général ces dernières ne durent pas, et les
combats reprennent. « D’autre part, en cas de victoire militaire
décisive de l’un des deux camps, les risques de génocide sont plus
élevés lorsqu’il s’agit d’une guerre civile identitaire. (…) Les
conflits civilisationnels sont parfois des luttes pour le contrôle
des populations. Mais, le plus souvent, c’est le contrôle du sol qui
est en jeu. Le but de l’un des participants au moins est de
conquérir un territoire et d’en éliminer les autres peuples par
l’expulsion, l’assassinat ou les deux à la fois, c’est-à-dire par la
purification ethnique. »[41] Les exemples du Ruanda ou encore du
Kosovo sont éloquents à cet égard ! Retenons en tout cas ces deux
caractéristiques fondamentales :
- Comme elles mettent en jeu des
questions fondamentales d’identité et de pouvoir, on a du mal à les
résoudre par des négociations ou des compromis. Un armistice obtenu
ne signifie d’ailleurs jamais la fin d’un conflit qui, tel un feu de
forêt maîtrisé, peut reprendre avec violence à tout instant.
- Les guerres civilisationnelles
éclatent entre groupes qui font respectivement partie d’ensembles
culturels plus larges. Les risques d’extension de la guerre sont
donc énormes, surtout dans le monde « connecté » et «
internationalisé » qui est le nôtre. « Les migrations ont donné
naissance à des diasporas dans des tierces civilisations. Les
communications permettent plus facilement aux parties en présence
d’appeler à l’aide, et à leurs « proches parents » d’apprendre
immédiatement ce qui arrive à leurs alliés. Le rétrécissement permet
ainsi aux « groupes apparentés » de fournir un soutien moral,
diplomatique, financier et matériel aux parties en présence. (…) A
son tour, le soutien apporte un renfort aux parties en présence et
prolonge le conflit. »[42]
Chapitre XI : La dynamique
des guerres civilisationnelles
Les guerres civilisationnelles
sont particulièrement intenses, non seulement sur le terrain mais
également psychologiquement, puisqu’elles mobilisent tout autant
l’énergie des combattants que leur conscience identitaire. De par ce
caractère identitaire, elles ont des retombées néfastes sur
l’ensemble des habitants des civilisations concernées. Une menace
localisée est naturellement magnifiée et généralisée à l’échelle de
la civilisation. Au début des années quatre-vingt-dix, les Russes
ont ainsi défini les guerres entre clans et régions du Tadjikistan,
ou la guerre en Tchétchénie, comme des épisodes d’un affrontement
plus large, pluriséculaire, entre l’Orthodoxie et l’Islam, tandis
que les opposants musulmans étaient engagés dans un djihad, soutenus
par des groupes islamistes radicaux exploitant la conscience
identitaire des révoltés. De même une défaite locale d’un pays face
à un pays appartenant à une autre civilisation, peut résonner comme
un échec cuisant à l’échelle civilisationnelle. On comprend dès lors
l’acharnement que certains Etats phares mettent pour soutenir des
Etats secondaires dans des conflits locaux. La « théorie des dominos
» en vogue durant la guerre froide est remise à l’honneur : une
défaite dans un conflit local peut provoquer des pertes de plus en
plus lourdes et conduire ainsi au désastre à l’échelle de la
civilisation.[43] Huntington note également que les processus de «
diabolisation » sont particulièrement intenses dans les
affrontements de civilisations : les opposants sont souvent dépeints
comme des sous-hommes, ce qui donne le droit de les tuer. De même,
leur culture est vouée aux gémonies : tous les symboles, tous les
objets culturels de l’adversaire deviennent des cibles. On se
rappellera au Kosovo des mosquées détruites par les forces serbes
mais aussi des monastères orthodoxes saccagés par les Albanais. «
Dans les guerres entre culture, la culture est toujours perdante.
»[44]
Les ralliements de
civilisation : pays apparentés et diasporas
A la différence de la guerre
froide, les conflits de civilisation ne s’écoulent pas du haut vers
le bas. Ils bouillonnent à partir du bas. Les Etats et les groupes
ont différents niveaux d’engagement dans une guerre de ce genre (cf.
figure n°5 = figure 11.1.[45]) :
- Niveau primaire : les parties
belligérantes qui s’entre-tuent. Ce sont parfois des Etats, parfois
des Etats embryonnaires comme en Bosnie ou au Nagorny-Karabakh ou
des groupes locaux.
- Second niveau : Ce sont
généralement des Etats directement apparentés aux belligérants de
base. Par exemple l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le Caucase. La
Serbie et la Croatie en ex-Yougoslavie.
- Troisième niveau : Ce sont des
Etats éloignés du théâtre des affrontements mais qui ont des liens
de civilisation avec les belligérants, tels l’Allemagne, la Russie
et les Etats islamiques dans le conflit yougoslave ou tels la
Russie, l’Iran et la Turquie dans le cas du différend arméno-azéri.
Dans le cadre d’un conflit
régional entre des factions appartenant à deux civilisations
différentes, les intérêts des gouvernements de deuxième et troisième
échelon sont plus compliqués que ceux des belligérants de base. Ils
apportent généralement leur soutien aux combattants élémentaires et
même s’ils ne le font pas, dit Huntington, ils sont soupçonnés de le
faire par les pays ennemis. Toutefois, ces gouvernements ont souvent
intérêt à contenir les tensions de la base, afin de ne pas être
entraînés dans un conflit civilisationnel plus large et plus
destructeur. De ce constat très ingénieux, Huntington élabore une
méthodologie de résolution des conflits.
Arrêter les guerres
civilisationnelles
Les parties de la base ont souvent
beaucoup de mal à s’asseoir à la même table des négociations. Les
enjeux et les haines sont trop aiguës pour espérer par ce biais une
résolution pacifique du conflit. Les guerres entre pays d’une même
civilisation ont l’avantage de pouvoir parfois être résolues par la
médiation d’une tierce partie désintéressée, ayant une légitimité
auprès des pays belligérants. Souvent l’Etat phare joue un rôle
d’arbitre au sein de la civilisation et limite les tensions entre
les communautés. Par contre, il est difficile dans un conflit
civilisationnel de trouver une tierce partie qui ait la confiance
des deux protagonistes. C’est pourquoi « les guerres
civilisationnelles ne sont pas interrompues par des individus,
groupes ou organisations désintéressés, mais par des parties
intéressées de deuxième et troisième échelon, parties qui se sont
attiré le soutien de leur parentèle et qui ont la capacité de
négocier des accords avec leurs homologues, d’une part, et de
convaincre leur parenté d’accepter ces accords, d’autre part. »[46]
C’est également la raison pour laquelle, « les guerres sans parties
de deuxième et de troisième échelon ont moins tendance à s’étendre
que les autres guerres, mais elles sont aussi plus difficiles à
arrêter, tout comme les guerres entre groupes appartenant à des
civilisations sans Etat central. »[47]
Huntigton, grâce aux outils de
pensée qu’il a façonnés, modélise ainsi l’arrêt des combats complet
dans un conflit civilisationnel. Cet arrêt suppose :
- « l’implication active des
parties de deuxième et troisième échelon,
- des négociations entre parties de troisième échelon sur les termes
généraux d’un arrêt des combats,
- l’utilisation par ces parties de troisième échelon de la carotte
et du bâton pour obtenir que les parties de deuxième échelon
acceptent ces termes et fassent pression dans le même sens sur les
parties de premier échelon,
- le retrait du soutien venant du deuxième échelon et, en fait, la
trahison du premier échelon par les parties du deuxième échelon,
- et, résultat de ces pressions, l’acceptation des termes par les
parties du premier échelon qui, bien entendu, les subvertiront quand
elles considéreront que c’est là leur intérêt. »[48]
* * *
[35] Au VIIIe siècle, l’invasion arabe n’ayant pu
être stoppée que par Charles Martel à Poitiers en 732 et au XVIe
siècle, le siège de Vienne en 1529 marquant un terme à l’avancée
arabe.
[36] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris,
Odile Jacob, 2000, p.306-307.
[37] Idem, p.309.
[38] Idem, p.322.
[39] Idem, p.331-332.
[40] Idem, p.342.
[41] Idem, p.376-377.
[42] Idem, p.379-380.
[43] Idem, p.406-407.
[44] Idem, p.408.
[45] Idem, p.411.
[46] Idem, p.442.
[47] Ibidem.
[48] Idem, p.445.
Chapitre XII : L’Occident,
les civilisations et la civilisation
Dans son dernier chapitre,
Huntington développe sa réflexion sur le déclin de l’Occident.
Autant dire qu’il n’y va pas avec le dos de la cuillère. Nous avons
déjà évoqué plus haut les caractéristiques du déclin de l’Occident
et de l’Europe. Celui-ci touche les domaines moraux, démographiques,
culturels et partiellement militaires. Nous n’y reviendrons pas
davantage. Huntington insiste cependant sur le fait que « du déclin
naît le risque d’invasion « quand la civilisation n’est plus capable
de se défendre elle-même parce qu’elle n’a plus la volonté de le
faire, elle s’ouvre aux envahisseurs barbares » qui viennent souvent
« d’une autre civilisation plus jeune et plus puissante. »[49] »[50]
Néanmoins « tout est possible, mais rien n’est inévitable : tel est
l’enseignement primordial qui ressort de l’histoire des
civilisations. Les civilisations peuvent, et ont pu, se réformer, se
renouveler. Le problème majeur pour l’Occident est le suivant :
indépendamment de tout défi extérieur, est-il capable d’arrêter le
processus de déclin interne et d’inverser la tendance. »[51]
L’un des grands périls qui guette
notre civilisation d’après le politologue américain, c’est la
modification du substrat ethnique européen avec comme conséquence
l’émergence d’une société prétendument multiculturelle. Dans le cas
de l’Europe, la forte minorité arabo-islamique en pleine
progression, ne manifestant désormais plus aucun désir de s’intégrer
culturellement, devient un foyer de contestation et même de rejet
des valeurs européennes en terre européenne ! Aux Etats-Unis comme
en Europe, une coalition de politiciens irénistes et de gauchistes
utopistes prétendent y voir un enrichissement et les prémisses d’une
société multiethnique et multiculturelle harmonieuse. Face à ces
délires, le jugement d’Huntington est sans appel : « L’histoire nous
apprend qu’aucun Etat ainsi constitué n’a jamais perduré en tant que
société cohérente. (…) L’avenir des Etats-Unis et celui de
l’Occident dépend de la foi renouvelée des Américains en faveur de
la civilisation occidentale. Cela nécessite de faire taire les
appels au multiculturalisme, à l’intérieur de leurs frontières. (…)
Les Américains font partie de la famille culturelle occidentale ;
les partisans du multiculturalisme peuvent entamer, voire détruire
cette relation, ils ne peuvent lui en substituer une autre. Quand
les Américains cherchent leurs racines culturelles, ils les trouvent
en Europe. »[52]
Huntington préconise aussi une
nouvelle construction géopolitique autour d’une zone de
libre-échange transatlantique, suivie d’une véritable intégration
politique, capable de donner les moyens d’un redressement
civilisationnel et de redonner à l’Occident son statut de puissance
hégémonique. C’est ici que l’on voit tout l’intérêt que les
Américains ont d’empêcher la création d’un bloc impérial
eurosibérien car selon lui : « le rejet des principes fondamentaux
et de la civilisation occidentale signifie la fin des Etats-Unis
d’Amérique tels que nous les avons connus. Cela signifie également
la fin de la civilisation occidentale. Si les Etats-Unis se
désoccidentalisent, l’Ouest se réduira à l’Europe et à quelques
zones d’implantation européenne, faiblement peuplées. Sans les
Etats-Unis, l’Occident ne représente plus qu’une fraction minuscule
et déclinante de la population mondiale, abandonnée sur une petite
péninsule à l’extrémité de la masse eurasienne. »[53]
Clefs pour l’avenir
L’auteur, après avoir dressé un
tableau de l’état déplorable de la civilisation occidentale,
préconise toute une série de solutions mais il insiste surtout sur
le fait que l’Occident doit renoncer à « sa prétention à
l’universalité, [qui] tient pour évident que les peuples du monde
entier devraient adhérer aux valeurs, aux institutions et à la
culture occidentale parce qu’elles constituent le mode de pensée le
plus élaboré, le plus lumineux, le plus libéral, le plus rationnel,
le plus moderne. Dans un monde traversé par les conflits ethniques
et les chocs entre civilisations, la croyance occidentale dans la
vocation universelle de sa culture a trois défauts majeurs : elle
est fausse, elle est immorale et elle est dangereuse. (…)
L’impérialisme est la conséquence logique de la prétention à
l’universalité. »[54] Il constate que les prétentions dans ce
domaine pourraient mener à des conflits graves avec les autres
civilisations et conduire éventuellement à la défaite de l’Occident.
« En résumé, pour éviter une guerre majeure entre civilisations, il
est nécessaire que les Etats phares s’abstiennent d’intervenir dans
les conflits survenant dans des civilisations autres que la leur.
C’est une évidence que certains Etats, particulièrement les
Etats-Unis, vont avoir, sans aucun doute, du mal à admettre. »[55]
C’est la règle de l’abstention. Cette règle préconise aussi que les
Etats phares s’entendent pour contrôler et réduire les conflits
frontaliers entre leur civilisation respective.
Huntington propose aussi que les institutions internationales soient
profondément remaniées afin que le Conseil de Sécurité de l’ONU
cesse d’être le club des vainqueurs de la Seconde guerre mondiale et
qu’il accueille la nation phare de chaque grande civilisation,
créant ainsi un forum permanent de dialogue intercivilisationnel.
Analyse : Ce que nous
retenons, ce que nous critiquons
Ce que nous retenons
Nous considérons cet ouvrage comme
fondamental et très stimulant pour une pensée prospective dans les
relations internationales et civilisationnelles. Les nombreux
concepts opératifs contenus dans son livre se révèlent précieux et
peuvent être repris dans nos propres analyses et nos propres
théories. Le caractère essentiel du livre n’a pas échappé à la
critique universitaire et médiatique qui comme à son habitude,
incapable qu’elle est de répondre à une pensée bien construite,
s’est contentée de falsifier et de diffamer l’auteur et sa thèse
afin de le discréditer.
Si Huntington ne cite pas des
géopoliticiens comme Carl Schmitt ou Karl Haushofer, il nous a
semblé que le concept de « civilisation » qu’il développe n’est pas
sans lien avec celui de Großräume (Grand Espace) présent dans
l’œuvre des deux théoriciens allemands. « Il [Carl Schmitt] souhaite
surtout que différents grands espaces se constituent entre lesquels
un nouveau nomos [en grec : la Loi, le Principe ordonnateur] devrait
voir le jour. (…) La rivalité de ces grands espaces au sein d’un
droit international reconnu[56] assurerait la présence d’amis et
d’ennemis et maintiendrait l’histoire en mouvement. »[57] Contre la
vision économico-matérialiste des libéraux, Carl Schmitt rejoint le
schéma huntingtonien d’une unité politique basée sur une culture
civilisationnelle : « Mais si l’idée de Großräume, de « Grand Espace
», est née de la conviction que les Etats étaient devenus trop
petits au regard du développement de la technique et de l’économie,
les théoriciens de ce « Grand Espace » ont également dit que
celui-ci ne pouvait être ni bâti ni organisé en priorité sur
l’économie. La conservation de la multiplicité des cultures est
désormais un acte politique. »[58] Cependant Carl Schmitt va
plus loin que la conception immanente d’Huntington car il insuffle à
sa théorie une dimension transcendantale : « L’Etat universel
technicisé et normalisé lui semble l’œuvre de l’Antéchrist : contre
cette possibilité, il entend mobiliser la puissance « catéchontique
» d’un nouvel ordre juridique liant entre eux les grands espaces.
»[59] De même il semble qu’on puisse rapprocher le concept
huntingtonien d’ « Etat phare » avec le concept schmittien d’ «
Hegemon » qui doivent tous deux être le moteur de la création d’un «
Grand Espace » (ou Etat civilisationnel) : « (…) L’idée d’unir
plusieurs Etats sans qu’il n’y ait de puissance hégémonique est une
impossibilité sociologique. Aucune véritable fédération, au sens
propre du terme, ne peut voir le jour sans hegemon. »[60] Toute
cette analyse mériterait cependant une recherche plus approfondie,
nous nous bornons ici à tracer des pistes.
Huntington fait une analyse très
intéressante de la méthode par laquelle les élites islamiques ont
entrepris la reconquête de leur sphère civilisationnelle. Alors que
les milieux néo-droitistes nous ont gavé de théories sur la prise de
contrôle du pouvoir culturel, sans grande réussite effective
d’ailleurs, les Islamistes, eux, nous donnent l’exemple d’une
réussite indéniable dans le domaine. Tout comme les Musulmans, nous
devons faire de la métapolitique (gramscisme) efficace en
investissant non seulement la sphère politique mais surtout la
sphère sociale et culturelle. L’idéologie révolutionnaire ne doit
pas seulement s’exprimer dans le domaine intellectuel
para-universitaire mais doit répondre aussi aux questions et aux
problèmes concrets des gens. Elle doit ensuite montrer sur le
terrain que ses idées sont efficaces au contraire de celle du
pouvoir, raison majeure pour laquelle la population doit la
soutenir. Prendre le pouvoir, c’est s’imposer comme la seule
alternative possible, y compris en cassant les autres mouvements
contestataires. D’ailleurs, selon le mot d’ordre de Guy Debord dans
ses Commentaires sur la société du spectacle : « Le premier mérite
d’une théorie critique exacte est de faire instantanément paraître
ridicule toutes les autres. » « Mais il faut aussi qu’elle soit une
théorie parfaitement inadmissible [par le système et son discours].
Il faut qu’elle puisse déclarer mauvais, à la stupéfaction indignée
de tous ceux qui le trouvent bon, le centre même du monde existant,
en en ayant découvert la nature exacte. »
Ce que nous critiquons
La question russe
Dans son livre, Huntington pose la
question suivante : « La Russie doit-elle adopter les valeurs, les
institutions et les pratiques occidentales, et tenter de s’intégrer
à l’Occident ? Ou bien incarne-t-elle une civilisation orthodoxe et
eurasiatique différente de l’Occident et dont le destin serait de
relier l’Europe et l’Asie ? Les élites intellectuelles et politiques
et l’opinion sont divisées sur ces questions. D’un côté, on trouve
les partisans de l’occidentalisation, les « cosmopolites », les «
atlantistes », et de l’autre, les successeurs des slavophiles,
qualifiés diversement de « nationalistes », d’ « eurasianistes » ou
de « derzhavniki » (Etatistes). »[61] Huntington répond clairement à
cette question dans sa conclusion. Il faut selon lui intégrer à
l’Union européenne et à l’OTAN les Etats occidentaux de l’Europe
centrale, c’est-à-dire les Etats du sommet de Visegrad[62], les
Républiques baltes, la Slovénie et la Croatie. Il faut considérer la
Russie comme l’Etat phare du monde orthodoxe et comme une puissance
régionale essentielle, ayant de légitimes intérêts dans la sécurité
de ses frontières sud. Les intérêts des Etats-Unis seront mieux
défendus s’ils évitent de prendre des positions extrêmes en
cherchant par exemple à intervenir dans les affaires des autres
civilisations et s’ils adoptent une politique atlantiste de
coopération étroite avec leurs partenaires européens, afin de
sauvegarder et d’affirmer les valeurs de leur civilisation
commune.[63] Nous ne sommes pas d’accord avec Huntington pour deux
raisons :
- Premièrement la Russie fait
partie intégrante de l’Europe. Huntington considère qu’il existe
une séparation entre ce qu’il appelle l’Europe occidentale et le
monde orthodoxe. Or nous ne voyons pas pourquoi la séparation entre
peuples latins catholiques et germaniques protestants d’une part et
peuples slaves orthodoxes d’autre part serait plus grave et plus
fondamentale que la séparation entre peuples latins et germaniques.
Au contraire, puisque Huntington affirme dans son ouvrage que la
religion est un élément primordial pour définir la culture d’une
civilisation, nous pourrions arguer que le catholicisme considère
les orthodoxes comme simplement schismatiques alors qu’il qualifie
les protestants d’hérétiques. L’histoire européenne elle-même vient
infirmer les thèses du politologue américain. En effet, la Russie
n’a-t-elle pas été au cours des derniers siècles un protagoniste
majeur dans les relations entre pays européens ?
- Deuxièmement, l’Europe ne
fait pas partie de l’Occident. Comme l’avait déjà démontré dans
les années quatre-vingt Guillaume Faye, il n’y a pas identité entre
Occident et Europe. Les deux termes sont même antagonistes. Osons
l’affirmer, l’Occident tel que défini par Huntington, moderne,
héritier de l’Antiquité classique remise à l’honneur par la
Renaissance et les Lumières, caractérisé par l’Etat de droit, le
pluralisme social et l’individualisme, et spirituellement ancré dans
le catholicisme de Vatican II lié au protestantisme, cet Occident là
est une couverture répugnante qui étouffe le vieux brasier européen
sommeillant au plus profond de nous, un feu qui couve et qui ne
demande qu’à renaître. Nos cousins d’outre-Atlantique ne possèdent
pour culture que cette couverture odieuse, émergence cancéreuse de
nos racines profondes et saines. Marc Rousset, dans son livre sur
les Euro-ricains, dresse à la fin de celui-ci le portrait de
l’authentique Européen. En voici un petit florilège :
- « Gouverner [pour un Européen],
c’est croire dans le politique, au sens noble et gaullien du terme
(…). Gouverner, ce n’est pas flatter l’opinion, mais faire les choix
qui s’imposent dans l’intérêt du pays ! »
- « Etre Européen, c’est croire en des valeurs culturelles,
nationales, familiales, religieuses ou mythiques pour s’opposer à
l’envahissement de l’argent. »
- « Etre Européen, c’est refuser la société multi-ethnique. »
- « Etre Européen, c’est refuser l’économie hédoniste,
unidimensionnelle et futile des biens de consommation. »
- « Etre Européen, c’est croire en des valeurs au lieu d’amasser et
de consommer. »
- « Etre Européen, c’est accorder de l’importance à la mentalité
héroïque : tâche, désintéressement, abnégation, sacrifice, fidélité,
candeur, vénération, bravoure, remplir ses devoirs. C’est accorder
moins d’importance à la mentalité mercantile : utilitarisme,
hédonisme, droit au bonheur par l’argent, réclamer ses droits. »
- « Etre Européen selon Nietzsche ce n’est pas être une brute blonde
ou un être avide de gains mais un individu avide de connaissances
qui se dépasse sans cesse. Le salut de l’homme [est] (…) de se
détacher du troupeau pour rejoindre Zarathoustra. »
- « Etre Européen, c’est avoir le sens du beau. »[64]
Outre les propositions détachées
par Marc Rousset, nous rajoutons : ETRE EUROPEEN c’est :
- Avoir le sens de l’honneur, de
la parole donnée et de la loyauté.
- Avoir le sens de la honte (de déroger à ses propres yeux et aux
yeux de Dieu).
- Savoir qu’avec les Musulmans, les Chinois, les Hindous, les
Japonais… nous partageons bien des valeurs communes mais pas celles
du genre des droits de l’homme !!!
- Faire de sa vie (et de celle des autres) sa propre œuvre d’art.
- Aimer le raffinement et le luxe sans jamais tomber dans le
snobisme et la préciosité.
- Pouvoir vivre avec un esprit égal, dans un palais ou dans un
bivouac.
- Aimer les femmes et les hommes, pas les PLAYBOY bellâtres «
homomorphes » ou les collectionneuses vulgaires et superficielles.
- Vouloir des hommes toujours plus hommes et des femmes toujours
plus femmes.
Donc vous l’aurez compris, à
l’inverse de Huntington, nous plaçons la séparation dans le monde
blanc, non sur la frontière superficielle entre le monde orthodoxe
et le monde catholique mais plutôt au niveau de l’Atlantique entre
d’une part la « Vieille Europe » et d’autre part le « Nouveau Monde
». Les motivations réelles qui se cachent derrière cette séparation
artificielle sont clairement exprimées par Huntington lui-même à
deux endroits de son livre :
« Depuis plus de deux cent ans,
les Etats-Unis s’efforcent d’empêcher qu’émerge une puissance
dominante en Europe. Depuis presque cent ans, avec la politique de «
la porte ouverte » vis-à-vis de la Chine, ils procèdent de même en
Extrême-Orient. Pour ce faire, ils se sont battus dans deux guerres
mondiales et dans une guerre froide avec l’Allemagne impériale,
l’Allemagne nazie, le Japon impérial, l’Union soviétique et la Chine
communiste. »[65]
« Cela serait conforme à la
tradition, l’Amérique s’étant toujours souciée d’empêcher que
l’Europe et l’Asie soient dominées par une seule puissance. Ce n’est
plus d’actualité en Europe, mais en Asie, cet objectif reste valide.
En Europe occidentale, une fédération relativement lâche [ndlr. dans
les deux sens du terme], liée intimement aux Etats-Unis d’un point
de vue culturel, politique et économique ne menacerait pas la
sécurité américaine. »[66]
D’un point de vue européaniste,
nous devons bien évidemment nous atteler à réaliser cet empire
eurosibérien que les Américains redoutent tant. Mais dès lors, une
question se pose :
Une entité politique voulant correspondre avec une réalité
civilisationnelle peut-elle contenir des minorités n’appartenant pas
à la civilisation dominante ? A notre sens, un empire eurosibérien
majoritairement européen peut, dans un cadre institutionnel
impérial, englober des territoires ne faisant pas partie de sa
civilisation mais liés à lui historiquement et géopolitiquement,
telles les républiques musulmanes d’Asie centrale. A l’inverse la
présence massive d’une immigration bariolée dans nos ensembles
urbains ne peut être intégrée à un système fédéral basé sur les
peuples et les ethnies. Nous devons privilégier au sein de l’Empire
européen l’ancrage des peuples sur leur terre d’origine. Le concept
de civilisation n’est donc pas réducteur ! D’aucuns voudraient nous
faire croire qu’il enferme la diversité des communautés sous un même
vocable et finit par tuer cette diversité. Le fait qu’un Empire
s’identifie à une civilisation (Chine, projet de Synergie
Européenne) ne veut pas dire pour autant que les minorités y seront
automatiquement brimées. C’est la politique adoptée par les
dirigeants qui conditionne la bonne cohabitation des différentes
communautés. La Chine est certes un mauvais exemple qu’on nous
ressert d’ailleurs un peu trop souvent pour nous convaincre que
toute volonté de politique civilisationnelle rime automatiquement
avec impérialisme et disparition à long terme des minorités
culturelles tel le peuple tibétain au sein de la sphère chinoise.
Pourtant la Russie impériale (sauf durant la courte période de
russification intensive pratiquée au XIXe siècle sous l’influence du
nationalisme occidental) et surtout l’Empire austro-hongrois ne
sont-ils pas des beaux exemples de cohabitation réussie de
différentes communautés sous une seule et même autorité politique ?
Et au contraire, ne sont-ce pas justement le métissage, le
multiculturalisme, le « mélange » des civilisations bref la grande
soupe des peuples que nos « élites » politiques, culturelles et
médiatiques nous préparent en chantant un hymne à la tolérance, ne
sont-ce pas tous ces termes prononcés sur un ton solennel pour leur
donner le relief qu’ils ne possèdent pas, tous ces mots creux et
vides de sens qui seront dans le futur les véritables fossoyeurs des
cultures ?
Les mouvements entre civilisations
sont comparables à la tectonique des plaques : Sur les pourtours des
sphères civilisationnelles se développent des zones de trouble
comparables aux failles volcaniques. Le fait de construire la
civilisation européenne n’impliquera pourtant pas automatiquement
l’absence de conflits également intracivilisationnels mais ces
conflits ne seront pas insurmontables dans la mesure ou deux régions
d’une même civilisation qui s’opposent doivent pouvoir s’entendre au
nom d’intérêts civilisationnels communs. Sauf si une civilisation
ennemie vient bien entendu exciter les antagonismes. Il faut faire
la promotion d’une généralisation de la doctrine Monroe au niveau
civilisationnel. L’Amérique aux Américains, l’Asie aux Asiatiques,
la Oumma islamique aux Musulmans et bien entendu l’Europe aux
Européens !
voir aussi :
Universalisme et civilisation occidentale....et
la guerre entre civilisation ...
par Samuel
Hungtington
* * *
[49] QUIGLEY, Evolution of Civilizations,
p.138-139 et p.158-160.
[50] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris,
Odile Jacob, 2000, p.456.
[51] Ibidem.
[52] Idem, p.461- 462.
[53] Ibidem.
[54] Idem, p.467- 468.
[55] Idem, p.478. Les missions de sécurité et de défense définies
par les membres de l’UE sont également complètement opposées à cette
règle puisqu’elles prévoient de s’immiscer dans des conflits
étrangers où les droits de l’homme sont bafoués.
[56] Et non imposé comme l’actuel droit international d’obédience
anglo-saxonne.
[57] WEYEMBERGH (Maurice), Carl Schmitt et le problème de la
technique, dans CHABOT (Pascal) et HOTTOIS (Gilbert), Les
philosophes et la technique.- Paris, Librairie philosophique J. Vrin,
2003, p. 161.
[58] MASCHKE (Günther), Unité du monde et Grand Espace européen,
dans Vouloir n°1 (nouvelle série), avril-juin 1994, p.42.
[59] WEYEMBERGH (Maurice), Carl Schmitt et le problème de la
technique, dans CHABOT (Pascal) et HOTTOIS (Gilbert), Les
philosophes et la technique.- Paris, Librairie philosophique J. Vrin,
2003, p. 161.
[60] MASCHKE (Günther), Unité du monde et Grand Espace européen,
dans Vouloir n°1 (nouvelle série), avril-juin 1994, p.43.
[61] Idem, p.205.
[62] Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie.
[63] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris,
Odile Jacob, 2000, p.470-471.
[64] ROUSSET (Marc), Les Euros-Ricains.- Paris, Ed. Godefroid de
Bouillon, 200, p.469-484.
[65] HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris,
Odile Jacob, 2000, p.338.
[66] Idem, p.344.