« Aimer est un acte, être aimé
est un accident, car il est possible d’être aimé sans le savoir,
mais non d’aimer sans le savoir. L’amitié, c’est aimer plutôt
qu’être aimé[1]. »
Qu’est-ce qu’un acte ? Ou mieux,
qu’est-ce qu’être en acte (energein) ? C’est exercer ses
facultés, actualiser ses pouvoirs. L’architecte en puissance possède son
art, même s’il dort, mais il n’est vraiment architecte qu’au moment où
il construit. C’est alors qu’il se sait construisant et, si tout se
passe bien, qu’il a plaisir à construire.
Mais l’activité de l’architecte est
tournée vers le dehors, sa fin est son œuvre, la maison qu’il construit.
Or, il existe des activités qui sont à elles-mêmes leur propre fin. Ce
sont les plus parfaites : vivre, sentir, penser, jouer de la flûte[2].
Jouer de la flûte n’a d’autre fin que jouer, plus précisément de bien
jouer, d’atteindre son excellence propre, sa vertu. Vivre n’a d’autre
fin que bien vivre, d’atteindre cette plénitude, cette suffisance à soi
qu’est le bonheur. De même, l’amitié est une activité qui n’a d’autre
fin qu’aimer[3].
Et c’est pourquoi aimer, c’est se réjouir[4].
On objectera qu’aimer, c’est aussi souffrir. Aristote répond que si la
mère aime son enfant plus que ne l’aime le père, c’est à raison même des
souffrances qu’il lui a coûtées pour le mettre au monde[5].
L’enfant, c’est son acte et tout acte, en tant qu’acte, ne va pas sans
joie. C’est parce que l’amitié est à elle-même sa fin qu’elle est
gratuité. On n’aime pas son ami parce qu’il est utile ou plaisant, on
l’aime pour lui-même : parce que c’était lui, parce que c’était moi.
Telle est l’amitié par excellence,
l’amitié première. Il en est d’autres, fondées sur l’utilité et le
plaisir. On aime son médecin non pour lui-même, mais pour la santé,
comme d’autres aiment pour le plaisir qu’ils tirent de l’objet aimé. Ce
sont aussi des amitiés, mais, comme l’être, l’amitié se dit en plusieurs
sens. Il n’y a pas une essence unique de l’amitié, mais un sens
primordial et souverain auquel se réfèrent les autres. Les amitiés
fondées sur l’utilité et le plaisir sont des amitiés par ressemblance ou
analogie et elles sont instables comme le sont nos intérêts et nos
passions[6].
De tout ceci découle une conséquence
capitale. Le grec a deux mots pour dire l’amour : philia et
erôs. Dans le Banquet, Socrate soutient que l’erôs, amitié ou
amour, prend sa source dans un manque. Qui aime, aime ce dont il est
dépourvu : richesse, beauté, sagesse, immortalité. Si aucun dieu ne
philosophe, c’est qu’on n’aime pas la sagesse quand on la possède[7].
Dans le langage d’Aristote, c’est l’être en puissance qui désire l’être
en acte et si le monde se meut, c’est comme porté par l’érôs, le désir
de Dieu, acte pur et vie immobile qui meut comme objet d’amour,
hôs erômenon[8].
Ce qui est divin, c’est d’être aimé, non d’aimer. On ne comprend bien ce
qu’est l’amitié humaine selon Aristote, la
philia,
que si, abandonnant toute référence à Dieu et à l’érôs, on la
pense comme un acte plein, qui en un certain sens, se suffit à lui-même
et accomplit l’humain dans sa plus haute perfection, l’amitié de deux
hommes vertueux.
Qu’est-ce qu’aimer d’amitié, au sens
de l’amitié première entre amis vertueux ? À quelles marques la
reconnaît-on ordinairement, étant entendu qu’une seule de ces marques
est suffisante[9] ?
1. Souhaiter et faire du bien à
quelqu’un pour lui-même et non en vue d’autre chose, exercer la
bienfaisance à son égard.
2. Souhaiter à quelqu’un d’exister et
de vivre. Pour lui-même et non comme des esclaves souhaitent la santé à
leur maître de peur que la maladie n’aigrisse son caractère. Pour
lui-même, comme une mère accepte de se séparer de son enfant, de le
confier à une nourrice s’il y va de la santé du nouveau-né.
3. Vivre avec lui et partager ses
goûts. L’amitié, c’est le choix libre de vivre ensemble et c’est ce
choix qui fonde la communauté politique, la cité[10].
4. Se réjouir avec lui, souffrir avec
lui, comme une mère avec son enfant. L’amour maternel est un paradigme
de l’amitié pour Aristote.
On notera que les marques 3 et 4
renvoient au paradigme de la communauté — koinônia — et de l’être
avec. Aristote se plaît à former des néologismes avec le préfixe « sun » :
vivre avec, faire avec de la philosophie, de la théorie, de la
gymnastique, des parties de chasse ou de jeu de dés, des banquets, des
fêtes, énumération inépuisable de toutes les variantes de l’agir avec[11].
Ceci va permettre à Aristote d’avancer
une double thèse :
1. Ces marques de la véritable amitié
se retrouvent par excellence et primordialement dans l’amitié de l’homme
vertueux à l’égard de lui-même.
2. C’est à partir de cette relation
primordiale à soi-même que les marques de l’amitié vont s’étendre, se
transférer à la relation à autrui, d’ego à l’alter
ego (hétéros
ou allos autos)[12].
La première thèse semble paradoxale :
si aimer et être aimé s’opposent comme activité et passivité, comment un
seul et même être peut-il en même temps agir et pâtir à l’égard de
lui-même[13] ?
Platon avait trouvé la solution à cette aporie : l’homme est double ou
triple[14].
Aristote en retient une dualité interne entre l’intellect et le désir,
entre la partie rationnelle et la partie irrationnelle en nous. C’est
pourquoi l’homme, et l’homme seul, peut être ami ou ennemi de lui-même.
Le cheval ignore cette dualité interne, il ne peut être en désaccord
avec lui-même, n’étant que désir irrationnel. Pas davantage l’enfant
avant l’âge de raison. Or, l’intellect est par excellence notre être
même. Donc, être ami de soi-même, c’est se souhaiter du bien à soi-même,
en vue de soi-même et non d’autre chose (marque 1) et donc agir
uniquement en vue de son intellect.
L’amitié de l’homme vertueux à l’égard
de lui-même présente tous les caractères de l’amitié parfaite. A
contrario, la vie du méchant ou de l’homme déréglé, en désaccord
avec eux-mêmes, est ballottée perpétuellement entre raison et désirs. À
la limite apparaît la haine de soi qui pousse l’homme à se détruire[15].
Haïr, c’est souhaiter que l’autre cesse d’exister.
Il reste à écarter une objection : la
thèse ne fait-elle pas de l’homme vertueux un parfait égoïste ? Aristote
expose l’aporie, le problème. Que faut-il aimer avant tout, soi-même ou
quelqu’un d’autre ? La solution consiste à exposer les arguments de part
et d’autre, à déterminer leur part de vérité, puis à conclure[16].
D’un côté, on blâme l’égoïsme — la
philautia. Le méchant n’agit que dans son propre intérêt, alors que
l’homme de bien agit noblement et fait passer l’intérêt de son ami avant
le sien propre.
D’un autre côté, on pense que chacun
est à lui-même son meilleur ami et doit s’aimer lui-même par-dessus
tout.
Le différend provient de ce qu’on
désigne du même nom d’égoïsme deux choses opposées. On a raison de
blâmer celui qui, obéissant à la partie irrationnelle de lui-même,
s’attribue la plus large part des biens et des plaisirs du corps. Mais
celui qui se complaît dans l’intellect, dans cette partie qui est
véritablement lui-même, est à la fois parfait égoïste et parfait ami.
Qui se sacrifie pour son ami a choisi la meilleure part, la conduite la
plus noble. Il n’y a pas lieu d’opposer égoïsme et altruisme, il y a
seulement un égoïsme vil et un égoïsme noble qui n’ont en commun que le
nom, par une homonymie cachée.
Conclusion : c’est un devoir pour
l’homme vertueux de s’aimer lui-même.
Nous sommes maintenant à même de
comprendre la thèse fondamentale. « L’homme vertueux est avec son ami
dans une relation semblable à celle qu’il entretient avec lui-même, car
son ami est un autre lui-même… C’est en partant de cette relation de soi
à soi que tous les sentiments qui constituent l’amitié se sont ensuite
étendus aux autres[17]. »
Il y a à la fois ressemblance — sans
identité — entre deux relations et extension de l’une à l’autre.
La similitude est celle de l’original
à la copie : « à peu de chose près »,
paraplèsiös[18],
ce qui maintient la primauté de la relation de soi à soi.
L’extension se fait « en partant de »
qui traduit la préposition apo, parfois remplacée par ek.
Pour en préciser le sens, on peut se référer à un passage où Aristote
écrit que les parents chérissent leur enfant comme étant quelque chose
d’eux-mêmes, en raison de cette étroite communauté entre le principe
d’existence (littéralement : le « ce en partant de quoi », to
ap’ou) et l’être engendré, car ce qui procède d’un être (to
ex autou)
appartient en propre à l’être qui en est le principe (tô aph’ou).
Ainsi les parents aiment leurs enfants comme eux-mêmes, car les êtres
qui procèdent d’eux (ta ex autôn) sont comme d’autres eux-mêmes,
autres du fait qu’ils sont séparés (tô kechôristhai)[19].
De manière analogue, l’amour qu’on a pour son ami procède de l’amour de
soi par une sorte d’engendrement, de production. L’alter ego
est quelque chose de moi-même, autre du fait qu’il est séparé. Cette
séparation préserve l’altérité de l’autre et sa pleine liberté dans le
choix réciproque.
Si l’on ne maintient pas cette
irréductible altérité, on risque de se méprendre sur le sens de la
séparation. Dans Le Banquet, le poète Aristophane veut dévoiler
par un mythe le secret de l’erôs. A l’origine, l’être humain était un,
avant d’être séparé, sectionné en deux moitiés qui, depuis lors ,
cherchent à se réunir. « C’est depuis ce temps lointain qu’au cœur des
hommes est implanté l’amour, l’erôs qui tend de deux à ne faire
qu’un seul, rassemblant ainsi notre nature première[20]. »
Erôs n’est qu’un autre nom de la nostalgie de l’Un : guérir la blessure
de la séparation. Mais, dit Aristote dans la
Politique[21],
« c’est comme si d’une symphonie on voulait faire un unisson. » L’unité
absolue supprime l’amitié qui est communauté, unité plurielle. C’est
l’irréductible altérité qui rend possible le « vivre avec » chaleureux
de deux libertés, cette intensification réciproque du penser et de
l’agir[22].
Avoir besoin d’amis, cela va de soi
pour les amitiés fondées sur l’intérêt ou le plaisir : le besoin vient
de ce qu’on ne se suffit pas à soi. Mais qu’en est-il de l’homme qui se
suffit à soi parce qu’il est parfaitement heureux ? La réponse met en
jeu la nature même de l’amitié, si elle est un besoin qui n’apparaît
dans sa pureté, sa radicalité que lorsque tous les autres besoins sont
satisfaits[23].
Aristote commence par un examen
dialectique des opinions. Certains soutiennent que l’homme parfaitement
heureux se suffit à soi et n’a pas besoin d’amis. La solitude sied au
sage.
Ceci va à l’encontre de l’opinion
commune. Avoir des amis passe pour le plus grand des biens. Qui voudrait
posséder tous les biens du monde pour en jouir seul, sans pouvoir
répandre ses bienfaits sur ses amis ? Si l’homme est un animal
politique, vivre solitaire, c’est vouloir vivre comme un dieu parmi les
hommes.
Le sage répondra qu’il imite Dieu.
Dieu possède tous les biens, il n’a besoin de rien d’extérieur à lui
pour l’aider ou le divertir. Sa seule activité est de se contempler
lui-même.
Mais raisonner ainsi, c’est confondre
l’autarcie humaine avec l’autarcie divine. Peut-on se contempler et se
connaître soi-même quand on reste solitaire ? Nul homme n’échappe au
piège des passions et de la complaisance envers soi-même qui faussent le
jugement. Pour se voir, il faut se regarder dans un miroir et pour se
connaître, il faut se contempler dans un autre soi-même. Donc, on a
besoin d’un ami.
Ces arguments ne sont pas faux,
Aristote les reprendra dans sa Politique[24],
mais ils ne vont pas jusqu’à la nature des choses. Il faut remonter à la
cause de ce besoin qui fait qu’on ne peut être soi sans un autre soi.
Or, la cause, c’est, dans un syllogisme, le moyen terme qui explique
pourquoi, dans la conclusion, le prédicat appartient au sujet. Pourquoi
un ami vertueux est-il naturellement désirable pour l’homme heureux et
vertueux ?
Dans la chaîne de syllogismes que
déroule Aristote, il faut trouver la thèse qui sert de moyen central, la
cause souveraine.
1. En quoi consiste le bonheur de
l’homme vertueux, c’est-à-dire le vrai bonheur, car l’homme vertueux est
mesure, référence sûre ? La réponse comporte une progression.
La vie humaine est capacité, puissance
de sentir et de penser.
Or, la puissance renvoie à l’acte et
l’activité parfaite est, par surcroît, plaisir.
Mais il n’y a pas d’activité sans
conscience de cette activité. Sentir, penser, vivre heureux, c’est avoir
conscience qu’on sent, qu’on pense, qu’on vit heureux et cette
conscience aussi est plaisir.
2. Or, voici le pivot : l’homme
vertueux est à l’égard de lui-même comme il est à l’égard de son ami,
car un ami est un autre soi-même.
3. Si l’existence de l’homme vertueux
est désirable pour lui, celle de son ami l’est tout autant.
Sa propre existence est désirable par
la conscience qui l’accompagne et il en est ainsi pour lui de
l’existence et de la conscience de son ami.
Il est donc nécessaire à son bonheur
d’être en communauté de conscience avec son ami (littéralement : être
conscient avec, sunaisthanesthai),ce qui exige qu’il vive
avec lui en communauté d’entretiens et de pensée.
4.Conclusion : l’homme heureux et
vertueux a besoin d’amis qui lui ressemblent
Le moi est trop étroit pour lui-même,
il a besoin de cette activation réciproque, de cet être en acte ensemble
ou plutôt à tour de rôle qu’est l’amitié.
J’ai voulu montrer, un peu brièvement
peut-être, que la théorie aristotélicienne de l’amitié forme un système
cohérent. On peut la considérer, avec la théorie de la justice, comme le
fondement de la Politique, science souveraine du Bien proprement humain[25].
Pour conclure sur une note plus
conviviale, je vous invite à écouter ce qu’il en est de ce Souverain
Bien pour l’homme[26].
« Le bien parfait semble se suffire à
lui-même. Et, par ce qui se suffit à soi-même, nous entendons non pas ce
qui suffit à un seul homme menant une vie solitaire, mais aussi à ses
parents, ses enfants, sa femme, ses amis et ses concitoyens en général,
puisque l’homme est par nature un être politique. Mais à cette
énumération il faut apporter quelque limite, car si on l’étend aux
grands-parents, aux descendants et aux amis de nos amis, on ira à
l’infini. »
C’est pourquoi, moi aussi, j’en
resterai là.
Marcel Lamy
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