Cette parole de l’ange Gabriel à Marie, rapportée par
l’évangile de
saint Luc que nous venons d’entendre, éclaire
l’existence de chacun de ceux que
Dieu appelle et qu’Il accueille dans son alliance.
Elle éclaire particulièrement la
vie du cardinal Jean-Marie Lustiger que nous
accompagnons aujourd’hui tandis
qu’il entre dans la lumière de Dieu et avant que son
corps ne repose dans cette
cathédrale, sa cathédrale.
A travers ce que sa discrétion et sa pudeur ont
laissé paraître de son
histoire personnelle, nous comprenons que les
enchaînements d’une vie peuvent
toujours être déchiffrés de manière différente, selon
la clé de lecture que l’on
utilise. On peut évidemment lire l’histoire de la
famille Lustiger dans la seule
logique des bouleversements européens du XX° siècle
qui conduisirent une
famille juive à s’expatrier de Pologne en France,
puis à subir la chasse
meurtrière des nazis. On peut aussi la lire comme un
chemin au long duquel les
épisodes douloureux et les épreuves atroces sont
comme la partie visible et
cruellement éprouvée d’une alliance entre Dieu et
l’humanité, entre Dieu et son
Peuple élu, entre Dieu et chacun des humains dont Il
veut faire ses fils.
Cette lecture croyante de l’histoire d’une vie est
celle que Jean-Marie
Lustiger a voulu partager dans les quelques ouvrages
où il a levé un voile sur
son histoire. Ce n’était pas chez lui un besoin de se
justifier, moins encore un
exercice apologétique. C’était un acte de foi et
d’action de grâce : la volonté de
témoigner du ressort ultime de son existence.
Pouvons-nous quelques instants le
suivre sur cette voie de la foi et de l’action de
grâce pour évoquer quelques traits
de cette personnalité si riche ?
Pour ceux qui ont eu la chance de l’approcher et de
le connaître
personnellement, ce n’est ni son intelligence, ni
l’acuité de son esprit, ni
l’amplitude de sa culture, toutes réelles qu’elles
fussent, qui frappaient d’abord,
mais plutôt la vigueur et la force de sa foi. Avant
tout, il était un croyant. Que ce
soit dans l’accueil de la Parole de Dieu, dans
l’expérience vécue des sacrements
de l’Église, dans l’annonce de l’Évangile ou dans la
conduite quotidienne de sa
vie, tout était reçu de Dieu et tout était rapporté à
Dieu. Sa découverte et sa
rencontre en Jésus-Christ du Dieu d’Abraham, d’Isaac
et de Jacob, avaient établi
définitivement sa vie dans le régime de la grâce, du
don reçu gratuitement et
sans autre motif que la miséricorde du Dieu
tout-puissant.
Persuadé d’avoir tout reçu gratuitement, il était
passionné du désir
d’annoncer à tous la surabondance de l’amour de Dieu
pour l’humanité et de
transmettre l’appel du Christ à vivre de cet
amour. Depuis son premier ministère auprès des étudiants jusqu’à
ses dernières initiatives apostoliques comme archevêque de Paris,
toute son activité, foisonnante et incessante, était animée par ce
désir.
Des chemins de la Terre Sainte aux routes de
Chartres, des appels
paroissiaux à « Agir par la Foi » aux initiatives
diocésaines couronnées par
« Paris-Toussaint 2004 », toutes ces
entreprises dans lesquelles il s’est engagé
sans réserve visaient à faire connaître le Christ,
Sauveur du monde.
Loin de se laisser enfermer dans le monde
ecclésiastique, il avait dans
la société française et dans le monde entier
d’innombrables contacts: dans
l’université comme dans le monde économique, dans les
milieux politiques
comme dans l’univers culturel. Son élection à
l’Académie Française établit avec
cette illustre compagnie des liens qui n’étaient pas
seulement de convenance. Ce
tissu serré de relations était comme une sorte de
paroisse universelle où il
voulait exercer son ministère de prêtre du Christ et
de témoin de la foi. Créé
cardinal par le regretté Pape Jean-Paul II, il
portait avec lui le souci pastoral de
l’Église entière en partageant profondément sa vision
de l’homme dans le
monde de ce temps.
Avec l’encouragement et le soutien de Jean-Paul II,
il a posé pour le
développement des relations entre les juifs et les
chrétiens des actes décisifs que
peut-être lui seul pouvait engager. Son histoire
personnelle le conduisait à se
reconnaître comme un témoin privilégié de la vocation
universelle de l’Alliance
conclue au Sinaï entre Dieu et son Peuple.
Quelles que soient les
incompréhensions bien explicables quelles que soient
les souffrances secrètes
dont il fût blessé, jamais il ne renonçait à ce qu’il
comprenait comme sa mission
propre.
Ce que l’acuité de l’analyse et la perspicacité de
l’intelligence lui
révélaient comme une fulgurance se traduisait
immédiatement en projet d’action
et d’évangélisation. Ce qui lui advenait devait
servir à l’accomplissement de la
mission avec une exigence dont tous ses
collaborateurs ont été les témoins et les
acteurs sous son impulsion. Dans une période de la
vie de l’Église Catholique où
les regrets et les lassitudes risquaient de réduire
les ambitions apostoliques à la
mesure des moyens supposés, il discernait, - et pas
seulement pour le plaisir
intellectuel du paradoxe -, des opportunités
nouvelles , il engageait de nouveaux
projets, quitte à perturber la quiétude même des
moins timorés. Ce n’était chez
lui ni le désir de promouvoir ses oeuvres propres, ni
l’impatience d’agir, comme certains pouvaient l’en soupçonner. Cette
tension permanente vers des objectifs à atteindre relevait de
l’espérance raisonnée et d’une lecture des « signes des temps ».
En un quart de siècle cette passion de
l’évangélisation s’est exprimée
par des fondations qui trouvent peu à peu leur
maturité : création de nouvelles
paroisses, constructions d’églises, École cathédrale,
Radio Notre-Dame,
Séminaire diocésain, Fraternité Missionnaire des
Prêtres pour la Ville, télévision
KTO, Faculté Notre-Dame, Collège des Bernardins sont
autant de ces projets
dont l’articulation et la cohérence apparaissent à
mesure qu’ils se développent. Il
faut aussi évoquer les Journées Mondiales de la
Jeunesse de Paris en 1997 et
leur rayonnement tant en France que dans le monde et
le lancement des Congrès
pour l’évangélisation dont Budapest sera la prochaine
étape en septembre 2007.
Cette activité était enracinée dans une vie de
communion au Christ.
Prêtre, puis évêque d’Orléans et Archevêque de Paris,
Jean-Marie Lustiger fut
vraiment un maître spirituel. Il ne fut pas seulement
un prédicateur talentueux et
écouté, il avait le souci de la qualité de la
prière dans l’Église, jusque dans la
perfection de la mise en oeuvre liturgique, conscient
que Dieu agit à travers les gestes et les signes donnés aux hommes.
Les moins avertis pouvaient bien n’y voir qu’un travers de
maniaquerie ; en fait, ce qui l’animait était le souci de vivre par
la pureté et la beauté des signes le sens profond des rites et
d’aider les fidèles à y entrer.
Comment pourrions-nous l’oublier dans cette cathédrale dont
il a souhaité et réalisé le réaménagement que nous
voyons et où il a si souvent
présidé la Messe dominicale, célébré la Messe
chrismale, ordonné les prêtres et
les diacres du diocèse ?
Soucieux d’encourager les prêtres dans l’engagement
spirituel de leur
ministère, il a renouvelé les propositions de
retraite sacerdotale, il a mis en
oeuvre des « lundis de prière » où il aimait se
joindre aux prêtres dans un climat
de recueillement et de partage fraternel. Encore ne
savons-nous rien du secret de
sa prière et de sa relation personnelle avec Dieu.
Tout juste peut on pressentir
qu’elle était assez forte pour surmonter les fausses
modesties et les craintes
humaines quand il était convaincu que l’annonce de
l’Évangile était en cause.
Au cours de l’année écoulée, l’aggravation de son
état de santé l’a
contraint à réduire ses activités et à servir d’une
autre manière. De chacune des
étapes de sa maladie, il a accueilli les symptômes
avec lucidité et courage. Il a
offert sans se plaindre la nécessité d’un temps de
vie dans la dépendance de la
maladie. Le véritable sacrifice offert à Dieu, ce fut
d’accepter cette limitation
avec sérénité.
Si le temps de l’historien n’est pas encore venu,
nous sommes déjà
dans le temps de l’action de grâce. Nous rendons
grâce à Dieu d’avoir envoyé
sur notre chemin un témoin tel que Jean-Marie
Lustiger. Les fruits de son
ministère parmi nous ne révèlent pas seulement une
personnalité
exceptionnelle ; ils sont à reconnaître comme des
signes de l’oeuvre de Dieu
dans l’histoire humaine. Ils nous encouragent à
comprendre comment nos
limites et nos faiblesses, les difficultés
rencontrées et les épreuves subies, sont
autant d’occasions de reconnaître la puissance de
Dieu agissant dans la faiblesse
de ses serviteurs. Quelle que soit la valeur de la «
poterie », pour reprendre
l’expression de Paul, c’est de Dieu, - nous en sommes
convaincus -, que vient la
puissance extraordinaire du trésor qui nous est
confié. C’est Dieu Lui-même qui
se penche sur la faiblesse de ses serviteurs et de
ses servantes pour les couvrir de
l’ombre de son Esprit et les associer à l’enfantement
mystérieux auquel participe
la création tout entière.
Le 8 décembre 1979, lors de sa consécration
épiscopale à Orléans, la
liturgie de la fête de l’Immaculée Conception
proposait le récit de
l’Annonciation dans l’évangile selon saint Luc.
Est-ce cette occasion
providentielle ou un choix plus délibéré qui
conduisit Jean-Marie Lustiger à
prendre le message de l’ange comme une phrase de
référence, sinon comme une
devise : « Rien n’est impossible à Dieu ! » ?
Toujours est-il qu’il aimait revenir
à cette profession de foi en la puissance de Dieu à
travers la faiblesse des
comportements humains. Ses entreprises les
plus hardies n’ont-elles pas été
marquées par cette confiance que Dieu seul construit
et conduit son Église selon sa volonté
? S’il s’émerveillait, ce n’était ni de la notoriété, des
charges ou des honneurs, ni non plus des incompréhensions, des
jalousies ou des méchancetés, qui constituent la face visible de
l’existence de quiconque approche des sommets des organisations
humaines. Ce qui était la source de sa joie et de son action de
grâce, c’était de voir que la Providence accomplissait son oeuvre
par
des voies qui nous restent souvent mystérieuses mais
que la foi apprend à
reconnaître. Il ne recherchait pas l’approbation
du monde, mais il cherchait
toujours avec confiance et obstination à déchiffrer
cet itinéraire par lequel Dieu veut
conduire son Peuple.
Par le témoignage de sa vie, comme de celle de tant
de disciples du
Christ depuis deux mille ans, nous avons la preuve
quotidienne que, vraiment,
« rien n’est impossible à Dieu. » Ce qui a été vrai
dans la vie de la Vierge Marie,
ce qui a été vrai dans la vie de Jean-Marie Lustiger,
est vrai aussi dans chacune
de nos existences, et donc chacune et chacun d’entre
nous, nous sommes appelés
avec lui à reprendre à notre compte la réponse de
Marie au message de l’ange :
« Voici la servante du Seigneur ; que tout se passe
pour moi selon ta parole. »
L’Archevêque de Paris, André VINGT-TROIS