Un certain nombre des victimes du massacre du
26 mars 1962 à Alger viennent d‘être déclarées « Morts pour la
France » par la puissance publique ou ce qui en tient lieu. Cette
décision, bien tardive – plus de 47 ans après les événements –,
répond à une demande déjà ancienne de certaines familles. Celles-ci,
toujours sous le terrible choc psychologique dû à la mort innocente
d’un être bien-aimé, ont cherché avec une inflexible détermination à
faire aboutir leur demande afin qu‘à la mort physique ne vienne pas
s’ajouter la mort mémorielle. Louable souhait, estimable demande,
malheureusement sans rapport avec le fond du problème : c’est-à-dire
avec la reconnaissance qui s’imposerait de l‘écrasante
responsabilité de l’autorité publique de l‘époque dans ce massacre
monstrueux.
Si le 26 mars ces personnes sont mortes pour la
France, comment les choses sont-elles arrivées ? Elles n’ont pas
succombé au cours d’essais thérapeutiques dans le cadre d’une
recherche pour sauver notre pays d’une pandémie dévastatrice. Ce
n‘étaient pas des sauveteurs brûlés à mort en tentant d‘éviter
l’explosion d’une centrale nucléaire mettant en péril toute une
région française. Ces personnes ne sont pas mortes d’un accident
cardiaque en chantant à pleine voix La Marseillaise, sur le
parvis de la Grande Poste.
Non ! Toutes ont été tuées par des balles
françaises dans un guet-apens innommable où toute la chaîne du
pouvoir était complice et définitivement compromise : De Gaulle,
Fouché, Gros, Capodano, De Mendit et jusqu’au modeste lieutenant qui
commandait la section du 4e RT, l’arme du crime collectif. La
manifestation, sur laquelle se sont déchaînés leurs fusils-mitrailleurs,
ne mettait pourtant pas en danger l’ordre public. Ces milliers
d’hommes, d’enfants, de femmes et de vieillards ne préparaient pas
un putsch contre les autorités légales. Aucun n‘était armé si ce
n’est spirituellement pour solliciter qu’on levât le ghetto
meurtrier qui, depuis trois jours, s‘était abattu sur Bab-el-Oued :
aucun des 80 morts et des 200 blessés ne portait de
pistolet-mitrailleur ou le moindre revolver et la brutalité du feu
ne leur avait pas laissé le loisir d’aller cacher une telle arme.
Aucun ne mettait en péril les infâmes et prétendus accords signés à
Evian le 18 mars 1962. Aucun chef de l’OAS
– réel ou imaginaire – ne comptait se servir de ce misérable
troupeau pour s’emparer du pouvoir à Alger.
Non ! Ces personnes ont été frappées par les
rafales de balles des fusils-mitrailleurs, dans un guet-apens comme
l’Histoire de France n’en offre sans doute que très peu d’exemples.
J’ai décrit, par ailleurs, comment l’armée française – instrument du
crime – laissait venir les cortèges en provenance des quartiers
périphériques algérois pour « alimenter » la manifestation jusqu‘à
une masse critique, grâce à laquelle le massacre atteindrait l’effet
psychologique recherché sur toute la population de la région
algéroise. J’ai aussi évoqué le fait que la manifestation eût pu
être dispersée – à l’instar de ce qui s’est passé tant de fois – par
la projection de quelques grenades lacrymogènes depuis des
hélicoptères dont les hélices résonnaient tous les jours dans le
ciel d’Alger. L’holocauste, ainsi minutieusement préparé, ne l‘était
pas pour la France, la Grande France, pour ces départements
d’Algérie dont il fallait au contraire hâter l’agonie. Ces sacrifiés
n‘étaient donc même pas morts pour la France. Ils n‘étaient même pas
morts pour rien. Ces malheureux sont morts comme un instrument de
chair et de sang au service de la politique d’abandon dont, 47 ans
plus tard, la France n’a pas fini de payer le prix.
La stratégie du pouvoir gaulliste, inhumaine,
criminelle, a payé. Les Français de la région algéroise ont été les
premiers à comprendre la leçon : l’armée française n‘était plus là
pour les défendre. Elle avait basculé dans le camp de l’ennemi. Elle
serait désormais la complice infiniment active du
FLN pour leur faire endurer le pire. L’exode a commencé à
Alger dans les jours suivants. Le temps pour beaucoup de faire une
valise pour éviter le cercueil…
Quoi qu’il en soit, par cette récente décision –
évidemment uniquement électoraliste à l’approche des régionales – la
puissance publique actuelle se met dans la position d’avoir à
répondre à une question capitale, que nous serons évidemment les
seuls à poser. Si ces hommes sont morts pour la France, alors en
vérité ceux qui les ont tués, non point seulement les jeunes
indigènes du 4e RT mais toute la chaîne du pouvoir rappelée
ci-dessus, de civils et de militaires, ont été des ennemis de la
France. Si ces 80 morts n‘étaient pas de dangereux activistes, s’ils
méritent le titre de « Mort pour la France », en vérité on ne
saurait considérer leurs meurtriers comme des amis de la France sous
peine de plonger dans la plus grande confusion mentale. J’entendais
ces jours-ci un gaulliste, apparemment inguérissable, blanchir De
Gaulle des drames survenus en Algérie après le 19 mars, tels que le
massacre des harkis, les milliers de disparus, etc. : De Gaulle et
la France n’y sont pour rien, disait-il ; c’est le
FLN qui n’a pas tenu sa parole. Phénomène
hautement imprévisible n’est-ce pas ? Et contre lequel la France n’a
pas levé le petit doigt. Alors que les accords d’Evian précisaient
explicitement que le maintien de l’ordre restait de notre
responsabilité jusqu’au jour de l’Indépendance. Au sujet du massacre
du 26 mars au moins, le FLN ne peut être
mis en cause. Les assassins, les instigateurs du carnage sont de
bons Français dont j’ai rappelé les noms ci-dessus de De Gaule au
modeste lieutenant de la section assassine. Répétons que, sauf
incohérence totale, si les assassinés de De Gaulle sont « morts pour
la France », alors ce personnage s’est conduit en ennemi de la
France. Dans ces conditions, il serait légitime que le prochain
train de « Mort de la France » place, au premier rang, le colonel
Jean-Bastien Thiry.
GEORGES DILLINGER