VIe Rencontre mondiale des
Familles
14 janvier
P. Raniero Cantalamessa, ofmcap
« Les relations et les valeurs
familiales selon la Bible »
Mon intervention est divisée en trois parties.
Dans la première, j'illustrerai le projet initial de Dieu sur le
mariage et la famille, et la manière dont il s'est réalisé dans
l'histoire d'Israël. Dans la seconde partie, je parlerai de la
récapitulation opérée par le Christ et de la façon dont elle a été
interprétée et vécue au sein la communauté chrétienne du Nouveau
Testament. Dans la troisième partie, je chercherai à voir ce que la
révélation biblique peut apporter à la solution des problèmes
actuels du mariage et de la famille.
1ère Partie
Mariage et famille : projet divin
et réalisations humaines dans
l'Ancien Testament
1. Le projet divin
On sait que le Livre de la Genèse contient deux
récits distincts de la création du premier couple humain, remontant
à deux traditions différentes : la tradition yahviste (Xe siècle av
J.C.) et, la plus récente (VIe siècle av. J.C.), la tradition
qualifiée de « sacerdotale ».
Dans la tradition sacerdotale (Gn 1, 26-28)
l'homme et la femme sont créés simultanément, non pas l'un après
l'autre ; un rapport est suggéré entre « être homme et femme » et
être à l'image de Dieu : « Dieu créa l'homme à son image, à l'image
de Dieu il le créa, homme et femme il les créa ». Ici la finalité
première de l'union entre l'homme et la femme est d'être féconds et
de remplir la terre.
Dans la tradition yahviste (Gn 2, 18-25),
la femme est tirée de l'homme ; la création des deux sexes est vue
comme un remède à la solitude (« Il n'est pas bon que l'homme soit
seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie ») ;
l'accent n'est pas mis d'abord sur le facteur de procréation, mais
sur le facteur d'union (« l'homme s'attache à sa femme, et ils
deviennent une seule chair ») ; chacun reste libre face à sa propre
sexualité et à celle de l'autre : « Or tous deux étaient nus,
l'homme et sa femme, et ils n'avaient pas honte l'un devant
l'autre ».
Dans aucune des deux versions, il n'est fait
allusion à une subordination de la femme à l'homme, avant le péché :
tous deux sont sur un plan d'égalité, de parité absolue, même si
l'initiative, du moins dans le récit yahviste, vient de l'homme.
L'explication la plus convaincante du pourquoi de
cette « invention » divine de la distinction des deux sexes, je l'ai
trouvée non pas chez un exégète, mais chez un poète, Paul Claudel :
« Cet orgueilleux, ; il n'y avait
pas d'autre moyen de lui faire comprendre le prochain, de le lui
entrer dans la chair ; Il n'y avait pas d'autre moyen de lui faire
comprendre la dépendance, la nécessité et le besoin, un autre sur
lui, la loi sur lui de cet être différent pour aucune autre raison
si ce n'est qu'il existe »[1].
S'ouvrir à l'autre sexe est le premier pas pour
s'ouvrir à l'autre, qui est le prochain, jusqu'à l'Autre avec une
majuscule, qui est Dieu. Le mariage naît sous le signe de l'humilité
; il est reconnaissance de sa dépendance et donc de sa condition
même de créature. S'éprendre d'une femme ou d'un homme représente
l'acte d'humilité le plus radical. C'est se faire mendiant et dire à
l'autre : « Je ne me suffis pas à moi-même, j'ai besoin de toi, de
ton être ». Si, comme le pensait Schleiermacher, l'essence de la
religion consiste dans le « sentiment de dépendance » (Abhaengigheitsgefuehl)
face à Dieu, alors la sexualité humaine est la première école de
religion.
Jusqu'ici le projet de Dieu. Mais on ne s'explique
pas la suite de la Bible si, en même temps que le récit de la
création, on ne prend pas en compte aussi celui de la chute, en
particulier ce qui est dit à la femme : « Je multiplierai les peines
de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils. Ta
convoitise te poussera vers ton mari, et lui te dominera » (Gn
3, 16). La suprématie de l'homme sur la femme fait partie du péché
de l'homme, pas du projet de Dieu ; par ces mots Dieu l'annonce, il
ne l'approuve pas.
2. Les réalisations historiques
La Bible est un livre divin-humain parce qu'il a
pour auteurs Dieu et l'homme, mais aussi parce qu'il décrit,
entremêlées, la fidélité de Dieu et l'infidélité de l'homme ; non
seulement par le sujet qu'il décrit, mais aussi par l'objet de
l'Ecriture. Cela saute aux yeux en particulier quand on compare le
projet de Dieu sur le mariage et la famille avec son application
concrète dans l'histoire du peuple élu.
Il est bon de relever les stupidités et les
aberrations humaines pour ne pas être trop surpris par ce qui se
passe autour de nous ; et aussi parce que c'est la preuve que
mariage et famille sont des institutions qui, du moins dans la
pratique, évoluent au fil du temps, comme tous les autres aspects de
la vie sociale et religieuse. Pour rester sur le Livre de la Genèse,
déjà Lamech, le fils de Caïn enfreint la loi de la monogamie en
prenant deux femmes. Noé avec sa famille semble une exception au
milieu de la corruption générale de son époque. Les patriarches
Abraham et Jacob eux-mêmes ont des enfants de plusieurs femmes.
Moïse sanctionne la pratique du divorce ; David et Salomon
entretiennent un véritable harem de femmes.
Mais on observe ces déviations, comme toujours,
davantage au sommet de la société, parmi les chefs, qu'au niveau du
peuple, pour qui l'idéal initial du mariage monogamique devait être
la règle, non l'exception. Les Livres de Sagesse - Psaumes,
Proverbes, Siracide (ou Ecclésiastique) - plus que les livres
historiques (qui traitent précisément des chefs) nous permettent de
nous faire une idée des relations et des valeurs familiales prises
en considération et vécues en Israël : la fidélité conjugale,
l'éducation des enfants, le respect des parents. Cette dernière
valeur constitue l'un des dix commandements : « Honore ton père et
ta mère ».
Plus que dans les transgressions concrètes au
niveau de l'individu, l'éloignement de l'idéal initial transparaît
dans la conception fondamentale que l'on a du mariage en Israël.
L'obscurcissement principal concerne deux points essentiels. Le
premier est que le mariage, de fin qu'il était, devient un moyen. L'Ancien
Testament, dans son ensemble, considère le mariage comme « une
structure d'autorité de type patriarcal, destinée principalement à
la perpétuation du clan. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre
l'institution du lévirat (Dt 25, 5-10), celle du concubinage
(Gn 16) et de la polygamie provisoire »[2].
L'idéal d'une communion de vie entre l'homme et la femme, fondée sur
un rapport personnel et réciproque, n'est pas oublié, mais passe au
second plan derrière le bien des enfants.
Le second et grave obscurcissement est lié à la
condition de la femme : de compagne de l'homme, dotée d'une égale
dignité, elle apparaît de plus en plus subordonnée à l'homme et en
fonction de l'homme. On peut le voir jusque dans le célèbre éloge de
la femme du Livre des Proverbes : « Une maîtresse femme, qui la
trouvera ? Elle a bien plus de prix que les perles ... » (Pr
31, 10 ss). Cet éloge est entièrement en fonction de l'homme. La
conclusion est : heureux l'homme qui possède une telle femme ! Elle
lui tisse de beaux vêtements, fait honneur à sa maison, lui permet
de marcher la tête haute parmi ses amis. Je ne crois pas que les
femmes d'aujourd'hui seraient enthousiastes de cet éloge.
Les prophètes, en particulier Osée, Isaïe et
Jérémie, ont joué un rôle important en remettant en lumière le
projet initial de Dieu sur le mariage. En reconnaissant dans l'union
de l'homme et de la femme le symbole de l'alliance entre Dieu et son
peuple, indirectement ils remettaient à la première place les
valeurs de l'amour mutuel, de la fidélité et de l'indissolubilité
qui caractérisent l'attitude de Dieu envers Israël. Toutes les
phases et les vicissitudes de l'amour sponsal sont évoquées et
utilisées dans ce but : le ravissement de l'amour à l'état naissant
dans les fiançailles (Jr 2, 2) ; la plénitude de la joie du
jour des noces (Is 62, 5) ; le drame de la rupture (Os
2, 4 ss) et enfin la renaissance, pleine d'espérance, de l'ancien
lien (Os 2, 16 ; Is 54, 8).
Malachie montre les retombées bénéfiques que le
message prophétique pouvait avoir sur le mariage humain et en
particulier sur la condition de la femme. Il écrit : « Le Seigneur
est témoin entre toi et la femme de ta jeunesse, que tu as trahie,
bien qu'elle fût ta compagne et la femme de ton alliance. N'a-t-il
pas fait un seul être, qui a chair et souffle de vie ? Et cet être
unique, que cherche-t-il ? Une postérité donnée par Dieu ! Respect
donc à votre vie, et la femme de ta jeunesse, ne la trahis point ! »
(Ml 2, 14-15).
C'est à la lumière de cette tradition prophétique
qu'il convient de lire le Cantique des Cantiques. Il représente une
renaissance de la vision du mariage comme attirance réciproque,
comme eros, comme enchantement de l'homme devant la femme
(dans ce cas, même de la femme devant l'homme) ; une vision présente
dans le récit le plus ancien de la création.
En revanche, une certaine exégèse moderne fait
erreur quand elle interprète le Cantique exclusivement en termes
d'amour humain entre un homme et une femme. L'auteur du Cantique se
place au coeur de l'histoire religieuse de son peuple, où l'amour
humain avait été considéré par les prophètes comme une métaphore de
l'alliance entre Dieu et son peuple. Osée avait déjà fait de sa
propre histoire matrimoniale une métaphore des relations entre Dieu
et Israël. Comment imaginer que l'auteur du Cantique ait pu faire
abstraction de tout cela ? La lecture mystique du Cantique, chère à
la tradition d'Israël et de l'Eglise, n'est donc pas une
superstructure postérieure, mais elle est en quelque sorte implicite
dans le texte. Loin de retirer quoi que ce soit à l'exaltation de
l'amour humain, elle lui confère une splendeur et une beauté
nouvelles.
2ème Partie
Mariage et famille dans le Nouveau
Testament
1. La récapitulation du mariage en Christ
Saint Irénée explique la « récapitulation (anakephalaiosis)
de toute chose » opérée dans le Christ (Ep 1, 10) comme une
« reprise des choses au commencement pour les conduire à leur
accomplissement ». Ce concept implique en même temps une continuité
et une nouveauté qui, concernant le mariage, se réalisent de manière
exemplaire dans l'oeuvre du Christ.
a.
La continuité
Le chapitre 19 de l'évangile de Matthieu est
suffisant, à lui tout seul, pour illustrer les deux aspects de la
récapitulation. Voyons avant tout comment Jésus reprend les choses
depuis le commencement.
« Des Pharisiens s'approchèrent de lui et lui
dirent, pour le mettre à l'épreuve : ‘Est-il permis de répudier sa
femme pour n'importe quel motif ?' Il répondit : ‘N'avez-vous pas lu
que le Créateur, dès l'origine, les fit homme et femme, (Gn
1, 27) et qu'il a dit : Ainsi donc l'homme quittera son père et sa
mère pour s'attacher à sa femme, et les deux ne feront qu'une seule
chair ? (Gn 2, 24).
Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair.
Eh bien ! ce que Dieu a uni, l'homme ne doit point le séparer » (Mt
19, 3-6).
Jésus répond aux adversaires qui évoluent dans le
domaine restreint d'une casuistique d'école (à savoir s'il est
permis de renvoyer sa femme pour n'importe quel motif ou s'il faut
un motif spécifique et sérieux) en reprenant le problème à la
racine, depuis le début. Dans sa citation, Jésus fait référence aux
deux récits de l'institution du mariage, prenant des éléments de
l'un et de l'autre, et à partir de là, comme nous le voyons, il met
surtout en lumière l'aspect de communion des personnes.
Le texte qui suit, sur le problème du divorce, va
aussi dans cette direction ; il réaffirme en effet la fidélité et
l'indissolubilité du lien du mariage, au-delà du bien même de la
parole par laquelle la polygamie, le lévirat et le divorce avaient
été justifiés dans le passé :
Les pharisiens lui répliquent : « Pourquoi donc
Moïse a-t-il prescrit de donner un acte de divorce quand on répudie
- C'est, leur dit-il, en raison de votre dureté de cœur que Moïse
vous a permis de répudier vos femmes ; mais dès l'origine il n'en
fut pas ainsi. Or je vous le dis : quiconque répudie sa femme - pas
pour ‘prostitution' - et en épouse une autre, commet un adultère » (Mt
19, 7-9).
Le texte parallèle de Marc montre comment, selon
Jésus, en cas de divorce, homme et femme se placent sur un plan
d'égalité absolue : « Quiconque répudie sa femme et en épouse une
autre, commet un adultère à son égard ; et si une femme répudie son
mari et en épouse un autre, elle commet un adultère » (Mc 10,
11-12).
Je ne m'arrête pas sur le passage du verset « pas
pour ‘prostitution' » (porneia) parce que, comme chacun le
sait, les Eglises orthodoxes et protestantes l'interprètent
différemment de l'Eglise catholique. Il faut plutôt souligner « la
fondation sacramentelle implicite du mariage » présentée dans la
réponse de Jésus[3].
Les paroles « ce que Dieu a uni » affirment que le mariage n'est pas
une réalité purement séculière qui serait seulement le fruit d'une
volonté humaine ; il y a ici une dimension sacrée qui remonte à la
volonté divine.
L'élévation du mariage au rang de ‘sacrement' ne
repose donc pas seulement sur le faible argument de la présence de
Jésus aux noces de Cana et sur le texte d'Ephésiens 5 ; elle
commence, en quelque sorte, avec Jésus sur la terre. Elle fait aussi
partie de la manière dont il rapporte les choses au commencement.
Jean-Paul II a raison quand il définit le mariage de « sacrement le
plus ancien »[4].
b. La nouveauté
Jusqu'ici, nous avons évoqué la continuité. Mais
alors en quoi consiste la nouveauté ? Paradoxalement, elle consiste
dans la relativisation du mariage. Ecoutons le texte suivant, de
Matthieu :
« Les disciples lui disent : ‘Si telle est la
condition de l'homme envers la femme, il n'est pas expédient de se
marier.' Il leur dit : "Tous ne comprennent pas ce langage, mais
ceux-là à qui c'est donné. Il y a, en effet, des eunuques qui sont
nés ainsi du sein de leur mère, il y a des eunuques qui le sont
devenus par l'action des hommes, et il y a des eunuques qui se sont
eux-mêmes rendus tels à cause du Royaume des Cieux. Qui peut
comprendre, qu'il comprenne !' » (Mt 19, 10-12).
Par ces mots, Jésus institua un second état de
vie, le justifiant par la venue sur terre du règne des cieux. Cela
n'annule pas l'autre possibilité, le mariage, mais la relativise.
Cela se passe comme l'idée de l'Etat dans le domaine politique : il
n'est pas aboli, mais radicalement relativisé par la révélation de
la présence contemporaine, dans l'histoire, d'un Royaume de Dieu.
Pour être reconnue dans sa validité, la continence
volontaire n'a donc pas besoin que l'on renie ou que l'on déprécie
le mariage (certains auteurs anciens, dans leurs traités sur la
virginité, sont tombés dans cette erreur). Celle-ci, au contraire,
ne prend de sens que par l'affirmation contemporaine de la bonté du
mariage. L'institution du célibat et de la virginité pour le Royaume
anoblit le mariage parce qu'elle fait de lui un choix, une vocation
et non plus un simple devoir moral auquel il n'était pas permis de
se soustraire en Israël sans s'opposer à l'accusation de
transgresser le commandement de Dieu.
Il est important de noter une chose que l'on
oublie souvent. Célibat et virginité signifient renoncer au mariage,
et non pas à la sexualité qui demeure dans toute la richesse de sa
signification, même si elle est vécue de manière différente. Celui
qui a choisi le célibat et celle qui a choisi la virginité
expérimentent aussi l'attrait, et donc la dépendance par rapport à
l'autre sexe et c'est justement ce qui donne du sens à leur choix de
chasteté, c'est pour cela qu'il est précieux.
c. Jésus, ennemi de la famille ?
Parmi les nombreuses thèses avancées ces dernières
années dans le domaine de la ‘troisième quête du Jésus historique',
il y a aussi celle d'un Jésus qui aurait répudié sa famille
naturelle et tous ses liens parentaux, au nom de l'appartenance à
une communauté différente, où Dieu est le père et les disciples sont
tous frères et soeurs, proposant à ses disciples une vie errante,
comme les philosophes cyniques le faisaient alors hors d'Israël[5].
Effectivement, il y a à première vue des paroles
qui déconcertent dans les évangiles. Jésus disait : « Si quelqu'un
vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses
frères, ses sœurs, et jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon
disciple » (Lc 14, 26). Des paroles dures, c'est certain,
mais l'évangéliste Matthieu s'empresse d'expliquer le sens du mot
‘haïr' : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne
de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne
de moi » (Mt 10, 37). Jésus ne demande donc pas de haïr ses
parents ou ses enfants, mais de ne pas les aimer au point de
renoncer à Le suivre à cause d'eux.
Autre épisode qui suscite le trouble. Jésus dit un
jour à une personne : « Suis-moi ». L'homme répondit : « Permets-moi
de m'en aller d'abord enterrer mon père ». Mais il lui dit : «
Laisse les morts enterrer leurs morts ; pour toi, va-t-en annoncer
le Royaume de Dieu » (Lc 9, 59 s.). Pour certains critiques,
dont le rabbin américain Jacob Neusner avec qui Benoît XVI dialogue
dans son livre Jésus de Nazareth[6],
c'est une demande scandaleuse, une désobéissance à Dieu qui ordonne
de prendre soin de ses parents, une violation évidente des devoirs
familiaux.
On peut accorder une chose au rabbin Neusner : ces
paroles du Christ ne s'expliquent pas si on le considère seulement
comme un homme, même exceptionnel. Il n'y a que Dieu qui puisse
demander qu'on l'aime plus qu'un père et que, pour le suivre, on
renonce aussi à assister à sa sépulture. Pour les croyants, c'est
une preuve supplémentaire que Jésus est Dieu ; pour Neusner, c'est
la raison pour laquelle on ne peut pas le suivre.
Face à ces demandes de Jésus, le trouble naît
aussi du fait que l'on ne tient pas compte de la différence entre ce
qu'il demandait à tous indistinctement et ce qu'il demandait
seulement à certains, appelés à partager sa vie entièrement
consacrée au royaume, comme cela arrive encore aujourd'hui dans
l'Eglise. On doit dire la même chose du renoncement au mariage : il
ne l'impose pas et ne le propose pas à tous indistinctement, mais
seulement à ceux qui acceptent de se mettre comme lui, au service
total du Royaume (cf. Mt 19, 10-12).
Tous les doutes sur l'attitude de Jésus envers la
famille et le mariage tombent si nous tenons compte d'autres
passages de l'Evangile. Jésus est le plus sévère de tous concernant
l'indissolubilité du mariage et rappelle avec force le commandement
d'honorer son père et sa mère. Il condamne ainsi la pratique de se
soustraire, sous des prétextes religieux, au devoir de les assister
(cf. Mc 7, 11-13). Combien de miracles Jésus accomplit-il par
ailleurs pour soulager la douleur de pères (Jaïre, le père de
l'épileptique), de mères (la Cananéenne, la veuve de Naïn), ou de
frères et soeurs (les soeurs de Lazare), et donc pour honorer des
liens de parenté. Plus d'une fois, il partage la douleur de parents
jusqu'à pleurer avec eux.
A une époque comme aujourd'hui où tout semble
vouloir affaiblir les liens et les valeurs de la famille, il ne
manquerait plus que Jésus et l'Evangile se liguent aussi contre elle
! Jésus est venu redonner au mariage sa beauté originelle, pour le
renforcer et non pour l'affaiblir.
2. Mariage et famille dans l'Eglise apostolique
Comme nous l'avons fait pour le projet originel de
Dieu, et à propos de la récapitulation opérée par le Christ,
cherchons maintenant à voir comment il a été reçu et vécu dans la
vie et dans la catéchèse de l'Eglise, en s'attachant pour l'instant
au domaine de l'Eglise apostolique. Paul est ici notre source
d'information principale puisqu'il a dû affronter le problème dans
certaines de ses lettres, surtout dans la Première Lettre aux
Corinthiens.
L'Apôtre distingue ce qui vient directement du
Seigneur des applications particulières qu'il en fait lui, étant
donné le contexte nouveau où l'Evangile est prêché. Dans le premier
cas, c'est l'indissolubilité du mariage qui est abordée : « Quant
aux personnes mariées, voici ce que je prescris, non pas moi, mais
le Seigneur: que la femme ne se sépare pas de son mari -- au cas où
elle s'en séparerait, qu'elle ne se remarie pas ou qu'elle se
réconcilie avec son mari -- et que le mari ne répudie pas sa femme »
(1 Co 7, 10-11) ; dans le second cas, nous voyons les
indications qu'il donne lors de mariages entre croyants et
non-croyants, et les dispositions concernant les célibataires et les
vierges : « Quant aux autres, c'est moi qui leur dis, non le
Seigneur... » (1 Co 7, 10 ; 1 Co 7, 25).
Depuis Jésus, l'Eglise apostolique a aussi
accueilli une nouveauté qui consiste, nous l'avons vu, dans
l'institution d'un deuxième état de vie : le célibat et la virginité
pour le Royaume. A ceux-là, Paul - lui-même n'était pas marié -
consacre la dernière partie du chapitre 7 de sa lettre. Se fondant
sur le verset : « Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi
; mais chacun reçoit de Dieu son don particulier, (charisma)
celui-ci d'une manière, celui-là de l'autre » (1 Co 7, 7),
certains pensent que l'Apôtre considère le mariage et la virginité
comme deux charismes. Mais ce n'est pas exact ; les vierges ont reçu
le charisme de la virginité, les époux ont d'autres charisme
(sous-entendu, pas celui de la virginité). Il est significatif que
la théologie de l'Eglise ait toujours considéré la virginité comme
un charisme et non comme un sacrement et le mariage comme un
sacrement et non comme un charisme.
Le texte de la Lettre aux Ephésiens a eu un poids
considérable dans le processus qui mènera (bien plus tard) à la
reconnaissance du caractère sacramentel du mariage : « Voici donc
que l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme,
et les deux ne feront qu'une seule chair : ce mystère (en latin
sacramentum !) est de grande portée ; je veux dire qu'il
s'applique au Christ et à l'Eglise » (Ep 5, 31-32). Il ne
s'agit pas d'une affirmation isolée ou occasionnelle, due à la
traduction ambiguë du terme ‘mystère' (mysterion) par le
latin sacramentum. Le mariage comme symbole de la relation
entre le Christ et l'Eglise de fonde sur toute une série de paroles
prononcées et de paraboles, dans lesquelles Jésus avait appliqué à
lui-même le titre d'époux, attribué à Dieu par les prophètes.
Alors que la communauté catholique grandit et se
consolide peu à peu, on voit fleurir toute une pastorale et une
spiritualité familiales. Les textes les plus significatifs à ce
sujet sont ceux des Lettres aux Colossiens et aux Ephésiens. Les
deux relations fondamentales qui constituent la famille y sont mises
en lumière : la relation mari-femme et la relation parents-enfants.
A propos du premier, l'Apôtre écrit :
« Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte
du Christ. Que les femmes le soient à leurs maris comme au
Seigneur...or l'Eglise se soumet au Christ ; les femmes doivent
donc, et de la même manière, se soumettre en tout à leurs maris.
Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l'Eglise : il s'est
livré pour elle ».
Paul recommande au mari d'« aimer » sa femme (et
cela nous paraît normal), mais il recommande ensuite à la femme
d'être « soumise » à son mari et cela semble inacceptable dans une
société fortement (et à juste titre) consciente de l'égalité des
sexes. Sur ce point saint Paul est, en partie au moins, conditionné
par les coutumes de son époque. Il faut toutefois revoir cette
difficulté en tenant compte de la phrase du début du texte : « Par
respect pour le Christ, soyez soumis les uns aux autres », qui
établit une réciprocité dans la soumission comme dans l'amour.
A propos de la relation entre parents et enfants,
Paul rappelle les conseils traditionnels de la littérature
sapientiale : « Enfants, obéissez à vos parents, dans le Seigneur :
cela est juste. Honore ton père et ta mère (Pr 6, 20), tel
est le premier commandement auquel soit attachée une promesse : pour
que tu t'en trouves bien et jouisses d'une longue vie sur la terre (Ex
20, 12). Et vous, parents, n'exaspérez pas vos enfants, mais usez,
en les éduquant, de corrections et de semonces qui s'inspirent du
Seigneur » (Ep 6, 1-4).
Les Lettres pastorales, et particulièrement la
Lettre à Tite, offriront des détails réguliers pour chaque catégorie
de personnes : les femmes, les maris, les évêques et les prêtres,
les personnes âgées, les jeunes, les veuves, les patrons, les
esclaves (cf. Tite 2, 1-9). En effet, même les esclaves faisaient
partie de la famille dans la conception élargie que l'on avait
d'elle.
Même dans l'Eglise des origines, l'idéal du
mariage reproposé par Jésus ne se réalisera pas sans ombres ni
résistances. En témoigne le besoin que ressentent les Apôtres
d'insister sur cet aspect de la vie chrétienne, mis à part le cas de
l'incestueux de Corinthe (1 Co 8, 1 ss). Mais dans
l'ensemble, les chrétiens présentèrent au monde un modèle familial
nouveau qui se révéla comme un des principaux facteurs
d'évangélisation.
L'auteur de la Lettre à Diognète, au 2e siècle,
affirmait que les chrétiens « se marient comme tout le monde, ils
ont des enfants, mais ils n'abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils
partagent tous la même table, mais non la même couche » (V, 6-7).
Dans ses Apologies, Justin tient le raisonnement selon
lequel, nous chrétiens d'aujourd'hui, devrions pouvoir dialoguer
avec les autorités politiques. En substance il dit ceci : Vous,
empereurs romains, vous multipliez les lois sur la famille, mais
elles se révèlent inefficaces pour en arrêter la dissolution ; venez
voir nos familles et vous serez convaincus que les chrétiens sont
les meilleurs alliés de la réforme de la société et non pas vos
ennemis. Pour finir, après trois siècles de persécution, l'empereur,
on le sait, accueillit le modèle chrétien de la famille dans sa
propre législation.
3ème partie
Ce que nous dit l'enseignement
biblique aujourd'hui
La relecture de la Bible dans un rassemblement
comme celui-ci, qui n'est pas une rencontre d'exégètes mais d'agents
pastoraux au service de la famille, ne peut se limiter simplement à
une nouvelle proposition de la révélation, mais doit pouvoir
éclairer les problèmes d'aujourd'hui. « L'Ecriture, disait saint
Grégoire le grand, grandit avec celui qui la lit » (cum
legentibus crescit) ; elle dévoile de nouvelles applications au
fur et à mesure que se posent de nouvelles questions. Et on peut
dire qu'aujourd'hui des questions, ou des provocations, il y en a
beaucoup.
1. L'idéal biblique contesté
Nous nous trouvons face à une contestation
apparemment mondiale du projet biblique sur la sexualité, le mariage
et la famille. L'étude de Monseigneur Tony Anatrella, qui nous a été
adressée, à nous les intervenants, en vue de ce congrès, nous en
fait un résumé plein d'à propos qui nous est très utile[7].
Comment se comporter face à ce phénomène ?
La première erreur à éviter, à mon avis, est de
passer tout son temps à contrecarrer les théories contraires,
finissant par leur donner plus d'importance qu'elles n'en méritent.
Déjà pour le Pseudo Denys l'Aréopagite, la proposition de la vérité
était toujours plus efficace que la réfutation des erreurs d'autrui.
Une autre erreur serait de miser sur les lois de
l'Etat pour défendre les valeurs chrétiennes. Les premiers
chrétiens, nous l'avons vu, ont changé les lois de l'Etat par leurs
coutumes ; nous ne pouvons donc espérer aujourd'hui changer les
coutumes avec les lois de l'Etat.
Le Concile a inauguré une nouvelle méthode : celle
du dialogue et non de l'opposition au monde ; une méthode qui
n'exclut pas l'autocritique. Dans son texte, il dit que l'Eglise est
en mesure de tirer profit des critiques mêmes de ceux qui la
combattent. Je crois que nous devons appliquer cette méthode
également dans la discussion sur les problèmes du mariage et de la
famille, comme l'a fait en son temps Gaudium et spes.
Appliquer cette méthode de dialogue signifie
chercher à voir si dans le fond même des contestations les plus
radicales, il n'y aurait pas quelque point positif à accueillir.
C'est l'antique méthode paulinienne qui consistait à tout vérifier
et à ne retenir que ce qui est bon (Cf. 1 Th 5, 21). C'est ce
qui s'est passé avec le marxisme : l'Eglise a été poussée à
développer sa propre doctrine sociale et la même chose pourrait bien
se produire avec la révolution dite du « gender » qui, comme le fait
remarquer Monseigneur Anatrella dans son étude, a bien des
similitudes avec le marxisme et a probablement le même but.
La critique du modèle traditionnel du couple et de
la famille, qui a conduit à ces propositions inacceptables de
« déconstruction » que l'on voit fleurir chaque jour, a débuté avec
l'illuminisme et le romantisme. C'est avec des intentions diverses,
mais dans le même but, que ces deux mouvements se sont prononcés
contre le mariage traditionnel du point de vue exclusivement de ces
« fins » objectives, c'est-à-dire les enfants, la société, l'Eglise,
et trop peu pour lui-même, dans sa valeur subjective et
relationnelle. On demandait tout aux futurs époux, excepté qu'ils
s'aiment et qu'ils se choisissent librement. On opposa à ce modèle
le mariage comme pacte (Illuminisme) et comme communion d'amour
(Romantisme) entre les époux.
Mais cette critique va dans le sens original de la
Bible, non à son encontre ! Le Concile Vatican II a accueilli cette
demande quand il a reconnu comme bien également premier dans le
mariage, l'amour mutuel et l'aide entre les conjoints. Dans une de
ses catéchèses du mercredi, Jean Paul II disait :
« Le corps humain, avec son sexe et sa masculinité
et sa féminité [...] n'est pas seulement source de fécondité et de
procréation, comme dans tout l'ordre naturel, mais dès le début
renferme l'attribut sponsal qui est d'exprimer l'amour : cet amour
justement dans lequel l'homme personne devient don et, grâce à ce
don, agit dans le sens même de son être et de son exister »[8].
Dans son Encyclique Deus caritas est, le
pape Benoît XVI est même allé plus loin, écrivant des choses
profondes et nouvelles à propos de l'eros dans le couple et
dans les rapports même entre Dieu et l'homme. « Ce lien étroit entre
eros et mariage dans la Bible ne trouve pratiquement pas de
parallèle en dehors de la littérature biblique »[9].
La réaction étonnamment positive à cette
Encyclique du pape montre combien une présentation irénique de la
vérité chrétienne porte davantage de fruit que la réfutation de
l'erreur contraire, même si celle-ci devra trouver sa place, en
temps et lieu utiles. Nous sommes loin d'accepter les conséquences
des prémisses, que certains mettent en avant, du type que n'importe
quel type d'eros peut constituer un mariage, y compris celui
entre deux personnes du même sexe, mais cette réfutation acquiert
une autre force et une autre crédibilité si on l'allie à la
reconnaissance de la bonté de fond de la question et même à une
saine autocritique.
En fait, nous ne pouvons passer sous silence la
contribution apportée par les chrétiens dans la formation de cette
vision purement objective du mariage. L'autorité d'Augustin,
renforcée sur ce point par Thomas d'Aquin, avait fini par apporter
une note négative à l'union charnelle des époux, considérée comme le
moyen de transmission du péché originel et non dépourvue, en soi, de
péché « au moins véniel ». Selon le docteur d'Hippone, les conjoints
devaient aborder l'acte conjugal avec déplaisir, et y consentir
parce que c'était le seul moyen de donner de nouveaux citoyens à
l'Etat et de nouveaux membres à l'Eglise.
Une autre question que nous pouvons faire nôtre
est celle de l'égale dignité de la femme et de l'homme. Elle est,
nous l'avons vu, au cœur même du projet originel de Dieu et dans la
pensée du Christ, mais elle a presque toujours été déçue. La parole
de Dieu à Eve : « Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui
dominera sur toi » (Gn 3, 16), s'est avérée de façon tragique
dans le cours de l'Histoire.
Chez les représentants de la soi-disant
« Révolution du gender », cette question a conduit à des
propositions folles, comme celle d'abolir la distinction des sexes
et de la remplacer par la distinction des « genres » (masculin,
féminin, variable) plus élastique et subjective, ou celle de libérer
la femme de « l'esclavage de la maternité », offrant de nouveaux
moyens, inventés par l'homme pour faire des enfants (on ne comprend
pas bien, à ce stade-là, qui trouverait encore un intérêt ou aurait
le désir d'avoir des enfants !).
C'est précisément le choix du dialogue et de
l'autocritique qui nous donne le droit de dénoncer ces projets comme
étant « inhumains », c'est-à-dire comme non seulement contraires à
la volonté de Dieu, mais également au bien de l'humanité. Mis à
exécution à grande échelle, ces projets conduiraient à des dégâts
insoupçonnés. Notre unique espérance est que le bon sens de chacun,
uni au « désir » de l'autre sexe, au besoin de maternité et de
paternité que Dieu a inscrit dans la nature humaine, résistera à ces
tentatives de se substituer à Dieu, plus dues à un sentiment de
culpabilité tardif chez l'homme, qu'au respect et à un amour
authentique pour la femme (à propos, ces théories viennent presque
exclusivement des hommes !).
2. Un idéal à redécouvrir
Pour les chrétiens, l'engagement à redécouvrir et
vivre en plénitude l'idéal biblique du mariage et de la famille, de
façon à le proposer de nouveau au monde en actes, plus encore qu'en
paroles, n'est pas moins important que l'engagement à défendre cet
idéal biblique.
Nous lisons aujourd'hui le récit de la création de
l'homme et de la femme à la lumière de la révélation de la Trinité.
Sous cet éclairage, la phrase : « Dieu créa l'homme à son image ; à
l'image de Dieu il le créa ; homme et femme il les créa » (Gn
1, 27) nous révèle enfin son sens qui était resté énigmatique et
incertain avant le Christ. Quel rapport peut-il y avoir entre le
fait d'être « à l'image de Dieu » et d'être « homme et femme » ? Le
Dieu de la Bible n'a pas de connotation sexuelle, il n'est ni homme
ni femme.
Voilà en quoi consiste la ressemblance. Dieu est
amour et l'amour exige la communion, le partage, il requiert un
« moi » et un « toi ». Il n'y a pas d'amour qui ne soit amour pour
quelqu'un ; là où il n'y a qu'un seul sujet, il ne peut y avoir
d'amour, mais seulement égoïsme et narcissisme. Là où Dieu est conçu
comme Loi ou comme Puissance absolue, nul n'est besoin d'une
pluralité de personnes (on peut, même seul, exercer le pouvoir !).
Le Dieu révélé par Jésus Christ, parce qu'il est amour, est unique
et seul, mais il n'est pas solitaire ; il est un et trine. En lui
coexistent unité et distinction, unité de nature, de vouloir,
d'intentions, et distinction des caractéristiques et des personnes.
Deux personnes qui s'aiment - et l'amour de
l'homme et de la femme dans le mariage en est le plus fort exemple -
reproduisent quelque chose de ce que l'on trouve dans la Trinité.
Voilà deux personnes, le Père et le Fils, qui s'aiment et produisent
(« inspirent ») l'Esprit qui est l'amour qui les fonde. Quelqu'un a
défini l'Esprit Saint comme étant le « Nous » divin, c'est-à-dire
non pas la « troisième personne de la Trinité », mais la première
personne plurielle[10].
C'est justement en cela que le couple humain est à
l'image de Dieu. Mari et femme sont en fait une seule chair, un seul
cœur, une seule âme, malgré la diversité de sexe et de personnalité.
Dans le couple se réconcilient entre elles unité et diversité. Les
époux sont en face l'un de l'autre, comme un « moi » et un « toi »,
et ils sont en face du reste du monde, à commencer par leurs
enfants, comme un « nous », comme s'il ne s'agissait plus que d'une
seule personne, non plus singulière mais plurielle. « Nous »,
c'est-à-dire « ta mère et moi », « ton père et moi ».
C'est à travers cette lumière que nous découvrons
le sens profond du message des prophètes concernant le mariage
humain, qui est donc le symbole et le reflet d'un autre amour, celui
de Dieu pour son peuple. Ce qui ne signifiait pas surcharger d'un
sens mystique une réalité qui n'appartenait qu'au monde. Ce n'était
pas non plus faire uniquement du symbolisme, il s'agissait plutôt de
révéler le véritable visage et le but ultime de la création de
l'homme masculin et féminin ; de sortir de son isolement personnel
et de son « égoïsme », de s'ouvrir à l'autre et, à travers l'extase
fugitive de l'union charnelle, de s'élever au désir de l'amour et de
la joie sans fin.
Quelle est la cause de l'incomplétude et de
l'inachèvement que laisse l'union sexuelle, à l'intérieur du mariage
et en dehors ? Pourquoi cet élan retombe-t-il toujours sur lui-même
et pourquoi cette promesse d'infini et d'éternel reste-t-elle
toujours déçue ?
Les anciens ont inventé un dicton qui photographie
bien cette réalité : « Post coitum animal triste » : comme
tout autre animal l'homme, après l'union charnelle, est triste.
Le poète païen Lucrèce a laissé une description
impitoyable de la frustration qui accompagne tout accouplement ;
cette description rapportée dans un congrès pour couples et pour
familles ne devrait pas sembler scandaleuse à entendre : « Ils se
pressent avidement, mêlent leur salive et confondent leur souffle en
entrechoquant leurs dents. Vains efforts, puisque aucun des deux ne
peut rien détacher du corps de l'autre, non plus qu'y pénétrer et
s'y fondre tout entier »[11].
On cherche un remède à cette frustration, mais on
ne fait que l'augmenter. De la même façon, pour changer la qualité
de l'acte, on en augmente la quantité, passant d'un partenaire à
l'autre. On arrive ainsi au gâchis du don que Dieu nous a fait de la
sexualité. Et c'est ce qui se passe dans la culture et dans la
société d'aujourd'hui.
Voulons-nous une bonne fois pour toutes, en vrais
chrétiens, trouver une explication à cette dysfonction désastreuse ?
L'explication est que l'union sexuelle n'est pas vécue de la façon
et selon l'intention voulue par Dieu. Son but était que, à travers
cette extase et fusion d'amour, l'homme et la femme s'élèvent au
désir et aient une certaine préfiguration de l'amour infini, qu'ils
se rappellent d'où ils venaient et vers où ils allaient.
Le péché, à commencer par celui de l'Adam et de
l'Eve bibliques, a traversé ce projet ; il a « profané » ce geste,
c'est-à-dire qu'il l'a spolié de sa richesse religieuse. Il en a
fait un geste fini en soi, conclu en soi et donc « insatisfaisant ».
On a détaché le symbole de sa réalité symbolique, on l'a privé de
son dynamisme intrinsèque, on l'a mutilé. Jamais comme dans ce cas
ne vérifie-t-on la vérité de la parole d'Augustin : « Tu nous as
faits pour toi, ô Dieu, et notre cœur est sans repos tant qu'il ne
repose en toi. »
Même les couples chrétiens - et parfois ceux-ci
plus que les autres - ne réussissent pas à retrouver cette richesse
du sens initial de l'union sexuelle à cause de l'idée de
concupiscence et de péché originel associée à cet acte pendant des
siècles. Ce n'est que dans le témoignage de quelques couples
renouvelés par l'expérience qu'ils ont faite de l'Esprit Saint et
qui vivent la vie chrétienne charismatique que l'on retrouve quelque
chose du sens originel de l'acte conjugal. Certains ont même confié
à des couples amis ou à leur curé qu'ils s'unissent en louant Dieu à
haute voix, ou même en chantant en langues. Véritable expérience de
la présence de Dieu.
On comprend pourquoi il n'est possible de
retrouver cette plénitude de la vocation matrimoniale que dans
l'Esprit Saint. L'acte constitutif du mariage est dans le don
réciproque, le fait d'offrir son corps en don (ce qui revient à
dire, dans le langage biblique, de soi-même tout entier) à son
conjoint. Le mariage, parce qu'il est le sacrement du don, est, par
nature, un sacrement ouvert à l'action du Saint Esprit qui est par
excellence le Don, ou mieux, le Don de soi réciproque du Père et du
Fils. Il est la présence signifiante de l'Esprit qui fait, du
mariage, un sacrement non seulement célébré, mais vécu.
Faire place au Christ dans sa vie de couple est le
secret pour accéder à ces splendeurs du mariage chrétien. C'est en
fait de lui que vient le Saint Esprit qui fait toutes choses
nouvelles. Un livre de Mgr Fulton Sheen, populaire dans les années
cinquante, enseignait tout cela dans le titre même qu'il portait :
« Trois pour se marier »[12].
Il ne faut pas avoir peur de proposer à certains
couples de futurs époux chrétiens, bien préparés, un objectif élevé
: celui de prier un temps ensemble le soir de leur mariage, comme
Tobie et Sara le firent, pour donner à Dieu Père la joie de voir de
nouveau réalisé, grâce au Christ, son projet initial, quand Adam et
Eve étaient nus l'un en face de l'autre et tous les deux devant Dieu
et qu'ils n'en éprouvaient pas de honte.
Je termine avec ces quelques mots tirés, encore
une fois, du livre « Le soulier de Satin » de Claudel. Il s'agit
d'un dialogue entre la protagoniste féminine du drame, entre la peur
et le désir de se rendre à l'amour et son ange gardien :
- Dona Prouhèze : Eh quoi ! Ainsi c'était permis ?
Cet amour des créatures l'une pour l'autre, il est donc vrai que
Dieu n'est pas jaloux ?
- L'Ange Gardien : Comment serait-il jaloux de ce
qu'il a fait ?...
- Dona Prouhèze : L'homme entre les bras de la
femme oublie Dieu.
- L'Ange Gardien : Est-ce l'oublier que d'être
avec lui ? Est-ce ailleurs qu'avec lui d'être associé au mystère de
sa création ?[13].
Traduit de l'italien par Zenit
[1] P. Claudel, Le
soulier de satin, a. III. sc.8 (éd. La Pléiade, II, Parigi 1956,
p. 804)
[2] B. Wannenwetsch,
Mariage, in Dictionnaire Critique de Théologie, a cura di
J.-Y. Lacoste, Parigi 1998, p. 700.
[3] Cf. G. Campanini,
Matrimonio, in Dizionario di Teologia, Ed. San Paolo 2002, pp.
964 s.
[4] Jean-Paul II, Homme
et femme il les créa. Catéchèses sur l'amour humain, Rome 1985.
[5] Cf. B. Griffin, Was
Jesus a Philosophical Cynic ? [http://www-oxford.op.org/allen/html/acts.htm]
; C. Augias e M. Pesce, Inchiesta su Gesú, Mondadori, 2006,
pp. 121 ss.
[6] E.P. Sanders, Gesù e
il giudaismo, Marietti, 1992, pp.324 ss. ; J. Neusner,
A Rabbi Talks with Jesus, McGill-Queen's University Press, 2000,
pp. 53-72.
[7] T. Anatrella,
Définitions des termes du Néo-langage de la philosophie du
Constructivisme et du genre, Pontificium Consilium pro Familia,
Città del Vaticano, Novembre 2008.
[8] Jean-Paul II, Audience
du 16 janvier 1980
[9] Benoît XVI, Enc.
Deus caritas est, 11.
[10] Cf. Cf. H. Mühlen,
Der Heilige Geist als Person. Ich -Du -Wir, Muenster, in W.
1966.
[11] Lucrezio, De rerum
natura, IV,2 vv. 1104-1107.
[12] F. Sheen, Three to
Get Married, Appleton-Century-Crofts 1951.
[13] P. Claudel, Le
soulier de satin, a.III. sc.8 (éd. La Pléiade, II, Paris 1956,
pp. 804)