Identité de l'individu en devenir

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Réflexion de Benoît XVI sur « L’identité changeante de l’individu »

La condition pour une réconciliation de l’identité

 

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Source:  http://www.zenit.org/article-17145?l=french

Réflexion de Benoît XVI sur « L’identité changeante de l’individu »


 

Texte intégral


 

 

ROME, Lundi 28 janvier 2008 (ZENIT.org) - « L'homme est toujours au-delà de ce que l'on en voit ou de ce que l'on en perçoit par l'expérience », souligne Benoît XVI, qui propose une réflexion approfondie sur la relation de la science et de la foi, de la foi et de la raison, à l'occasion d'un colloque sur « l'individu ».

Benoît XVI a reçu ce matin en audience au Vatican les participants d'un colloque sur le thème : « L'identité changeante de l'individu », organisé sous l'égide de l'Académie pontificale des Sciences et l'Académie pontificale des Sciences sociales, l'Académie des Sciences morales et politiques, l'Académie des Sciences et l'Institut Catholique de Paris.

Nous publions ci-dessous le texte intégral de son intervention.

Messieurs les Chanceliers,
Excellences,
Chers Amis Académiciens,
Mesdames et Messieurs,

C'est avec plaisir que je vous accueille au terme de votre Colloque qui s'achève ici à Rome, après s'être déroulé à l'Institut de France, à Paris, et qui fut consacré au thème «L'identité changeante de l'individu». Je remercie tout d'abord le Prince Gabriel de Broglie pour les paroles d'hommage par lesquelles il a voulu introduire notre rencontre. Je voudrais également saluer les membres de toutes les institutions sous l'égide desquelles ce Colloque a été organisé: l'Académie pontificale des Sciences et l'Académie pontificale des Sciences sociales, l'Académie des Sciences morales et politiques, l'Académie des Sciences, l'Institut Catholique de Paris. Je me réjouis que, pour la première fois, une collaboration inter-académique de cette nature ait pu s'instaurer, ouvrant la voie à de larges recherches pluridisciplinaires toujours plus fécondes.

Alors que les sciences exactes, naturelles et humaines sont parvenues à de prodigieuses avancées sur la connaissance de l'homme et de son univers, la tentation est grande de vouloir circonscrire totalement l'identité de l'être humain et de l'enfermer dans le savoir que l'on peut en avoir. Pour ne pas s'engager sur une telle voie, il importe de faire droit à la recherche anthropologique, philosophique et théologique, qui permet de faire apparaître et de maintenir en l'homme son mystère propre, car aucune science ne peut dire qui est l'homme, d'où il vient et où il va. La science de l'homme devient donc la plus nécessaire de toutes les sciences. C'est ce qu'exprimait Jean-Paul II dans l'encyclique Fides et ratio: «Un grand défi qui se présente à nous est celui de savoir accomplir le passage, aussi nécessaire qu'urgent, du phénomène au fondement. Il n'est pas possible de s'arrêter à la seule expérience; même quand celle-ci exprime et rend manifeste l'intériorité de l'homme et sa spiritualité, il faut que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement sur lesquels elle repose» (n. 83). L'homme est toujours au-delà de ce que l'on en voit ou de ce que l'on en perçoit par l'expérience. Négliger le questionnement sur l'être de l'homme conduit inévitablement à refuser de rechercher la vérité objective sur l'être dans son intégralité et, de ce fait, à ne plus être capable de reconnaître le fondement sur lequel repose la dignité de l'homme, de tout homme, depuis la période embryonnaire jusqu'à sa mort naturelle.

Au cours de votre colloque, vous avez fait l'expérience que les sciences, la philosophie et la théologie peuvent s'aider pour percevoir l'identité de l'homme, qui est toujours en devenir. À partir d'une interrogation sur le nouvel être issu de la fusion cellulaire, qui est porteur d'un patrimoine génétique nouveau et spécifique, vous avez fait apparaître des éléments essentiels du mystère de l'homme, marqué par l'altérité : être créé par Dieu, être à l'image de Dieu, être aimé fait pour aimer. En tant qu'être humain, il n'est jamais clos sur lui-même ; il est toujours porteur d'altérité et il se trouve dès son origine en interaction avec d'autres êtres humains, comme nous le révèlent de plus en plus les sciences humaines. Comment ne pas évoquer ici la merveilleuse méditation du psalmiste sur l'être humain tissé dans le secret du ventre de sa mère et en même temps connu, dans son identité et dans son mystère, de Dieu seul, qui l'aime et le protège (cf. Ps 138 [139], 1-16).

L'homme n'est pas le fruit du hasard, ni d'un faisceau de convergences, ni de déterminismes, ni d'interactions physico-chimiques; il est un être jouissant d'une liberté qui, tout en prenant en compte sa nature, transcende cette dernière et qui est le signe du mystère d'altérité qui l'habite. C'est dans cette perspective que le grand penseur Pascal disait que «l'homme passe infiniment l'homme». Cette liberté, qui est le propre de l'être-homme, fait que ce dernier peut orienter sa vie vers une fin, qu'il peut, par les actes qu'il pose, se diriger vers le bonheur auquel il est appelé pour l'éternité. Cette liberté fait apparaître que l'existence de l'homme a un sens. Dans l'exercice de son authentique liberté, la personne réalise sa vocation; elle s'accomplit; elle donne forme à son identité profonde. C'est aussi dans la mise en œuvre de sa liberté qu'elle exerce sa responsabilité propre sur ses actes. En ce sens, la dignité particulière de l'être humain est à la fois un don de Dieu et la promesse d'un avenir.

L'homme porte en lui une capacité spécifique: discerner ce qui est bon et bien. Mise en lui par le Créateur comme un sceau, la syndérèse le pousse à faire le bien. Mû par elle, l'homme est appelé à développer sa conscience par la formation et par l'exercice, pour se diriger librement dans l'existence, en se fondant sur les lois essentielles que sont la loi naturelle et la loi morale. À notre époque où le développement des sciences attire et séduit par les possibilités offertes, il importe plus que jamais d'éduquer les consciences de nos contemporains, pour que la science ne devienne pas le critère du bien, et que l'homme soit respecté comme le centre de la création et qu'il ne soit pas l'objet de manipulations idéologiques, ni de décisions arbitraires ni non plus d'abus des plus forts sur les plus faibles. Autant de dangers dont nous avons pu connaître les manifestations au cours de l'histoire humaine, et en particulier au cours du vingtième siècle.

Toute démarche scientifique doit aussi être une démarche d'amour, appelée à se mettre au service de l'homme et de l'humanité, et à apporter sa contribution à la construction de l'identité des personnes. En effet, comme je le soulignais dans l'encyclique Deus Caritas est, «l'amour comprend la totalité de l'existence dans toutes ses dimensions, y compris celle du temps... L'amour est ‘extase'», c'est-à-dire, «chemin, exode permanent allant du je enfermé sur lui-même vers sa libération dans le don de soi, et précisément vers la découverte de soi-même» (n. 6). L'amour fait sortir de soi pour découvrir et reconnaître l'autre; en ouvrant à l'altérité, il affermit aussi l'identité du sujet, car l'autre me révèle à moi-même. Tout au long de la Bible, c'est l'expérience qui, à partir d'Abraham, a été faite par de nombreux croyants. Le modèle par excellence de l'amour est le Christ. C'est dans l'acte de donner sa vie pour ses frères, de se donner totalement, que se manifeste son identité profonde et que nous avons la clé de lecture du mystère insondable de son être et de sa mission.

Confiant vos recherches à l'intercession de saint Thomas d'Aquin, que l'Église honore en ce jour et qui demeure un «authentique modèle pour ceux qui recherchent la vérité» (Fides et Ratio, n. 78), je vous assure de ma prière pour vous, pour vos familles et pour vos collaborateurs, et j'accorde à tous avec affection la Bénédiction apostolique.

© Copyright : Librairie Editrice du Vatican

[Texte original : français]

 

 

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La condition pour une réconciliation de l’identité

Par Mons. Marcelo Sánchez Sorondo

 

ROME, Mercredi 13 février 2008 (ZENIT.org) - Voici l'intervention de Mons. Marcelo Sánchez Sorondo, lors du congrès sur « L'identité changeante de l'individu » organisé à l'Institut de France - Fondation Simone et Cino del Duca - les 24-25 janvier 2008, avec l'aimable autorisation de l'auteur et des organisateurs. Les interventions de ce congrès, dont les participants ont été reçus par Benoît XVI le 28 janvier, seront publiées ultérieurement par un éditeur français.

La condition pour une réconciliation de l'identité

Mons. Marcelo Sánchez Sorondo

L'existence humaine peut être considérée de différents points de vue, sans que l'on puisse en épuiser aucun. L'un de ces points de vue consiste dans l'opposition entre l'identité de chaque individu, qui est à la fois une et multiple à cause des changements qui l'affectent selon les circonstances. L'être humain se présente constamment de manière diverse et nouvelle, il a différents facettes, comme le suggéraient déjà les Grecs avec leurs masques. Son apparence physique et son état d'esprit se modifient selon son âge. Sa physionomie est différente selon qu'il dort, se repose où qu'il travaille, quand il lutte pour atteindre un objectif, quand en fin il l'a obtenu. Son attitude varie aussi selon les différentes situations où il se trouve. Il s'ensuit que des aspects différents de son être apparaissent selon les diverses relations qu'il entretient avec les autres personnes. Parfois les différences sont si grandes que, comme certains philosophes le soutiennent, l'identité même de l'individu paraîtrait questionnable, particulièrement dans des états anormaux, comme la schizophrénie. Hegel, suivant en cela la tradition aristotélicienne, affirme toutefois que « les différences sont en tant que changements à même celui-ci, le sujet un qui persiste en elles, et en tant que moments de son développement ».1 Il établit déjà les changements anthropologiques suivants dans l'individu : le cours naturel des âges de la vie ; le rapport des sexes (Geschlechtsverhältniss); la différence entre le sommeil et l'éveil. À ceux-ci pourraient s'ajouter quelques autres, comme le loisir et le travail, la santé et la maladie, et l'événement existentiel décisif, correspondant à la naissance, c'est-à-dire la mort, et à ses états proches. Puisqu'il s'agit de différences qui concernent à la fois des aspects physiques, biologiques, neurologiques et spirituels, une pluralité de points de vue est nécessaire pour comprendre L'identité changeante de l'individu, qui pourrait être synthétisée principalement sous deux aspects : l'objectif naturaliste qui vient des sciences naturelles d'une part et celui de la connaissance de soi-même de type Héraclitien Socratique d'autre part, qui relève de la réflexion humaniste et a son ultime base en philosophie.

Le savoir sur l'homme

Il n'y a pas eu de problème majeur tant qu'une frontière n'a pas été tracée entre une nature comprise comme animée et voisine de l'âme, et une âme elle-même marqué de finalité : c'est l'époque de la physique aristotélicienne et des anthropologies naturelles comme celle de la De Anima d'Aristote.

Le problème est devenu aigu dès lors que la nature a fait l'objet d'une science fondée sur la seule observation, le calcul mathématique et l'expérimentation. C'est le sens de la révolution galiléenne et newtonienne comme l'appelle Kant.2 L'esprit humain considère ne pas avoir accès au principe de la production de la nature par elle-même ou par un autre qu'elle-même, ce que Aristote appelle la forme en tant que principe de l'activité.3 Il ne peut que recueillir les données naturelles observées dans l'espace et dans le temps, et entreprendre de « sauver les phénomènes », comme l'avait déjà suggéré Platon, en cela maître de Galilée. Ce n'est pas rien pour l'homme moderne, tant est illimité le champ de l'observable et puissante la capacité de former des hypothèses avec une formule mathématique, ainsi que d'étendre et de remplacer les modèles, de varier la modélisation, d'inventer des procédures de vérification et de falsification.

Toutefois, avec les phénomènes relatifs à l'homme, cet ascétisme de l'hypothèse, de la modélisation et de l'expérimentation est compensé par le fait que nous avons un accès partiel à la production de certains phénomènes observables, par l'expérience et l'autoréflexion philosophique, portant sur ce qu'on désigne du terme générique d'action. L'expérience et la réflexion philosophique expriment un point de convergence puisqu'ils indiquent le chemin qui conduit à la fin. L'action montre que l'homme agit en vue d'une fin et que lui-même est principe de l'action. Dans ce vaste champ d'activité, l'homme se tient pour responsable de son action. Cela signifie qu'il peut remonter des effets observables de ses actions (et de ses passions) à l'intention qui leur donne sens et parfois aux actes spirituels créateurs de finalité qui engendrent les intentions et leurs résultats observables. En conséquence l'action n'est pas donnée simplement à voir de l'extérieur, comme tous les phénomènes de cette nature dont elle fait partie, elle est donnée à comprendre à partir des expressions qui sont à la fois les effets et les signes des intentions qui leur donnent sens et des actes créateurs de sens qui parfois les produisent.

Il en résulte que la connaissance de l'identité changeante de l'individu ne se joue pas sur un seul plan, celui de l'observation, de l'explication, et de l'expérimentation ; elle se déploie à l'interface de l'observation naturelle et de la compréhension réflexive de type socratique. L'homme est à la fois un être observable, comme tout être de la nature dont il est une partie, et un être qui s'interprète lui-même (Self-interpreting being, pour parler comme Charles Taylor ; être herméneutique pour parler comme P. Ricœur). Dans ce sens l'encyclique Fides et Ratio, affirme : « il ne faut pas considérer la métaphysique comme un substitut de l'anthropologie, car c'est précisément la métaphysique qui permet de fonder le concept de la dignité de la personne en raison de sa condition spirituelle. En particulier, c'est par excellence la personne même qui atteint l'être et, par conséquent, mène une réflexion métaphysique ».4

Cette affirmation des différents niveaux objectifs de l'épistémologie et de la conscience que nous avons de nous-mêmes, pourrait offrir une réponse de réconciliation et de pacification à la question posée par le statut de l'identité changeante de l'individu humain dans le champ du savoir, si l'idéologie positiviste ne prétendait abolir la frontière entre les sciences de la nature et les sciences de l'homme et annexer les secondes aux premières.

La philosophie contemporaine, malheureusement, a répondu à ce défi par la simple juxtaposition d'une phénoménologie concrète de l'homme, sans souci d'articuler son discours sur le mode d'être au monde de cet être agissant, souffrant et changeant, au discours scientifique. Peut-être est-il difficile de demander à tous les philosophes d'aujourd'hui de se faire savants ou spécialistes, mais les besoins de la culture contemporaine nous incitent fortement à apporter une participation indispensable aux recherches interdisciplinaires où philosophes, savants et penseurs ont à collaborer. Les études philosophiques sur l'homme et la nature ont besoin de la contribution des scientifiques pour faire avancer notre connaissance commune, particulièrement, sur le sujet de l'individuation changeante de l'être humain.

Lieux conflictuels pour l'identification de l'identité de l'individu

Deux lieux conflictuels sont à cet égard à considérer en vue d'une vraie confrontation entre l'approche objective -naturaliste- et l'approche réflexive philosophique d'une anthropologie que nous pouvons appeler métaphysique à la suite de Fides et ratio. Ces deux lieux problématiques sont : le domaine des neurosciences et celui des sciences biologiques.

Je me bornerai à esquisser dans les deux cas les conditions d'une articulation raisonnée des deux discours sur l'homme.

Au plan des neurosciences, on attend du scientifique qu'il cherche, au niveau du cortex cérébral, la corrélation entre des structures observables et des fonctions dont ces structures sont la base, le support ou la matière nerveuse, comme on voudra l'appeler. Le scientifique n'observe que des changements quantitatifs et qualitatifs, des hiérarchies toujours plus complexes de phénomènes observables ; mais le sens de la fonction correspondant à la structure n'est compris que par le sujet parlant qui dit qu'il perçoit, qu'il imagine, qu'il se souvient, qu'il promet. Ces déclarations verbales, jointes à des signes de comportement que l'homme partage pour une grande part avec les animaux supérieurs, viennent s'inscrire dans un type de discours où on ne parle pas de neurones, de synapses, etc., mais d'impressions, d'intentions, de dispositions, de désirs, d'idées, de projets, etc.

Nous trouvons un certain dualisme sémantique, si l'on peut dire, qui ne préjuge pas de la nature unitaire absolue de l'individu humain. Un corollaire important de ce dualisme sémantique consiste en ceci qu'il est parlé différemment du corps, du même corps dans ces deux discours : il y a le corps objet dont le cerveau est la partie directrice avec sa merveilleuse architecture, et le corps propre, c'est-à-dire ce corps qui est le seul à être mon corps, qui m'appartient, que je meus, qui souffre ; et il y a mes organes, mes yeux « avec » lesquels je vois, mes mains « avec » lesquelles je prends. Et c'est sur ce corps propre que s'édifie toute l'architecture de mes pouvoirs et de mes non pouvoirs : pouvoir dire, agir, raconter, s'imputer à soi-même ses propres actions comme en étant le véritable auteur.

Se pose alors la question du rapport entre les deux discours, celui du neurobiologiste et celui du philosophe phénoménologue et ensuite métaphysique. Et c'est ici que les discours se croisent sans jamais se dissoudre l'un dans l'autre. Le savant et le philosophe peuvent se mettre d'accord pour appeler le corps objet (et sa merveille, le cerveau), le « cela sans quoi nous ne penserions pas, ne déciderions pas ». Le scientifique peut continuer à professer une espèce de physicisme de méthode qui lui permet de travailler sans scrupule métaphysique : le philosophe parlera alors du cerveau en termes de condition d'exercice, de support, de substrat, de base, de matière encéphale. Il faut l'accepter, nous n'avons pas pour le moment de troisième discours qui saurait nous dire de quelle manière ce corps-cerveau et mon corps vif sont un seul et même être. Toutefois le discours de ce corps cerveau doit avoir une certaine ouverture vers le discours de mon corps vif et vice versa, c'est-à-dire tandis que le discours de mon corps vif me donne per se mon expérience et réflexion philosophique, il doit contenir indirectement ou per accidens le discours de ce corps cerveau et vice versa.

Nous vérifions ici que nous n'avons pas d'accès direct à l'origine radicale de l'être que nous sommes, c'est-à-dire que nous n'avons pas une espèce d'auto transparence sur nous-mêmes et sur notre être et à partir de celui-ci sur tout ce que nous faisons. Notre mode d'être et notre être même attestent leur existence dans l'exercice concret et actuel de notre vie.

Dans la pensée réaliste, Saint Thomas indique : « on perçoit que l'on a une âme, que l'on vit et que l'on est, parce qu'on perçoit que l'on sent, que l'on pense et que l'on exerce d'autres œuvres de la vie comme celles-ci » i.e. « In hoc enim aliquis percepit se animam habere, et vivere et esse, quod percepit se sentire et intelligere et alia huiusmodi opera vitae exercere ».5 En la perception de notre activité il y a la co-perception du principe : « ayant perçu les actes de l'âme, on perçoit que le principe de tels actes est en elle » i.e. « perceptis actibus animae, percipitur inesse principium talium actum ».6 Saint Thomas nous assure que l'âme, en l'apprendre les universelles, perçoit (percepit) que la forme intelligible est spirituelle ; de plus, admettre que nous avons conscience du devenir même de l'universel dans l'âme, et par là que la lumière même de l'intelligence se révèle à nous. Celle-ci signifie affirmer d'une façon explicite une perception propre de la réalité spirituelle de contenu positif à partir de l'activité de notre réflexion : « Et cela, nous le connaissons expérimentalement quand nous nous percevons dans l'acte d'abstraire les formes universelles à partir des conditions particulières, ce qui est rendre actuelles les intelligibles » i.e. « Et hoc experimento cognoscimus, dum percimus nos abstrahere formas universales a conditionibus particularibus quod est facere actu inteligibilia ».7 Aussi l'âme est-elle cachée dans l'intimité de chacun, mais elle atteste sa présence unitaire avec l'« agir » dont le « Je » est principe et fin.

Toutefois, faute de ce discours direct de l'origine, scientifiques et philosophes se borneront à chercher un ajustement toujours plus étroit entre une neuroscience toujours plus experte en architecture matérielle et des descriptions phénoménologiques toujours plus près du vécu authentique.

Il s'ensuit que le discours de la science neuronale et de la phénoménologie « décentralise » ou plutôt  « re-centralise » dans la direction d'un fond d'être, dans un temps puissant et effectif sur lequel se profile l'action humaine à travers ce corps objectif et mon corps vif ; ces deux traits peuvent être également et conjointement les constituants d'une herméneutique métaphysique du sujet humain. Une telle dialectique (de centralité-décentralité-recentralité) vers un fond d'être, atteste que s'il existe un être du sujet, un être de ce corps et de mon corps, en d'autres termes, si une ontologie de l'objectivité et de la subjectivité humaine est possible, elle est en connexion avec un fond à partir duquel le sujet peut être considéré comme vivant et agent, comme ce corps et mon corps, comme le même qui reste toujours dans la multiplicité d'actions différentes et dans la permanence dans le temps. Ici la question est un incontestable passage de ce corps, mon corps, mon activité, au sujet vif de moi-même. C'est peut-être en fait dans ce profond enracinement que la vie a en nous, sur ce fond d'être comme puissance active, dans le "conatus" d'être toujours, que réside l'exigence que ma vie doit transcender la mort de mon corps.

Les sciences biologiques

C'est dans le même esprit que peuvent être traitées les questions qui se posent aux sciences biologiques. La philosophie - et pas seulement elle, mais les sciences sociales soucieuses de se démarquer de la biologie - ne se livreront pas à un combat perdu d'avance concernant les faits les mieux établis de la science biologique.

Pour la compréhension de l'individualité, au plan de la biologie, on attend du scientifique qu'il cherche au niveau cellulaire la corrélation entre la cellule observable et son développement. Le biologiste affirme que la première cellule souche embryonnaire, à la base de tous les êtres vivants actuels, utilisait déjà l'acide désoxyribonucléique (souvent abrégé en ADN), c'est-à-dire, une macromolécule dont la structure et les propriétés chimiques lui permettent de stocker et transmit l'information génétique ; information qui détermine le développement et le fonctionnement d'un organisme à partir du code génétique inchangeable dans un même individu. On dit que l'ADN est le support de l'hérédité ou de l'information génétique, car il constitue le génome des êtres vivants et se transmet en totalité ou en partie lors des processus de reproduction. Le biologiste, qui étudie le développement de l'être a partir de la cellule œuf, n'observe qu'une cellule vivante « totipotente » qui subit des changements quantitatifs et qualitatifs induits par un code génétique donné. Bien entendu, cette structure cellulaire résulte de l'expression d'un programme génétique complexe (permettant notamment la synthèse d'enzymes dont on vient de voir l'importance). Celui-ci doit être transmis, en même temps que la structure de base, au cours des divisions cellulaires. La cellule peut donc être considérée non seulement comme l'unité structurelle du vivant, mais aussi comme un vecteur de gènes assurant leur transmission au fil des générations. Ce comportement vectoriel cellulaire que l'homme partage avec les animaux, vient s'inscrire aussi dans un type de discours où on ne parle pas de cellule, d'acide désoxyribonucléique, de code génétique, mais du même sujet qui possède un principe interne de développement ou autogenèse à partir d'un acte premier ou une puissance active capable d'arriver à une réalité accomplie et qui est aussi le même sujet physique et biologique avec le même code génétique pendant toute la durée de son existence, du commencement jusqu'à la mort.

Chez l'homme il ne s'agit pas que la cellule embryonnaire soit une sorte de mini-homme, comme dans l'antiquité le jugeait Hippocrate (c.460-c.377 a.c.), le père de la médecine occidentale, mais que ce génome soit une esquisse de développement, un "programme" qui contient les informations qui font que, progressivement, le même sujet s'organise de telle façon qu'il donne origine, l'un après l'autre, aux différents organes qui constitueront l'individu complet déjà présent au moment de la naissance.

Se pose alors la question du rapport entre le discours du biologiste et celui du philosophe. Et c'est ici que les discours se croisent avec des interférences sans jamais perdre cependant leur propre signification. Le biologiste et le philosophe peuvent se mettre d'accord pour appeler l'embryon avec son code génétique, le « cela totipotente, sans lequel nous n'aurions pas de vie, de durée ni d'identité ».

Le biologiste parle de cellule vectorielle de grande potentialité, totipotente (par ailleurs ce mot a été emprunté à la philosophie aristotélicienne, c'est-à-dire de puissance), qui a un dynamisme de développement tout en conservant l'identité du code génétique. Le philosophe et le théologien peuvent parler d'un même sujet qui, dès le départ, est ce qu'il est, même s'il n'est pas développé, parce que son identité physico biologique est son principe actif qui organise progressivement le corps complet du sujet. Pour cette raison quand pour le biologiste il s'agit d'une cellule souche humaine, le philosophe est lui face à une personne humaine non développée. Ensuite le corollaire d'une vision anthropologique interdisciplinaire qui tient compte des deux langages pour expliquer la même réalité, est qu'une telle cellule ne peut pas être manipulée ou instrumentalisée parce que chaque être humain est une fin en lui-même et ne peut pas être moyen ou outil d'un autre ou pour un autre. Elle ne peut pas l'être même si la finalité de ses expériences peut servir à guérir différentes maladies, particulièrement cérébrales, qui affligent l'humanité.

Quelque chose de similaire arrive à l'autre extrémité de la vie, c'est-à-dire au moment du passage à la mort. Le médecin qui autrefois considérait l'arrêt cardiaque définitif comme signe de décès biologique, considère aujourd'hui l'arrêt de la fonction cérébrale (électroencéphalogramme linéaire) comme un fait irréversible dans la vie d'un être humain. Le cerveau ne donne plus signe de vie, puis n'effectue plus les opérations qui peuvent être vérifiées, ni la coordination des autres systèmes vitaux. Le philosophe réaliste parle d'état de décès dans la mesure où le corps n'étant plus capable de recevoir la vie de l'âme, cette dernière est séparée du corps, de sorte que ce corps, n'étant plus informé par l'âme, ne s'appelle plus corps mais cadavre ou équivoquement corps. Nous pensons, par exemple, que lors d'un accident de la circulation, quand une personne est décapitée, que la tête est séparée du corps, évidemment elle meurt. Toutefois son coeur peut continuer à battre (et les autres organes à fonctionner), entraîné par un mouvement qui ne vient pas de l'âme, mais qui vient, par exemple, d'un instrument extérieur, comme le respirateur et qui va permettre la continuation du fonctionnement du coeur pendant le temps nécessaire à un prélèvement pour que ces organes puissent être transplantés dans le corps d'une autre personne qui en aurait besoin. Le neurologue déclare ainsi le décès cérébral comme fait irréversible de la vie de l'être humain, le philosophe et le spécialiste en théologie déclarent tous les deux le décès biologique de la personne comme la séparation de l'âme du corps. Les deux approches s'accordent à dire qu'il y a un état de décès du corps dans lequel les organes peuvent continuer à avoir un certain type d'activité. Ceci s'oppose à la conception du décès comme une sorte de processus qui commence avec le fait irréversible et ne s'achève qu'avec la mort de toutes les cellules du corps, même si l'ADN peut persister dans les os des cadavres des milliers d'années. Ce point de vue s'oppose aussi à considérer la mort comme un acte politique qui doit être déterminé par un critère de bien commun selon lequel un fait irréversible cérébral conduit le médecin et la famille à décider du moment du décès selon la convenance de la majorité. Le corollaire est alors que, dans ce domaine, deux maux doivent être évités : d'une part, l'anticipation du décès (euthanasie) même pour des motivations nobles et altruistes tel que le prélèvement d'organe chez l'un pour conserver la vie d'un autre, et d'autre part, le maintien à tout prix de la vie à travers tout type de moyens artificiels (dysthanasia), c'est-à-dire l'acharnement thérapeutique.

De l'identité biologique comme « mêmeté » à l'identité spirituelle comme « ipséité »

L'on pourrait dire que jusqu'ici nous n'avons principalement parlé que de ce que P. Ricœur, dans ses écrits les plus récents, a appelé l'identité comme « mêmeté » (idem, sameness, Gleichheit), considérant que chacun est simplement « le-même ». Celle-ci suppose l'existence d'une identité du sujet, mais elle n'est pas la plus importante, car elle appartient à la sphère, en langage heideggérien, du Vor-handen et du Zu-handen. Importante, par contre, est l'identité comme « ipséité » en vertu de laquelle un est un « soi-même » (ipse, self, selbst) qui appartient à la sphère du Dasein, c'est-à-dire à l'existence authentique. Cette dernière identité, l'ipséité est avant tout une « identité narrative », c'est-à-dire le résultat d'une unité effective d'une vie complète assurée par le « caractère », entendu comme une certaine constance dans les dispositions, et surtout par la fidélité à soi-même attestée par le maintien des promesses. Cette ipséité, c'est-à-dire le « maintien de soi », est pour Ricœur l'identité authentique personnelle.8

On pourrait ajouter que c'est seulement avec le Christianisme qui attribue à l'homme la liberté effective de choisir sa dernière fin, lui reconnaissant ainsi la pleine responsabilité de ses actions, que le concept d'identité personnelle acquiert sa dernière exigence existentielle, c'est-à-dire la domination de l'être spirituel sur ses actes, ce que Ricœur, dans la tradition existentialiste Kierkegaardienne, appelle l'existence authentique. Cette doctrine avait déjà été proposée pour la première fois par Saint Thomas : « le particulier et l'individu se rencontrent sous un mode encore plus spécial et parfait dans les substances raisonnables, qui ont la maîtrise de leurs actes : elles ne sont pas simplement "agies" comme les autres, elles agissent par elles-mêmes ».9 Comme Hegel l'a observé en concluant son analyse sur l'être humain, l'homme oriental et l'homme grec ne sont pas libres, car ils sont sous-jacents aux lois du « destin » (έ) et de la « nécessité » ( que mêmes les dieux ne peuvent changer. La même providence () dans la dernière philosophie grecque (stoïcienne et néoplatonicienne) ne casse pas le cercle de la nécessité mais uniquement exécute le programme du destin de chacun. Seul le message du Christ a introduit dans le monde cette notion de liberté universelle et radicale, dans le sens de noyau originaire de la dignité de l'homme, capable de donner une identité authentique à l'existence individuelle parce que : « l'individu comme tel a une valeur infinie, en tant qu'il est objet et but de l'amour de Dieu, qu'il est destiné à avoir avec Dieu en tant qu'esprit son Rapport absolu, à voir cet esprit habiter en lui, c'est-à-dire que l'homme est destiné en soi à la plus haute liberté ».10 L'identité humaine ne se joue pas sur le seul plan physique, biologique et sensitif, mais par l'activité de penser et la libre volonté, du caractère, de l'habitude et de la fidélité à soi-même et à son propre choix, l'être humain est capable de se donner cette identité existentielle qui authentifie sa propre vie.

Or, sur le plan anthropologique-métaphysique doit être claire l'unité de l'être comme exigence aussi de la philosophie analytique : No entity without identity (Quine). Pour résoudre le problème de l'appartenance à l'identité d'un même être vivant de fonctions aussi différentes que les végétatives et sensitives, Aristote recourt (et avec lui Saint Thomas) à l'analogie de l'inclusion des figures géométriques : « l'antérieur est contenu en puissance dans ce qui lui est consécutif, aussi bien pour les figures que pour les êtres animés : par exemple, dans le quadrilatère est contenu le triangle ».11 Toutefois Aristote, au moins dans ce texte, n'étend pas l'analogie, en ce qui concerne l'inclusion des fonctions végétatives et sensitives, à la vie intellectuelle. Cette inclusion du spirituel est effectuée par Saint Thomas en se basant sur le principe de l'unité de l'être par l'acte. L'âme humaine « en tant qu'elle surpasse la relation au corps, on l'appelle esprit ou substance spirituelle ».12 Si l'intellect et la volonté comme principes, c'est-à-dire comme facultés, soit de penser soit de décider librement, sont spirituels, est également spirituel le principe (l'âme) auquel l'intellect et la volonté appartiennent et à partir desquels émanent ces facultés. Le corollaire de cette réflexion, est que chaque être humain, ou bien chaque individu singulier, comme l'a également démontré Kierkegaard (duquel Ricœur et Heidegger s'inspirent), a une individualité qui est son identité propre ou "je théologique" et se trouve devant Dieu, avec la capacité absolue, capax Dei, pour le choix responsable de la fin dernière. Intelligent et libre l'être humain libère son identité dans l'ordre moral, c'est-à-dire émerge des forces de la nature et des instincts des animaux, et c'est ainsi qu'en tant que sujet spirituel il a "l'aptitude à recevoir la grâce" et c'est la dernière émergence de l'être humain comme esprit. Ainsi « lorsqu'il l'a reçue, il est rendu fort pour poser les actes requis ».13

On peut ainsi distinguer deux moments dans la structure de L'identité changeante de l'individu : l'un, initial, est constitué par la nature biologique et rationnelle de l'être humain ; l'autre final, regarde et exprime l'exercice de l'intelligence et de la liberté en acte comme structure opératrice de fin et moyens, donc comme unification et coordination de valeurs dans la construction de la vie propre. Comme dit Saint Augustin avec Saint Paul, le premier moment est donné comme création d'un être nécessaire à l'image de Dieu sans médiation de la liberté, le deuxième comme recréation dans l'être de la grâce où intervient la liberté : « Celui qui t'a créé sans toi, ne te justifiera pas sans toi. Il t'a créé sans ta connaissance, mais il ne te justifie pas sans ta volonté » i.e. « Quia ergo Deus fecit te sine te, non iustificat te sine te. Ergo fecit nescientem, iustificat volentem ».14 L'individualité est pour cela la synthèse de l'aspect statique et dynamique considérée dans la tâche de la construction de la vie elle-même selon l'obtention de la fin choisie. Les changements et les différences d'état auxquels nous avons fait allusion n'effacent pas l'identité, mais celle-ci est affirmée et se réalise en elle-même y compris à travers, contre et sur eux-mêmes.

1 Encyclopédie des Sciences Philosophiques, § 396, trad. fr. de B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 191.

2 KrV, Préface à la seconde édition (1787).

3 Cf. Met., V, 1015 a 12 s.

4 § 83.

5 De Ver., 10, 8.

6 Ib., 10, 9.

7 S. Th., I, 79, 4. Aussi: "L'âme humaine se connait elle-même par son acte d'intelligence, qui es son acte propre, et révèle parfaitement sa capacité et sa nature", i.e. "Anima humana intelligit seipsam per suum intelligere, quod est actus proprius eius, perfecte demonstrans virtutem eius et naturam" (Ib. I, 88, 2 ad 3).

8 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, du Seuil, 1990, p. 137 ss.

9 « Adduca quodam et specialiori et perfectiori modo invenitur particulare et individuum in substantiis rationalibus quae habent dominium sui actus et non solum aguntur sicut alia, sed per se agunt » (S. Th., I, 29, 1).

10 Encyclopédie des Sciences Philosophiques, § 482, ed. cit., p. 279.

11 De Anima, 3, 414 b 28-32.

12 « in quantum superexcedit corporis proportionem, dicitur spiritus vel spiritualis substantia » (Q. de spirit. creaturis, a. 2 ad 4).

13 De Malo, q. 2, 11.

14 Sermo 169, 11, 13; M.L. xxxviii, 923. Aussi Saint Thomas affirme : « Deux choses en effet sont nécessaires pour parvenir à la vie éternelle à savoir la grâce de Dieu et la volonté de l'homme. Et, bien que Dieu ait fait l'homme sans l'appeler à coopérer avec lui, cependant il ne le justifie pas sans sa coopération. ‘ Celui qui t'a créé sans toi, ne te justifiera pas sans toi ', dit saint Augustin, dans son Commentaire sur saint Jean. Dieu, en effet, veut cette coopération de l'homme. Il dit en Zacharie (1, 3): Convertissez-vous à moi et je me convertirai à vous. Et saint Paul écrit (1 Cor., 15, 10): ‘ C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et Sa justice n'a pas été inactive en moi ' » (In Orat. Dom.,petitio 3). Cf. notre étude La gracia como participación de la naturaleza divina, Salamanca, 1979, p. 201ss.

 

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