| |
La mort des idéologies est l'idéologie des années
80 |
Dossiers :Idéologies
la laïcisme |
|
Présentation :...François
Cusset ..agé de 37 ans,
normalien, ancien responsable du Bureau du livre français à New York,
François Cusset est historien des idées. Après French Theory, qui
décrivait l'influence des philosophes français dans les universités
américaines, il publie ce mois-ci aux éditions La Découverte la
Décennie : le grand Cauchemar des années 80, qui se veut le récit de
la mutation du paysage intellectuel français : le passage des
espérances révolutionnaires au discours sur la fin des idéologies, la
montée en puissance d'«intellectuels d'Etat» et de «moralistes de
plume», l'avènement de la télévision comme temple du «bavardage
publicitaire».
Extraits : Production
et mise en forme des idées ont changé de rôle. Autrefois, l'activité
intellectuelle avait deux fonctions, rarement conjointes : une fonction
savante, de production universitaire de la «vérité» ; et une
fonction critique, en défiant le pouvoir au nom des opprimés. L'espace
de l'intellectuel s'étendait entre ces deux bornes.
A
partir des années 80, un nouveau type d'intellectuel vend ses services
au pouvoir. C'est, d'une part, «l'expert» : le socio-typologue,
le psychologue comportemental, le consultant, qui affirment qu'il n'y a
plus de lutte des classes, seulement des «socio-styles» et des
souffrances psychiques....par le biais des médias, et des conseils
fournis aux entreprises ou à l'Etat, la propagande de ces «intellectuels
de service» bénéficie d'un degré d'exposition publique beaucoup plus
important qu'avant.
La
production de ces discours de justification, de cette rhétorique du fait
accompli, joue soudain un rôle politique direct, celui d'annuler les
contradictions et de réduire toute alternative au silence. Paradoxe de
ces années où l'on a décrété la mort des idéologies : jamais les
intellectuels, du moins les plus idéologues d'entre eux, n'avaient été
aussi bavards.
en
z
relations
.... La mort de l'Â .... matérialisme ....
laïcisme ... mondialisme ..... citoyens du monde ...
homentranche
|
|
n
La mort des idéologies est l'idéologie des années 80
François Cusset, 37 ans, historien des idées, analyse le
revirement du paysage intellectuel français, des espérances
révolutionnaires au discours sur la fin du politique. Sans épargner ses
principaux acteurs: les anciens soixante-huitards reconvertis dans les
valeurs libérales, la convivialité et le moralisme de plume.
LIBERATION: samedi 4 novembre 2006
Vous donnez comme titre à votre
livre la Décennie : le grand cauchemar des années 80. Que
s'est-il donc passé de si grave dans cette décennie ? On a gardé
des années Mitterrand l'idée d'une simple déception politique : la
grande promesse sociale convertie en ajustement économique et
gestion au quotidien. Mais, au-delà de la gauche de pouvoir, il me
semble qu'elles ont été marquées par la «fin sans fin» du
politique, une tentative impossible pour y mettre fin, notamment
en dépolitisant l'idée de changement. Avant, le changement était
un concept politique, lié à un projet, une volonté, une force
critique. Les années 80 inaugurent la «naturalisation» du
changement : un certain discours idéologique lui donne la forme
d'un phénomène mécanique, inexorable, sorte de fatalisme
incapacitant. Cette idéologie, qu'on doit à quelques
ex-révolutionnaires des années 70, est celle de la mort des
idéologies. Ils ont adoubé les jeunes entrepreneurs, chanté
l'aventure et la flexibilité, ont organisé le retrait de la
subversion sur le seul terrain de la culture. Les années 80 ont vu
converger plusieurs lignes enchevêtrées : l'autolimitation du
gouvernement, le déterminisme économique intériorisé, la
diabolisation de toute critique sociale, la privatisation de
l'idée de liberté la plus grande manifestation de jeunes de la
première moitié de la décennie a lieu en décembre 1984 pour
défendre le «libre droit» d'écouter NRJ et enfin une nouvelle
technocratie du bonheur, qui prône la télématique, l'aérobic ou
l'égoïsme salvateur pour divertir des fléaux de l'époque : le
chômage, Le Pen et le sida.
Faire des anciens
soixante-huitards reconvertis dans la politique, les médias, la
culture, les principaux agents de ce revirement, n'est-ce pas
surestimer leur rôle ?
Plusieurs factions ont uni leurs
forces. Les ex-gauchistes ont joué un rôle d'animateurs,
d'organisateurs du discours, chargés de lui donner une dimension
festive, de susciter un consentement joyeux. Mais d'autres groupes
ont joué des rôles tout aussi importants. C'est le cas de la
mouvance de centre gauche, d'abord minoritaire. Liée aux
technocrates atypiques des années 60, c'est elle qui est à l'origine
de la création de la fondation Saint-Simon, et son discours est
devenu peu à peu le discours dominant. Par ailleurs, la classe
dirigeante d'alors, qui n'avait rien de soixante-huitard, était
prête à s'allier avec quiconque empêcherait le retour du désordre
social. Face au nouveau capitalisme libertaire-libéral, elle a eu
une double réaction : elle en a engrangé les bénéfices directs, car
ce revirement favorisait la reproduction de son propre pouvoir, de
la Bourse aux élites d'Etat. Même si, sur un plan plus moral, elle
en a condamné les excès de vulgarité, de Bernard Tapie à la
télévision à paillettes.
Alors, pourquoi cette
focalisation sur les soixante-huitards ?
Il se trouve qu'un grand nombre
des idéologues des années 80 sont d'anciens gauchistes. Et qu'il y a
une promiscuité démographique presque affolante de ce groupe-là :
nés en gros entre 1940 et 1950, ils contrôlent aujourd'hui tous les
leviers du pouvoir. C'est une génération qui est restée continûment
sur le devant de la scène, depuis ses vingt ans et les barricades de
68 jusqu'à aujourd'hui, en passant par l'invention du gauchisme
culturel et convivial des années 80. Comment ne pas tenir compte,
dès lors, du facteur générationnel ? Mais j'y apporterais deux
bémols. D'abord contre la logique rétrospective : on présente comme
inévitable cette métamorphose de l'ancien gauchiste en patron
autocrate. Or 68 a été l'histoire de plusieurs dizaines de milliers
de militants anonymes, qui survécurent plus ou moins bien au
désenchantement mais ne sont pas tous devenus essayistes ou
journalistes en vue. Seule une toute petite poignée d'entre eux a
converti les valeurs libertaires en valeurs libérales. Et puis cette
logique générationnelle a été largement mise en avant par la
décennie 80, du jeunisme à la sociologie de magazine, ce qui suffit
à la rendre suspecte : c'est de notre date de naissance, en a-t-on
conclu, que dépendrait notre rôle social, on ne serait le produit
que de la décennie où l'on est né. Autre façon d'interdire l'action,
de désamorcer la critique. De «naturaliser» l'ordre social.
Vous avez 37 ans. N'y
a-t-il pas une forme d'amertume de votre part envers les
soixante-huitards ?
Décidément, on n'en sort pas de
cette question de génération... Il y a peut-être une forme
d'amertume chez les gens de mon âge, qui ont souvent grandi avec le
sentiment d'être arrivés trop tard. Mais cette amertume n'est pas
celle des anciens soixante-huitards, qui procède d'une certaine
nostalgie et, peut-être, d'un ressentiment pour ce qu'ils ont fait
de leur «révolution».
La décennie 80 a affirmé la
mort des idéologies. Vous estimez, tout au contraire, que rarement
décennie fut aussi idéologique.
Production et mise en forme des
idées ont changé de rôle. Autrefois, l'activité intellectuelle avait
deux fonctions, rarement conjointes : une fonction savante, de
production universitaire de la «vérité» ; et une fonction
critique, en défiant le pouvoir au nom des opprimés. L'espace de
l'intellectuel s'étendait entre ces deux bornes. A partir des années
80, un nouveau type d'intellectuel vend ses services au pouvoir.
C'est, d'une part, «l'expert» : le socio-typologue, le
psychologue comportemental, le consultant, qui affirment qu'il n'y a
plus de lutte des classes, seulement des «socio-styles» et
des souffrances psychiques. Et c'est, d'autre part, le moraliste
antitotalitaire, essayiste à succès, puisque les années 80 ont
inventé l'essai best-seller, de BHL à Pascal Bruckner. Des
moralistes qui poussent alors le zèle antimarxiste jusqu'à célébrer
Reagan. Or, par le biais des médias, et des conseils fournis aux
entreprises ou à l'Etat, la propagande de ces «intellectuels de
service» bénéficie d'un degré d'exposition publique beaucoup plus
important qu'avant. La production de ces discours de justification,
de cette rhétorique du fait accompli, joue soudain un rôle politique
direct, celui d'annuler les contradictions et de réduire toute
alternative au silence. Paradoxe de ces années où l'on a décrété la
mort des idéologies : jamais les intellectuels, du moins les plus
idéologues d'entre eux, n'avaient été aussi bavards.
Quel est le rôle du
«moralisme antitotalitaire» dans le revirement des années 80 ?
Il contribue au reflux des pensées
critiques, et dans le contexte international de l'époque de
Brejnev à Pol Pot , il est difficilement attaquable. Mais, avec
trente ans de recul, on peut le considérer d'un regard critique. Par
exemple en notant qu'il s'agit d'un antimarxisme et jamais d'un
antifascisme : les dictatures de droite gênent alors beaucoup moins
que celles de gauche. Ensuite, en rappelant que ce réveil a été très
tardif : Victor Serge avait dénoncé le goulag dans les années 30,
Castoriadis et Lefort à la fin des années 40, le rapport
Khrouchtchev date de 1956. Et voilà que, tout à coup, les nouveaux
philosophes se réveillent en hurlant au crime de masse, parce qu'ils
ont lu Soljenitsyne. Et puis il y a une spécificité française de
l'antitotalitarisme, comme un revers de bâton : la France qui, dans
les années 50, comptait le plus gros contingent d'intellectuels
marxistes orthodoxes, ira plus loin que les autres dans le sens
inverse, en démarxisant toutes les institutions de savoir, en
prêchant Tocqueville ou même Hayek, en misant sur le marché pour
combattre le racisme. Le nouveau discours consiste à jeter le bébé
avec l'eau du bain, à récuser toute forme de critique sociale en
même temps que le marxisme, comme si la pensée critique débouchait
mécaniquement sur les miradors et les barbelés. Penser produit les
camps : tel était l'argument de deux best-sellers de 1977, les
Maîtres-Penseurs, d'André Glucksman et la Barbarie à visage
humain, de Bernard-Henri Lévy.
La signification qu'il
convient de donner aux événements de Mai 68 a joué un rôle dans le
renversement des années 80.
En se penchant sur les
commémorations de 68, celles de 78, 88 puis 98, on voit fonctionner
le nouveau discours réactionnaire jusqu'à la caricature. Ce qu'on
voit à l'oeuvre, dans cet éloge biaisé de Mai 68, c'est un travail
de scission artificielle entre les deux dimensions de l'événement :
la dimension politique et sociale (la grève générale) et la
dimension culturelle (la fête). Amputée de sa puissance politique,
la fête ira du côté de la bienpensance et de l'état de fait, elle se
voit attribuer bientôt un rôle de maintien de l'ordre social, entre
la fête jacklanguienne et l'éloge de la diversité façon SOS Racisme.
En scindant le «regrettable» événement politique et ses
«heureuses» conséquences culturelles, quelques ex-leaders de 68
poursuivent dans le champ de l'histoire récente le même objectif que
François Furet pour la Révolution française : démontrer que la
révolution est terminée. C'est le sens des rituels commémoratifs :
la révolution c'est chic, puisque c'est fini. On peut même dire que
célébrer 68 de cette façon est encore plus réactionnaire que de le
condamner d'un bloc.
Que reste-t-il des années
80 ? Les tenants de la fin de la politique ont-ils gagné ?
Non. Le politique, au sens de
perturbation d'un ordre existant, a fait retour au coeur de la
société française à partir de la deuxième moitié des années 90. Mais
pas comme mouvement social homogène, institutionnalisé. C'est une
dispersion de luttes, toutes liées à la question de la minorité, à
une politique subjective, à une critique de l'universalisme
abstrait, et tentant entre elles des alliances tactiques pas
toujours faciles : luttes contre le sida, mouvement des
sans-papiers, aide au logement, altermondialisme non institutionnel,
mouvements indigènes d'opposition à «l'intégration», intermittents
du spectacle, nouveaux pôles de pensée critique de l'Internet à
l'édition indépendante, etc. Cette politique par le bas, dispersée
mais résolue, pratique et radicale à la fois, se veut une réaction
inédite incompréhensible pour les soixante-huitards aux
nouvelles façons de discipliner les corps et les esprits inventées
au cours des années 80 : fatalisme de l'économie, héroïsme de
l'entreprise, créativité obligatoire, injonction faite des corps
(sport, sexualité, intimisme), culture décorative et consensuelle.
Surtout, ces luttes refusent de céder aux deux chantages du discours
dominant. Un, le chantage unitaire, contre la dispersion des luttes,
là où cette dispersion est une force politique, et n'interdit pas
les branchements même si l'absence de toute jonction entre les
émeutiers de novembre 2005 et les étudiants en lutte d'avril 2006
montre l'ampleur de la tâche à accomplir. Deux, le chantage à la
proposition constructive. Car ces luttes portent sur les situations
(et non les racines) identitaires, qu'elles soient sociales,
ethniques ou sexuelles, sur la vie locale aussi, sur le refus de la
République abstraite : elles jettent un pont entre subjectivité
sociale et action politique et posent la question d'une politique
des sentiments vieille interrogation des années 70, quand on
disait que la politique est partout, dans la famille, la sexualité,
les névroses, l'art. Autant de «formes de vie» nouvelles,
au sens fort, qui sont à elles seules plus qu'un programme, et
refusent de se soumettre aux termes sclérosants de la rhétorique
politique. Cette mutation-là prend bien sa source dans les années
80, quand la révolte, à force d'être exclue de l'espace public,
s'est faite clandestine, subjective, secrète, entre fuites
imaginaires et communauté impossible.
Les générations post-68
inventeront-elles une nouvelle forme de révolution ?
Elles se méfient, en tout cas, des
grandes abstractions politiques, révolution ou république, plus
normalisatrices qu'opératoires. Les nouveaux mouvements radicaux
refusent d'employer le langage du discours dominant, réactionnaire
ou libéral, et la possibilité d'un dialogue est donc faible.
L'affrontement, en revanche, devrait se faire de moins en moins
latent, jusqu'à des formes de guerres civiles larvées dont
l'actualité sociale de 2005-2006 porte la trace, beaucoup de gens
n'ayant, de fait, plus rien à perdre. La révolte n'a pas de
justification, elle a juste une logique : elle est l'unique solution
quand on a refermé l'espace des possibles au nom de la Loi la loi
de la République, de l'Europe, de l'économie, du plus fort et du
plus petit dénominateur commun.
Agé de 37 ans, normalien,
ancien responsable du Bureau du livre français à New York, François
Cusset est historien des idées. Après French Theory, qui décrivait
l'influence des philosophes français dans les universités
américaines, il publie ce mois-ci aux éditions La Découverte la
Décennie : le grand Cauchemar des années 80, qui se veut le récit de
la mutation du paysage intellectuel français : le passage des
espérances révolutionnaires au discours sur la fin des idéologies,
la montée en puissance d'«intellectuels d'Etat» et de «moralistes de
plume», l'avènement de la télévision comme temple du «bavardage
publicitaire».
page ouverte en nov 06
|
|
haut de page
|