En avril dernier, ayant publié dans Présent un article sur
l’ouvrage de Timothy W. Ryback, Dans la bibliothèque
privée de Hitler, ainsi que sur celui
d’Antoine Vitkine, Mein Kampf, histoire d’un livre, j’avais reçu
quelque temps plus tard un coup de fil d’un de nos lecteurs alsaciens,
dont le père, engagé dans l’armée allemande, était mort sur le front de
l’Est. Mon correspondant s’intéressait d’autant plus à cette période
qu’il avait vécu enfant durant dix ans avec sa mère en Allemagne : de
1939 à 1950. Pas la période la plus rose ! Mon article l’avait
intéressé, mais il me reprochait de ne pas avoir assez souligné la part
de l’occultisme dans la formation intellectuelle d’Adolf Hitler. Sujet
d’ailleurs controversé. En décembre dernier nouveau téléphonage : mon
correspondant m’annonçait qu’il serait de passage à Paris la semaine
suivante. Nous déjeunâmes donc dans une petite pizzeria de mon quartier,
entre Pigalle et Blanche. Nous aurions pu aussi y dîner puisque notre
conversation se prolongea tout un après-midi. Au moment de nous quitter,
notre lecteur alsacien m’offrit deux livres qu’il avait apportés dans sa
sacoche : Les Racines occultistes du nazisme (Editions Pardès,
1989) et un ouvrage plus récent : Hitler et les sociétés secrètes,
de Philippe Valode, aux Editions du Nouveau Monde. « Pour prolonger
notre conversation », me dit-il. Evidemment, je les ai lus.
Attentivement.
Levons d’emblée toute ambiguïté sur le mot
nationalisme. Si le nationalisme français est basé sur la défense
intransigeante de l’indépendance de notre pays, et de tout ce que nous
devons à son passé, défense des hommes, de leur œuvre au fil des
siècles, de leur art, de leur pensée, défense d’un patrimoine commun,
d’un héritage à conserver, à enrichir et à transmettre, le nationalisme
allemand fut d’emblée, rappelons-le, un nationalitarisme, botté
et casqué, avec des objectifs de conquête territoriale. Bismarck ne
proclamait-il pas, peu avant d’envahir la France : « Ce n’est pas par
des discours et des votes à la majorité que les grandes questions de
notre époque seront résolues, comme on le croyait en 1848, mais par le
fer et le sang. » Tout un programme, dont les échos guerriers dureront
jusqu’en 1945.
Né au début des années 1800, à la suite des guerres
napoléoniennes, le nationalisme allemand s’est vite confondu avec le
pangermanisme, doctrine qui fit d’emblée de la race sa pierre angulaire.
Une explication historique à cela. Les Allemands étaient un peuple sans
unité politique depuis la Réforme, lorsque le Saint Empire romain
germanique fut divisé en une multitude de petits Etats indépendants. En
1911, dans le livre de référence des pangermanistes modernes, La plus
grande Allemagne, Otto Richard Tannenberg écrit : « Quelle situation
pitoyable que la nôtre, si l’on considère que pas moins de 25 millions
d’Allemands, c’est-à-dire 28 pour cent de la race, vivent au-delà de
limites de l’empire allemand ! » Le nationalisme
germanique avait donc pour objectif primordial de réunir par-dessus les
frontières l’ensemble d’un peuple issu de la même ethnie et partageant
la même langue. Rassembler dans un Etat des hommes et des femmes d’un
même sang. Une doctrine qui tire sa substance de penseurs comme Fichte
(1762-1814) : « Un peuple, c’est l’ensemble des peuples qui vivent en
commun à travers les âges et se perpétuent entre eux sans adultération,
physiquement et moralement, selon des lois particulières au
développement du divin. » Ou Hegel (1770-1831) : « L’erreur la plus
fatale pour un peuple est d’abandonner ses caractères biologiques. (…)
L’Allemagne proprement dite s’est gardée pure de tout mélange, sauf sur
sa frontière méridionale et occidentale où la bande de territoire en
bordure du Danube et du Rhin fut soumise aux Romains. La région entre
l’Elbe et le Rhin est restée absolument indigène. » Le pangermanisme va
donc proclamer la supériorité de la race allemande, culturellement et
historiquement. Et c’est notamment parmi la population germanophone
vivant en Autriche – celle-ci se trouvant depuis 1867 englobée dans
l’empire austro-hongrois – que va s’exacerber cette doctrine, sous
l’appellation Völkisch (nationalisme culturel travaillant à
l’éveil de la conscience nationale). Les germanophones d’Autriche
supportent mal de se retrouver à l’intérieur d’un empire multiethnique,
dominés par des Tchèques, des Slovaques et des Hongrois. Un empire en
proie à « l’anarchie slave ».
Guido von List et l’aryanisme
C’est chez ces Allemands d’Autriche floués par
l’Histoire que le pangermanisme va devenir le plus virulent. L’écrivain
viennois Guido von List (1848-1919), auteur d’ouvrages romanesques sur
fond de néopaganisme germanique – Le secret des runes,
L’ésotérisme de la religion des Germains, Le passage du wotanisme au
christianisme, Les rites des Germano-Aryens –, va s’ériger en
théoricien d’une doctrine millénariste très brumeuse : l’aryanisme.
« Dans ses livres et ses conférences, List invitait les vrais Allemands
à conserver les restes du merveilleux Etat théocratique de leurs
ancêtres aryo-germaniques. Etat gouverné sagement par des prêtres-rois
et des initiés gnostiques et dont les traces étaient clairement
discernables, selon lui, dans le folklore, le paysage et les sites
archéologiques de son pays. » Ses lecteurs, même ceux qui ne croyaient
pas à ses fariboles, le considéraient « comme un vieux patriarche barbu
dont le regard clairvoyant avait su mettre en pleine lumière le glorieux
passé aryen et germanique de l’Autriche en le débarrassant des scories
déposées par les influences étrangères et la civilisation chrétienne ».
Guido von List est violemment anticatholique. Ce chantre des vieilles
légendes germaniques (comme Richard Wagner) soutenait que « le judaïsme
et le christianisme avaient corrompu l’ancienne et authentique
religion ». List va aussi être le premier à amalgamer l’idéologie
völkisch avec le théosophisme de l’aventurière germano-russe Helena
Blavatsky. A cette dernière, il empruntera le rôle occulte des
Templiers, la lutte manichéenne entre les races des seigneurs
(c’est-à-dire les Aryo-Germains) et les races d’esclaves (les non-Aryens),
ainsi que le thème du continent polaire disparu, terre originelle des
Aryens. Ainsi, ajoutant des utopies maléfiques à ses rêvasseries
chimériques, List va-t-il apporter sa pierre tout à la fois à
l’occultisme et au pangermanisme, propageant chez quelques initiés « une
croyance semi-religieuse en une race de demi-dieux aryens, croyance
aussi en la nécessité d’exterminer les êtres inférieurs afin de réaliser
un merveilleux monde à venir, où pendant mille ans, les Allemands
domineront la terre entière ».
Dans le milieu du XIXe siècle, l’occultisme est à la
mode dans beaucoup de sociétés européennes. Et tout particulièrement en
Allemagne et en Autriche, où toute une classe moyenne, profondément
enracinée dans de vieilles traditions, subissait les métamorphoses
brutales et souvent néfastes de l’industrialisation. D’où un substrat
d’angoisses et de rancœurs favorable à de telles divagations. A ces gens
désemparés, List offrait un fatras doctrinal délirant mais sécurisant
dans lequel il combinait religions exotiques, mythologie, ésotérisme,
alchimie, ordres militaires et religieux, liant le tout avec des rites
empruntés aux Rose-Croix et à la franc-maçonnerie. Si invraisemblable
que soit cette fantasmagorie, elle avait la vertu de mettre un présent
décevant et anxiogène en rapport avec un passé lointain mythique, même
si ces mythes dévoyés relevaient surtout de la mystification. Les
Allemands ont d’ailleurs toujours eu une propension à l’ésotérisme : au
XIXe siècle les Rose-Croix comptaient parmi leurs membres le roi
Frédéric-Guillaume II et son Premier ministre, Johann Christoph von
Wöllner. « Pour List, la race héroïque des Aryo-Germains devait être
dispensée de tous les travaux réservés à la classe ouvrière et de toutes
les tâches dégradantes afin de pouvoir régner sans conteste sur les
peuples non aryens réduits à l’état d’esclaves. » Nous ne sommes pas
loin de la politique étrangère mise en œuvre trente-cinq ans plus tard
par le IIIe Reich.
Jörg Lanz von Liebenfels et l’Ordre du Nouveau Temple
Le disciple de List le plus radical est sans conteste
un autre Viennois, Jörg Lanz von Liebenfels (1874-1954) donc de
vingt-six ans son cadet, moine cistercien défroqué, qui professait que
la race « aryenne » descendait « d’entités divines interstellaires ».
Chez Lanz le mythe du Graal est réinterprété comme la quête du sang pur
des Aryens. « En mêlant des conceptions racistes aux écritures, aux
apocryphes, aux découvertes archéologiques et à l’anthropologie, il
élabora une sorte de doctrine du bien auquel il assimila les races
aryennes et les races noires, mongoloïdes et méditerranéoïdes à celui du
mal (la race aryenne étant caractérisée, selon les sociaux darwinistes
(…) par les yeux bleus et les cheveux blonds). C’est en transformant ces
idées et préjugés en doctrine gnostique que Lanz apporta une
contribution originale à l’idéologie raciste. Selon cette doctrine, les
Aryens étaient les défenseurs de l’ordre, tandis que les races à peau
foncée étaient les agents du chaos. » Manipulant comme son inspirateur
les espérances millénaristes, Lanz annonce la résurrection de la gnose
sexo-raciste selon laquelle « les Aryens retrouveront, par la sélection,
leur pureté raciale et donc leurs pouvoirs divins qui leur permettront
d’établir un Etat aryen mondial ».
Jörg Lanz von Liebenfels trouva vite de riches
sponsors parmi la bourgeoisie viennoise. Leurs dons lui permirent
d’acquérir un château médiéval, Burg Werfenstein, « perché sur un
escarpement rocheux dominant le Danube ». Dans ce nid d’aigle
romantique, qu’il fit restaurer, Lanz créa sa propre secte, l’Ordre du
Nouveau Temple (ONT) sur le modèle des ordres
de chevalerie qu’il admirait tant. Certes, il est question des
Templiers, mais aussi du culte d’Odin, des Rose-Croix, des Illuminés de
Bavière. « Ce Ordre du Nouveau Temple prêche la pureté raciale : seuls
des hommes blonds aux yeux bleus peuvent y être admis. Et encore faut-il
qu’ils s’engagent à épouser leur semblable au féminin ! Il exhorte aussi
à la violence, à la haine de l’Eglise et à celle des juifs. »
Pour propager les idées de l’ONT,
Lanz von Liebenfels crée une revue, Ostara, (tirée parfois à cent
mille exemplaires) dont le credo peut se résumer ainsi : « La religion
des Aryens avait été fondée sur une connaissance ésotérique ; un complot
satanique avait occulté cette religion, mais sa résurrection était
imminente et elle allait permettre la renaissance d’une élite aryenne… »
A longueur de pages, Lanz rappelait que « l’histoire raciale est la clef
de la compréhension de la politique » et que « toute laideur et tout mal
proviennent du métissage ». Les temps étaient arrivés : « Il fallait
mettre un terme à l’influence sans cesse croissante des races
inférieures sur le vieux continent et dans ses colonies. » Il fallait
les « exterminer ». Lanz fulmine contre la compassion des chrétiens pour
les faibles et les inférieurs… Parmi ses lecteurs assidus, entre 1910
et 1913, Ostara (nom d’une déesse germanique) compta un jeune
homme fiévreux, intéressé par ces idées, même s’il n’adhérait pas
totalement à leur religiosité : Adolf Hitler.
Rudolf von Sebottendorff et la société Thulé
Des idées qu’il retrouverait six ans plus tard par le
truchement de la société de Thulé. Une loge plus ou moins dissidente de
l’ONT, fondée durant la Première Guerre
mondiale par Rudolf von Sebottendorff, sorte d’aventurier cosmopolite
féru d’occultisme, ayant, dans sa jeunesse, beaucoup bourlingué. Né dans
un milieu d’ouvriers prussiens, il sera plus tard, au cours de ses
pérégrinations, adopté par un vieil aristocrate allemand vivant en
Turquie, qui l’initiera à la franc-maçonnerie orientale. Sous la férule
de ce baron par adoption, la société de Thulé continue de prôner les
fondamentaux de l’ONT : l’antisémitisme, le paganisme et le racisme.
« Son symbole, la croix de Wotan, divinité prégermanique, n’est pas sans
rappeler la croix gammée. Le salut de Thulé “Heil und Sieg”
(salut et victoire) sera repris par Hitler qui le transformera en “Sieg
Heil”. » Thulé répercute la doctrine abstruse de Guido von List et
de Jörg Lanz von Liebenfels. « L’idéologie de l’Ordre était fondée sur
la croyance en l’existence de surhommes et d’une race humaine
supérieure : les Aryens qui auraient vu le jour dans l’hypothétique
Hyperborée. L’un de ses textes de référence s’appelait Les Protocoles
des sages de Sion. » A noter que Thulé est le nom que Pythéas
« avait donné à la terre la plus septentrionale qu’il avait découverte
vers 300 av. J.-C. ». La plus éloignée des patries « méditerranéoïdes »
porteuses de chaos… Sebottendorff exhortait les membres de sa secte
nordique à combattre « jusqu’à ce que le svastika s’élève
victorieusement dans l’obscurité glacée ». Après la défaite de
l’Allemagne (celle de 1918), Sebottendorff se distingua toutefois
« comme un organisateur important de la réaction nationaliste au
gouvernement Eisner et à la République communiste qui lui succéda à
Munich ». Sept membres de Thulé furent d’ailleurs massacrés par les
rouges. Parmi eux, quatre aristocrates titrés, dont le prince Gustav von
Thurn und Taxis et la comtesse Heila von Westarp. Sebottendorff agit sur
le plan militaire en favorisant la formation d’un corps franc, Oberland,
dirigé par Ernst Röhm, futur chef des SA, et qui participa à la
libération de Munich. Puis dans le domaine journalistique il créa le
Völkischer Beobachter, futur organe du mouvement nazi, dont le
rédacteur en chef sera à partir de 1923 Alfred Rosenberg, le philosophe
semi-officiel du national-socialisme. Sur le plan politique,
Sebottendorff contribua à mettre sur pied un parti, susceptible
d’attirer des prolétaires, le Parti ouvrier allemand, par le biais de
trois membres de Thulé ou proches d’elle : Anton Drexler, Karl Harrer et
Gottfried Feder.
Quand le soldat Adolf Hitler, embauché par l’armée
comme inspecteur de renseignements se rend en septembre 1919, sur ordre
de son supérieur, à une réunion de ce minuscule groupuscule, il le
trouve de prime abord dérisoire et sans grand intérêt. Il va toutefois y
adhérer parce qu’il s’est aperçu que derrière cet embryon de parti il y
a Thulé. Et que cette société paramaçonnique recèle dans ses rangs
nombre de notables, susceptibles de l’aider. Il y trouvera effectivement
son premier mentor : l’écrivain antisémite, premier rédacteur en chef du
Völkischer Beobachter, Dietrich Eckart (1868-1923). C’est lui qui
introduisit le jeune chef de parti auprès de milieux riches et
influents. Peu avant de mourir, Eckart confia à Karl Haushofer et Alfred
Rosenberg : « Suivez Hitler ; il danse, mais c’est moi qui ai écrit la
musique. Surtout ne me regrettez pas : j’aurai influencé l’histoire plus
qu’un autre Allemand. » Sebottendorff affirmera lui-même plus tard, en
1934, « avoir semé ce que le Führer avait fait lever ». Le second mentor
d’Adolf Hitler, (qui fut aussi celui de Rudolf Hess) sera Paul
Haushofer, plus jeune général de la Grande Guerre et grand géopoliticien
d’Allemagne. Passionné d’ésotérisme (il appartenait à tout un
enchevêtrement de sociétés occultes), il était aussi l’un des principaux
animateurs de Thulé.
Parmi les premiers compagnons de Hitler, les plus
éminents et ceux de sa garde rapprochée étaient donc tous affiliés à
Thulé : Rudolf Hess bien sûr qui, féru de magie et d’astrologie, se
prétendait « spirite d’origine égyptienne ». Mais aussi Henrich Himmler,
Alfred Rosenberg, Ernst Röhm, Julius Streicher, Hermann Esser, Hans
Franck ; plus quelques autres. Et même, un peu plus tard, Hermann
Göring…
Bien sûr, très vite, l’autocrate Hitler prendra ses
distances avec Thulé. Pas question pour lui de partager son pouvoir. Ce
ne semble pas être le cas de certains membres de son entourage : Hess,
Himmler, Haushofer. L’aura intellectuelle de Thulé dans lequel est né le
national-socialisme se développera donc avec lui, créant cette mystique
de religiosité païenne qui se voulait annonciatrice du surhomme. L’Ordre
noir des SS, sous l’impulsion d’Himmler, en sera en quelque sorte le
bras séculier exterminateur. Quand Hitler écrit dans Mein Kampf :
« Ce qui n’est pas de bonne race dans ce monde ne vaut rien », il fait
écho à toutes les doctrines aryosophistes qui, de List à Thulé en
passant par l’Ordre du Nouveau Temple de Liebenfels, ont cheminé de
façon souterraine durant cinquante ans avant de jaillir dans le chaos
germanique de l’après-défaite. Des doctrines basées sur un mysticisme
dévoyé exaltant jusqu’à l’absurde la défense du sang pur, prétendant
préparer l’avènement de la « race des seigneurs » et d’un tout aussi
hypothétique âge d’or, vieilles lunes des penseurs et écrivains
ésotériques et autres légendes initiatiques venues du monde barbare. En
1934, Hitler confiera à un proche : « Je travaille au marteau, et
m’emploie à détacher tout ce qui peut être débile ou vermoulu… Nous
ferons croître une jeunesse devant laquelle le monde tremblera, une
jeunesse violente, impérieuse, intrépide, cruelle. »
Selon un historien anglais, Thulé comptait aussi des
adeptes du satanisme dans ses rangs. De toute façon, Lucifer rôde
toujours plus ou moins dans les parages de l’occultisme. En s’incarnant
dans un mouvement politique dont Hitler aura été le médium, ces idées
ténébreuses ont gangrené et corrompu le nationalisme allemand de manière
apocalyptique !
JEAN COCHET