L'existence humaine peut être
considérée de différents points de vue, sans que l'on puisse en
épuiser aucun. L'un de ces points de vue consiste dans l'opposition
entre l'identité de chaque individu, qui est à la fois une et multiple
à cause des changements qui l'affectent selon les circonstances.
L'être humain se présente constamment de manière diverse et nouvelle,
il a différents facettes, comme le suggéraient déjà les Grecs avec
leurs masques. Son apparence physique et son état d'esprit se
modifient selon son âge. Sa physionomie est différente selon qu'il
dort, se repose où qu'il travaille, quand il lutte pour atteindre un
objectif, quand en fin il l'a obtenu. Son attitude varie aussi selon
les différentes situations où il se trouve. Il s'ensuit que des
aspects différents de son être apparaissent selon les diverses
relations qu'il entretient avec les autres personnes. Parfois les
différences sont si grandes que, comme certains philosophes le
soutiennent, l'identité même de l'individu paraîtrait questionnable,
particulièrement dans des états anormaux, comme la schizophrénie.
Hegel, suivant en cela la tradition aristotélicienne, affirme
toutefois que « les différences sont en tant que changements à
même celui-ci, le sujet un qui persiste en elles, et en tant que
moments de son développement ».1
Il établit déjà les changements anthropologiques suivants dans
l'individu : le cours naturel des âges de la vie ; le
rapport des sexes (Geschlechtsverhältniss); la différence
entre le sommeil et l'éveil. À ceux-ci pourraient
s'ajouter quelques autres, comme le loisir et le travail, la santé et
la maladie, et l'événement existentiel décisif, correspondant à la
naissance, c'est-à-dire la mort, et à ses états proches. Puisqu'il
s'agit de différences qui concernent à la fois des aspects physiques,
biologiques, neurologiques et spirituels, une pluralité de points de
vue est nécessaire pour comprendre L'identité changeante de
l'individu, qui pourrait être synthétisée principalement sous deux
aspects : l'objectif naturaliste qui vient des sciences naturelles
d'une part et celui de la connaissance de soi-même de type Héraclitien
Socratique d'autre part, qui relève de la réflexion humaniste et a son
ultime base en philosophie.
Le savoir sur l'homme
Il n'y a pas eu de problème majeur
tant qu'une frontière n'a pas été tracée entre une nature comprise
comme animée et voisine de l'âme, et une âme elle-même marqué de
finalité : c'est l'époque de la physique aristotélicienne et des
anthropologies naturelles comme celle de la De Anima
d'Aristote.
Le problème est devenu aigu dès lors
que la nature a fait l'objet d'une science fondée sur la seule
observation, le calcul mathématique et l'expérimentation. C'est le
sens de la révolution galiléenne et newtonienne comme l'appelle Kant.2
L'esprit humain considère ne pas avoir accès au principe de la
production de la nature par elle-même ou par un autre qu'elle-même, ce
que Aristote appelle la forme en tant que principe de l'activité.3
Il ne peut que recueillir les données naturelles observées dans
l'espace et dans le temps, et entreprendre de « sauver les
phénomènes », comme l'avait déjà suggéré Platon, en cela maître de
Galilée. Ce n'est pas rien pour l'homme moderne, tant est illimité le
champ de l'observable et puissante la capacité de former des
hypothèses avec une formule mathématique, ainsi que d'étendre et de
remplacer les modèles, de varier la modélisation, d'inventer des
procédures de vérification et de falsification.
Toutefois, avec les phénomènes
relatifs à l'homme, cet ascétisme de l'hypothèse, de la modélisation
et de l'expérimentation est compensé par le fait que nous avons un
accès partiel à la production de certains phénomènes observables, par
l'expérience et l'autoréflexion philosophique, portant sur ce qu'on
désigne du terme générique d'action. L'expérience et la réflexion
philosophique expriment un point de convergence puisqu'ils indiquent
le chemin qui conduit à la fin. L'action montre que l'homme agit en
vue d'une fin et que lui-même est principe de l'action. Dans ce vaste
champ d'activité, l'homme se tient pour responsable de son action.
Cela signifie qu'il peut remonter des effets observables de ses
actions (et de ses passions) à l'intention qui leur donne sens et
parfois aux actes spirituels créateurs de finalité qui engendrent les
intentions et leurs résultats observables. En conséquence l'action
n'est pas donnée simplement à voir de l'extérieur, comme tous
les phénomènes de cette nature dont elle fait partie, elle est donnée
à comprendre à partir des expressions qui sont à la fois les
effets et les signes des intentions qui leur donnent sens et des actes
créateurs de sens qui parfois les produisent.
Il en résulte que la connaissance de
l'identité changeante de l'individu ne se joue pas sur un seul plan,
celui de l'observation, de l'explication, et de l'expérimentation ;
elle se déploie à l'interface de l'observation naturelle et de la
compréhension réflexive de type socratique. L'homme est à la fois un
être observable, comme tout être de la nature dont il est une partie,
et un être qui s'interprète lui-même (Self-interpreting being,
pour parler comme Charles Taylor ; être herméneutique pour
parler comme P. Ricœur). Dans ce sens l'encyclique Fides et Ratio,
affirme : « il ne faut pas considérer la métaphysique comme un
substitut de l'anthropologie, car c'est précisément la métaphysique
qui permet de fonder le concept de la dignité de la personne en raison
de sa condition spirituelle. En particulier, c'est par excellence la
personne même qui atteint l'être et, par conséquent, mène une
réflexion métaphysique ».4
Cette affirmation des différents
niveaux objectifs de l'épistémologie et de la conscience que nous
avons de nous-mêmes, pourrait offrir une réponse de réconciliation et
de pacification à la question posée par le statut de l'identité
changeante de l'individu humain dans le champ du savoir, si
l'idéologie positiviste ne prétendait abolir la frontière entre les
sciences de la nature et les sciences de l'homme et annexer les
secondes aux premières.
La philosophie contemporaine,
malheureusement, a répondu à ce défi par la simple juxtaposition d'une
phénoménologie concrète de l'homme, sans souci d'articuler son
discours sur le mode d'être au monde de cet être agissant, souffrant
et changeant, au discours scientifique. Peut-être est-il difficile de
demander à tous les philosophes d'aujourd'hui de se faire savants ou
spécialistes, mais les besoins de la culture contemporaine nous
incitent fortement à apporter une participation indispensable aux
recherches interdisciplinaires où philosophes, savants et penseurs ont
à collaborer. Les études philosophiques sur l'homme et la nature ont
besoin de la contribution des scientifiques pour faire avancer notre
connaissance commune, particulièrement, sur le sujet de
l'individuation changeante de l'être humain.
Lieux conflictuels pour
l'identification de l'identité de l'individu
Deux lieux conflictuels sont à cet
égard à considérer en vue d'une vraie confrontation entre l'approche
objective -naturaliste- et l'approche réflexive philosophique d'une
anthropologie que nous pouvons appeler métaphysique à la suite de
Fides et ratio. Ces deux lieux problématiques sont : le domaine
des neurosciences et celui des sciences biologiques.
Je me bornerai à esquisser dans les
deux cas les conditions d'une articulation raisonnée des deux discours
sur l'homme.
Au plan des neurosciences, on attend
du scientifique qu'il cherche, au niveau du cortex cérébral, la
corrélation entre des structures observables et des fonctions dont ces
structures sont la base, le support ou la matière nerveuse, comme on
voudra l'appeler. Le scientifique n'observe que des changements
quantitatifs et qualitatifs, des hiérarchies toujours plus complexes
de phénomènes observables ; mais le sens de la fonction correspondant
à la structure n'est compris que par le sujet parlant qui dit qu'il
perçoit, qu'il imagine, qu'il se souvient, qu'il promet. Ces
déclarations verbales, jointes à des signes de comportement que
l'homme partage pour une grande part avec les animaux supérieurs,
viennent s'inscrire dans un type de discours où on ne parle pas de
neurones, de synapses, etc., mais d'impressions, d'intentions, de
dispositions, de désirs, d'idées, de projets, etc.
Nous trouvons un certain dualisme
sémantique, si l'on peut dire, qui ne préjuge pas de la nature
unitaire absolue de l'individu humain. Un corollaire important de ce
dualisme sémantique consiste en ceci qu'il est parlé différemment du
corps, du même corps dans ces deux discours : il y a le corps objet
dont le cerveau est la partie directrice avec sa merveilleuse
architecture, et le corps propre, c'est-à-dire ce corps qui est le
seul à être mon corps, qui m'appartient, que je meus, qui souffre ; et
il y a mes organes, mes yeux « avec » lesquels je vois, mes mains
« avec » lesquelles je prends. Et c'est sur ce corps propre que
s'édifie toute l'architecture de mes pouvoirs et de mes non pouvoirs :
pouvoir dire, agir, raconter, s'imputer à soi-même ses propres actions
comme en étant le véritable auteur.
Se pose alors la question du rapport
entre les deux discours, celui du neurobiologiste et celui du
philosophe phénoménologue et ensuite métaphysique. Et c'est ici que
les discours se croisent sans jamais se dissoudre l'un dans l'autre.
Le savant et le philosophe peuvent se mettre d'accord pour appeler le
corps objet (et sa merveille, le cerveau), le « cela sans quoi nous ne
penserions pas, ne déciderions pas ». Le scientifique peut continuer à
professer une espèce de physicisme de méthode qui lui permet de
travailler sans scrupule métaphysique : le philosophe parlera alors du
cerveau en termes de condition d'exercice, de support, de substrat, de
base, de matière encéphale. Il faut l'accepter, nous n'avons pas pour
le moment de troisième discours qui saurait nous dire de quelle
manière ce corps-cerveau et mon corps vif sont un seul
et même être. Toutefois le discours de ce corps cerveau doit avoir une
certaine ouverture vers le discours de mon corps vif et vice versa,
c'est-à-dire tandis que le discours de mon corps vif me donne per
se mon expérience et réflexion philosophique, il doit contenir
indirectement ou per accidens le discours de ce corps cerveau
et vice versa.
Nous vérifions ici que nous n'avons
pas d'accès direct à l'origine radicale de l'être que nous sommes,
c'est-à-dire que nous n'avons pas une espèce d'auto transparence sur
nous-mêmes et sur notre être et à partir de celui-ci sur tout ce que
nous faisons. Notre mode d'être et notre être même attestent leur
existence dans l'exercice concret et actuel de notre vie.
Dans la pensée réaliste, Saint
Thomas indique : « on perçoit que l'on a une âme, que l'on vit et que
l'on est, parce qu'on perçoit que l'on sent, que l'on pense et que
l'on exerce d'autres œuvres de la vie comme celles-ci » i.e. « In hoc
enim aliquis percepit se animam habere, et vivere et esse, quod
percepit se sentire et intelligere et alia huiusmodi opera vitae
exercere ».5
En la perception de notre activité il y a la co-perception du
principe : « ayant perçu les actes de l'âme, on perçoit que le
principe de tels actes est en elle » i.e. « perceptis actibus animae,
percipitur inesse principium talium actum ».6
Saint Thomas nous assure que l'âme, en l'apprendre les universelles,
perçoit (percepit) que la forme intelligible est spirituelle ;
de plus, admettre que nous avons conscience du devenir même de
l'universel dans l'âme, et par là que la lumière même de
l'intelligence se révèle à nous. Celle-ci signifie affirmer d'une
façon explicite une perception propre de la réalité spirituelle de
contenu positif à partir de l'activité de notre réflexion : « Et cela,
nous le connaissons expérimentalement quand nous nous percevons dans
l'acte d'abstraire les formes universelles à partir des conditions
particulières, ce qui est rendre actuelles les intelligibles » i.e.
« Et hoc experimento cognoscimus, dum percimus nos abstrahere formas
universales a conditionibus particularibus quod est facere actu
inteligibilia ».7
Aussi l'âme est-elle cachée dans l'intimité de chacun, mais elle
atteste sa présence unitaire avec l'« agir » dont le « Je » est
principe et fin.
Toutefois, faute de ce discours
direct de l'origine, scientifiques et philosophes se borneront à
chercher un ajustement toujours plus étroit entre une neuroscience
toujours plus experte en architecture matérielle et des descriptions
phénoménologiques toujours plus près du vécu authentique.
Il s'ensuit que le discours de la
science neuronale et de la phénoménologie « décentralise » ou plutôt
« re-centralise » dans la direction d'un fond d'être, dans un temps
puissant et effectif sur lequel se profile l'action humaine à travers
ce corps objectif et mon corps vif ; ces deux traits peuvent être
également et conjointement les constituants d'une herméneutique
métaphysique du sujet humain. Une telle dialectique (de
centralité-décentralité-recentralité) vers un fond d'être, atteste que
s'il existe un être du sujet, un être de ce corps et de mon corps, en
d'autres termes, si une ontologie de l'objectivité et de la
subjectivité humaine est possible, elle est en connexion avec un fond
à partir duquel le sujet peut être considéré comme vivant et agent,
comme ce corps et mon corps, comme le même qui reste toujours dans la
multiplicité d'actions différentes et dans la permanence dans le
temps. Ici la question est un incontestable passage de ce corps, mon
corps, mon activité, au sujet vif de moi-même. C'est peut-être en fait
dans ce profond enracinement que la vie a en nous, sur ce fond d'être
comme puissance active, dans le "conatus" d'être toujours, que réside
l'exigence que ma vie doit transcender la mort de mon corps.
Les sciences biologiques
C'est dans le même esprit que
peuvent être traitées les questions qui se posent aux sciences
biologiques. La philosophie - et pas seulement elle, mais les sciences
sociales soucieuses de se démarquer de la biologie - ne se livreront
pas à un combat perdu d'avance concernant les faits les mieux établis
de la science biologique.
Pour la compréhension de
l'individualité, au plan de la biologie, on attend du scientifique
qu'il cherche au niveau cellulaire la corrélation entre la cellule
observable et son développement. Le biologiste affirme que la première
cellule souche embryonnaire, à la base de tous les êtres vivants
actuels, utilisait déjà l'acide désoxyribonucléique (souvent abrégé en
ADN), c'est-à-dire, une
macromolécule dont la structure et les propriétés chimiques
lui permettent de stocker et transmit l'information
génétique ; information qui détermine le
développement et le fonctionnement d'un organisme à partir du
code génétique inchangeable dans un même individu. On dit que l'ADN
est le support de l'hérédité ou de l'information
génétique, car il constitue le
génome des êtres vivants et se transmet en totalité ou en
partie lors des processus de
reproduction. Le biologiste, qui étudie le développement de
l'être a partir de la cellule œuf, n'observe qu'une cellule vivante
« totipotente » qui subit des changements quantitatifs et qualitatifs
induits par un code génétique donné. Bien entendu, cette structure
cellulaire résulte de l'expression d'un programme génétique complexe
(permettant notamment la synthèse d'enzymes dont on vient de voir
l'importance). Celui-ci doit être transmis, en même temps que la
structure de base, au cours des divisions cellulaires. La cellule peut
donc être considérée non seulement comme l'unité structurelle du
vivant, mais aussi comme un vecteur de gènes assurant leur
transmission au fil des générations. Ce comportement vectoriel
cellulaire que l'homme partage avec les animaux, vient s'inscrire
aussi dans un type de discours où on ne parle pas de cellule, d'acide
désoxyribonucléique, de code génétique, mais du même sujet qui possède
un principe interne de développement ou autogenèse à partir d'un acte
premier ou une puissance active capable d'arriver à une réalité
accomplie et qui est aussi le même sujet physique et biologique avec
le même code génétique pendant toute la durée de son existence, du
commencement jusqu'à la mort.
Chez l'homme il ne s'agit pas que la
cellule embryonnaire soit une sorte de mini-homme, comme dans
l'antiquité le jugeait Hippocrate (c.460-c.377 a.c.), le père de la
médecine occidentale, mais que ce génome soit une esquisse de
développement, un "programme" qui contient les informations qui font
que, progressivement, le même sujet s'organise de telle façon qu'il
donne origine, l'un après l'autre, aux différents organes qui
constitueront l'individu complet déjà présent au moment de la
naissance.
Se pose alors la question du rapport
entre le discours du biologiste et celui du philosophe. Et c'est ici
que les discours se croisent avec des interférences sans jamais perdre
cependant leur propre signification. Le biologiste et le philosophe
peuvent se mettre d'accord pour appeler l'embryon avec son code
génétique, le « cela totipotente, sans lequel nous n'aurions pas de
vie, de durée ni d'identité ».
Le biologiste parle de cellule
vectorielle de grande potentialité, totipotente (par ailleurs ce mot a
été emprunté à la philosophie aristotélicienne, c'est-à-dire de
puissance), qui a un dynamisme de développement tout en conservant
l'identité du code génétique. Le philosophe et le théologien peuvent
parler d'un même sujet qui, dès le départ, est ce qu'il est, même s'il
n'est pas développé, parce que son identité physico biologique est son
principe actif qui organise progressivement le corps complet du sujet.
Pour cette raison quand pour le biologiste il s'agit d'une cellule
souche humaine, le philosophe est lui face à une personne humaine non
développée. Ensuite le corollaire d'une vision anthropologique
interdisciplinaire qui tient compte des deux langages pour expliquer
la même réalité, est qu'une telle cellule ne peut pas être manipulée
ou instrumentalisée parce que chaque être humain est une fin en
lui-même et ne peut pas être moyen ou outil d'un autre ou pour un
autre. Elle ne peut pas l'être même si la finalité de ses expériences
peut servir à guérir différentes maladies, particulièrement
cérébrales, qui affligent l'humanité.
Quelque chose de similaire arrive à
l'autre extrémité de la vie, c'est-à-dire au moment du passage à la
mort. Le médecin qui autrefois considérait l'arrêt cardiaque définitif
comme signe de décès biologique, considère aujourd'hui l'arrêt de la
fonction cérébrale (électroencéphalogramme linéaire) comme un fait
irréversible dans la vie d'un être humain. Le cerveau ne donne plus
signe de vie, puis n'effectue plus les opérations qui peuvent être
vérifiées, ni la coordination des autres systèmes vitaux. Le
philosophe réaliste parle d'état de décès dans la mesure où le corps
n'étant plus capable de recevoir la vie de l'âme, cette dernière est
séparée du corps, de sorte que ce corps, n'étant plus informé par
l'âme, ne s'appelle plus corps mais cadavre ou équivoquement corps.
Nous pensons, par exemple, que lors d'un accident de la circulation,
quand une personne est décapitée, que la tête est séparée du corps,
évidemment elle meurt. Toutefois son coeur peut continuer à battre (et
les autres organes à fonctionner), entraîné par un mouvement qui ne
vient pas de l'âme, mais qui vient, par exemple, d'un instrument
extérieur, comme le respirateur et qui va permettre la continuation du
fonctionnement du coeur pendant le temps nécessaire à un prélèvement
pour que ces organes puissent être transplantés dans le corps d'une
autre personne qui en aurait besoin. Le neurologue déclare ainsi le
décès cérébral comme fait irréversible de la vie de l'être humain, le
philosophe et le spécialiste en théologie déclarent tous les deux le
décès biologique de la personne comme la séparation de l'âme du corps.
Les deux approches s'accordent à dire qu'il y a un état de décès du
corps dans lequel les organes peuvent continuer à avoir un certain
type d'activité. Ceci s'oppose à la conception du décès comme une
sorte de processus qui commence avec le fait irréversible et ne
s'achève qu'avec la mort de toutes les cellules du corps, même si
l'ADN peut persister dans les os des cadavres des milliers d'années.
Ce point de vue s'oppose aussi à considérer la mort comme un acte
politique qui doit être déterminé par un critère de bien commun selon
lequel un fait irréversible cérébral conduit le médecin et la famille
à décider du moment du décès selon la convenance de la majorité. Le
corollaire est alors que, dans ce domaine, deux maux doivent être
évités : d'une part, l'anticipation du décès (euthanasie) même
pour des motivations nobles et altruistes tel que le prélèvement
d'organe chez l'un pour conserver la vie d'un autre, et d'autre part,
le maintien à tout prix de la vie à travers tout type de moyens
artificiels (dysthanasia), c'est-à-dire l'acharnement
thérapeutique.
De l'identité biologique comme « mêmeté »
à l'identité spirituelle comme « ipséité »
L'on pourrait dire que jusqu'ici
nous n'avons principalement parlé que de ce que P. Ricœur, dans ses
écrits les plus récents, a appelé l'identité comme « mêmeté » (idem,
sameness, Gleichheit), considérant que chacun est
simplement « le-même ». Celle-ci suppose l'existence d'une identité du
sujet, mais elle n'est pas la plus importante, car elle appartient à
la sphère, en langage heideggérien, du Vor-handen et du
Zu-handen. Importante, par contre, est l'identité comme « ipséité »
en vertu de laquelle un est un « soi-même » (ipse, self,
selbst) qui appartient à la sphère du Dasein,
c'est-à-dire à l'existence authentique. Cette dernière identité, l'ipséité
est avant tout une « identité narrative », c'est-à-dire le résultat
d'une unité effective d'une vie complète assurée par le « caractère »,
entendu comme une certaine constance dans les dispositions, et surtout
par la fidélité à soi-même attestée par le maintien des promesses.
Cette ipséité, c'est-à-dire le « maintien de soi », est pour
Ricœur l'identité authentique personnelle.8
On pourrait ajouter que c'est
seulement avec le Christianisme qui attribue à l'homme la liberté
effective de choisir sa dernière fin, lui reconnaissant ainsi la
pleine responsabilité de ses actions, que le concept d'identité
personnelle acquiert sa dernière exigence existentielle, c'est-à-dire
la domination de l'être spirituel sur ses actes, ce que Ricœur, dans
la tradition existentialiste Kierkegaardienne, appelle l'existence
authentique. Cette doctrine avait déjà été proposée pour la première
fois par Saint Thomas : « le particulier et l'individu se rencontrent
sous un mode encore plus spécial et parfait dans les substances
raisonnables, qui ont la maîtrise de leurs actes : elles ne sont pas
simplement "agies" comme les autres, elles agissent par elles-mêmes ».9
Comme Hegel l'a observé en concluant son analyse sur l'être humain,
l'homme oriental et l'homme grec ne sont pas libres, car ils sont
sous-jacents aux lois du « destin » (έ) et de la « nécessité »
( que mêmes les dieux ne peuvent changer. La même providence
() dans la dernière philosophie grecque (stoïcienne et
néoplatonicienne) ne casse pas le cercle de la nécessité mais
uniquement exécute le programme du destin de chacun. Seul le message
du Christ a introduit dans le monde cette notion de liberté
universelle et radicale, dans le sens de noyau originaire de la
dignité de l'homme, capable de donner une identité authentique à
l'existence individuelle parce que : « l'individu comme tel a
une valeur infinie, en tant qu'il est objet et but de l'amour
de Dieu, qu'il est destiné à avoir avec Dieu en tant qu'esprit son
Rapport absolu, à voir cet esprit habiter en lui, c'est-à-dire que
l'homme est destiné en soi à la plus haute liberté ».10
L'identité humaine ne se joue pas sur le seul plan physique,
biologique et sensitif, mais par l'activité de penser et la libre
volonté, du caractère, de l'habitude et de la fidélité à soi-même et à
son propre choix, l'être humain est capable de se donner cette
identité existentielle qui authentifie sa propre vie.
Or, sur le plan
anthropologique-métaphysique doit être claire l'unité de l'être comme
exigence aussi de la philosophie analytique : No entity without
identity (Quine). Pour résoudre le problème de
l'appartenance à l'identité d'un même être vivant de fonctions aussi
différentes que les végétatives et sensitives, Aristote recourt (et
avec lui Saint Thomas) à l'analogie de l'inclusion des figures
géométriques : « l'antérieur est contenu en puissance dans ce qui lui
est consécutif, aussi bien pour les figures que pour les êtres animés
: par exemple, dans le quadrilatère est contenu le triangle ».11
Toutefois Aristote, au moins dans ce texte, n'étend pas l'analogie, en
ce qui concerne l'inclusion des fonctions végétatives et sensitives, à
la vie intellectuelle. Cette inclusion du spirituel est effectuée par
Saint Thomas en se basant sur le principe de l'unité de l'être par
l'acte. L'âme humaine « en tant qu'elle surpasse la relation au corps,
on l'appelle esprit ou substance spirituelle ».12
Si l'intellect et la volonté comme principes, c'est-à-dire comme
facultés, soit de penser soit de décider librement, sont spirituels,
est également spirituel le principe (l'âme) auquel l'intellect et la
volonté appartiennent et à partir desquels émanent ces facultés. Le
corollaire de cette réflexion, est que chaque être humain, ou bien
chaque individu singulier, comme l'a également démontré Kierkegaard
(duquel Ricœur et Heidegger s'inspirent), a une individualité qui est
son identité propre ou "je théologique" et se trouve devant Dieu, avec
la capacité absolue, capax Dei, pour le choix responsable de la
fin dernière. Intelligent et libre l'être humain libère son
identité dans l'ordre moral, c'est-à-dire émerge des forces de la
nature et des instincts des animaux, et c'est ainsi qu'en tant que
sujet spirituel il a "l'aptitude à recevoir la grâce" et c'est la
dernière émergence de l'être humain comme esprit. Ainsi « lorsqu'il
l'a reçue, il est rendu fort pour poser les actes requis ».13
On peut ainsi distinguer deux
moments dans la structure de L'identité changeante de l'individu
: l'un, initial, est constitué par la nature biologique et rationnelle
de l'être humain ; l'autre final, regarde et exprime l'exercice de
l'intelligence et de la liberté en acte comme structure opératrice de
fin et moyens, donc comme unification et coordination de valeurs dans
la construction de la vie propre. Comme dit Saint Augustin avec Saint
Paul, le premier moment est donné comme création d'un être nécessaire
à l'image de Dieu sans médiation de la liberté, le deuxième comme
recréation dans l'être de la grâce où intervient la liberté : « Celui
qui t'a créé sans toi, ne te justifiera pas sans toi. Il t'a créé sans
ta connaissance, mais il ne te justifie pas sans ta volonté » i.e. « Quia
ergo Deus fecit te sine te, non iustificat te sine te. Ergo fecit
nescientem, iustificat volentem ».14
L'individualité est pour cela la synthèse de l'aspect statique et
dynamique considérée dans la tâche de la construction de la vie
elle-même selon l'obtention de la fin choisie. Les changements et les
différences d'état auxquels nous avons fait allusion n'effacent pas
l'identité, mais celle-ci est affirmée et se réalise en elle-même y
compris à travers, contre et sur eux-mêmes.
1 Encyclopédie des
Sciences Philosophiques, § 396, trad. fr. de B. Bourgeois, Paris,
Vrin, 1988, p. 191.
2 KrV, Préface à la
seconde édition (1787).
3 Cf. Met., V, 1015 a
12 s.
4 § 83.
5 De Ver., 10, 8.
6 Ib., 10, 9.
7 S. Th., I, 79, 4.
Aussi: "L'âme humaine se connait elle-même par son acte
d'intelligence, qui es son acte propre, et révèle parfaitement sa
capacité et sa nature", i.e. "Anima humana intelligit seipsam per suum
intelligere, quod est actus proprius eius, perfecte demonstrans
virtutem eius et naturam" (Ib. I, 88, 2 ad 3).
8 P. Ricœur, Soi-même
comme un autre, Paris, du Seuil, 1990, p. 137 ss.
9 « Adduca quodam et
specialiori et perfectiori modo invenitur particulare et individuum in
substantiis rationalibus quae habent dominium sui actus et non solum
aguntur sicut alia, sed per se agunt » (S. Th., I, 29, 1).
10 Encyclopédie des
Sciences Philosophiques, § 482, ed. cit., p. 279.
11 De Anima, 3, 414 b
28-32.
12 « in quantum superexcedit
corporis proportionem, dicitur spiritus vel spiritualis substantia »
(Q. de spirit. creaturis, a. 2 ad 4).
13 De Malo, q. 2, 11.
14 Sermo 169, 11, 13;
M.L. xxxviii, 923. Aussi Saint Thomas affirme : « Deux choses en effet
sont nécessaires pour parvenir à la vie éternelle à savoir la grâce de
Dieu et la volonté de l'homme. Et, bien que Dieu ait fait l'homme sans
l'appeler à coopérer avec lui, cependant il ne le justifie pas sans sa
coopération. ‘ Celui qui t'a créé sans toi, ne te justifiera pas sans
toi ', dit saint Augustin, dans son Commentaire sur saint Jean. Dieu,
en effet, veut cette coopération de l'homme. Il dit en Zacharie (1,
3): Convertissez-vous à moi et je me convertirai à vous. Et saint Paul
écrit (1 Cor., 15, 10): ‘ C'est par la grâce de Dieu que je suis ce
que je suis, et Sa justice n'a pas été inactive en moi ' » (In Orat.
Dom.,petitio 3). Cf. notre étude La gracia como participación
de la naturaleza divina, Salamanca, 1979, p. 201ss.